La fleur de l’âge

Les voyageurs ont rejoint la plaine. Elle continue à tanguer, comme une mer houleuse, noire et poreuse, figée dans son ancien élan. Mouch se déchausse et presse les plantes de ses pieds nus sur les coulées d’obsidienne. Elle promène son regard sur les immenses rochers qui les observent, fantassins aux aguets, puis ferme les yeux. Elle se laisse imprégner de l’énergie pensante qui coule sous terre. Benali l’observe avec inquiétude. Il se méfie de cette force qui vous fossilise si vous n’êtes pas vigilant. Il a essayé, il y a bien longtemps. Une bouffée d’intelligence vous assaillait et vous astiquait proprement le cerveau, le monde devenait plus clair, l’esprit plus lucide, mais ça vous donnait la migraine et c’était dangereux. Mouch se dégage gentiment de l’emprise, lui adresse un sourire radieux et remet ses bottes tout en expliquant:

— J’ai besoin de reprendre forces mentales, tu comprends. Eux, fit-elle, en signalant les autres qui marchaient loin en avant, ils sont tout le temps là-haut, mais moi je dois profiter quand je peux.

— Quel âge as-tu, Mouch ?

— J’ai 33 ans. Et toi ?

— 45. Quand es-tu venue à Peau-Lisse ?

— Il y a bien longtemps, j’étais jeune fille.

— Pourquoi ?

— Je cherchais livres. Ici, j’étais sûre de trouver.

Ils enfourchent leurs hipparions et pressent l’allure.

— Maintenant, je suis contente de grossir bibliothèque avec contes que je recueille.

— C’est ça qui te retient là-haut ?

— Oui, et lac, étoiles, air. Et, rigolades. On s’amuse bien à Peau-Lisse. Et puis, j’aime silence. Il donne envie d’étudier. Je reste aussi à cause d’Ariane. C’est un beau endroit pour vivre, mieux que brouillard de ta mare.

— Bel endroit, on dit bel, murmure Benali automatiquement. Mais Mouch est sur sa lancée.

— Vie plus facile aussi. Faut pas tout le temps compliquer son temps à marchander, discuter, batailler pour tout. On partage.

— Facile ? Tu trouves que la vie est facile là-haut ? On se gèle les fesses parfois, on se donne un mal fou pour se nourrir, on se creuse les méninges à longueur de journée, on...

— Arrête, petit bonhomme. Tu sais que vie est belle là-haut. Tu pourrais rester. Beaucoup de mes collègues veulent apprendre terrien.

— Tu étais la seule douée, je dois dire. Mais je suis comme toi, Mouch, toujours en vadrouille. Je ne peux pas m’installer à Peau-Lisse. Je ne saurais que faire de toutes ces heures que vous passez à réfléchir dans le creux des cavernes. Je n’ai pas d’objet de recherche, je n’ai pas l’âme d’un pédagogue et j’aime trop bouger.

— Tu es feu follet, p’tit bonhomme.

Le feu follet continue, imperturbable: Tu as dit que tu restais aussi à cause d’Ariane. Pourquoi ?

— Ariane est vrai mine de contes. Elle avait grand-père conteur dans son village et mère tricoteuse. Elle assure que ça explique tout. Le vieux racontait histoires à la veillée. Il traçait toujours spirale des conteurs qui s’enroule sur elle-même pendant durée du récit. Sa mère d’un long fil faisait trame, comme l’araignée. Elle aussi pris goût. Elle dit que, ainsi, de fil en aiguille, elle est arrivée à Peau-Lisse. Avec ses feuillets gribouillés de calculs, son tricot et son araignée Pénélope. Mais sa tête est encore pleine de contes.

Ils rattrapent les autres. Benali continue à dévider ses questions.

— Et Ariane, elle a quel âge ?

— Il parle d’Ariane ? interroge Yrgrave, soupçonneux, qui a reconnu le prénom dans cet horrible baragouin.

— Excuse-moi, mon vieux, répond Benali en ixien. Je veux savoir son âge.

— Mais, c’est une véritable manie, s’indigne Yrgrave. Qu'est-ce que ça peut bien te faire l’âge d’Ariane !

— Calme toi, c’est une question pertinente, coupe Mouch. Personne ne sait au juste son âge. Elle ment, la petite coquine. Mais je parie pour 77 ans.

Le petit terrien, la mine soucieuse, semble perdu dans un calcul mental compliqué.

— Et pourquoi, je vous prie, cet intérêt soudain ? raille le tavernier.

Benali répond doucement.

— Là d’où je viens, il y a beaucoup d’Arianes et de Séraphins. Puis il ajoute, dans un soupir: Mais, ils ont 100 ans.

— 100 ans ????? interrogent d’une seule voix les cinq ixiens.

— 100, confirme Benali, l’air contrit, parfois 120. C’est, ou c’était, l’espérance de vie des terriens.

— Mais tu ne me l’as jamais dit ! proteste Yrgrave.

— Tu ne me l’as jamais demandé.

Un drôle de silence plane sur le petit groupe. Un vent tiède court en rafales désordonnées. Il soulève les pans de leurs tuniques et batifole dans les cheveux de Mouch. On entend les sabots des montures heurtant le sol. Les compagnons, songeurs, laissent errer leurs pensées sur l’étendue de lave.

Yrgrave, maussade et renfrogné, insiste: — Tu aurais pu te rendre compte que les vieux ne courent pas les rues ici !

— Chez moi non plus, figure-toi, rétorque Benali. Il y en a beaucoup mais on ne les voit pas souvent. Quand ils sont trop vieux, on les parque quelque part à la campagne.

— On les parque ? Je ne comprends pas.

— On les met ensemble pour pouvoir les soigner, parce qu’ils sont malades, ils ont perdu la mémoire, ils ne peuvent plus vivre seuls.

— Ils n’ont pas des jeunes pour les aider, des parents, des amis, des voisins ?

— Non. Enfin, si, quelquefois. Mais personne ne peut vraiment s’en occuper. Il n’y a pas de place dans les maisons. Pas le temps... Moi j’aimais bien ma grand-mère. J’allais la voir dans son parc, souffle-t-il, rêveur.

— C’est singulier, chuchote Basile, singulier.

Benali n’ose toujours pas poser la question qui lui brûle les lèvres depuis quelques jours. Pourtant, il est certain que tous les esprits se concentrent sur le même problème. C’est palpable, manifeste dans tous ces regards plongés vers l’intérieur, sondant le poids et la valeur du temps. Il se décide.

— Et ici, comment ça se passe exactement ?

Les autres se regardent et semblent se concerter en silence pour céder la parole à son ami.

— Ici, murmure Yrgrave doucement, nous avons des cycles. C’est ainsi que l’on mesure la vie. Des cycles de 7 ans. Le cycle de l’éveil, celui de l’apprentissage et celui du choix nous amènent à l’âge adulte. Nous en avons quatre de plus pour faire éclore et mûrir nos graines de vie. Les ixiens, en principe, vivent sept cycles complets. Après, c’est le délai de grâce, souvent court, conclut-il, mélancolique.

— Mais alors, s’exclame le terrien consterné, toi tu

Le tavernier interrompt: — Oui, je suis en sursis. J’ai bientôt fini mon septième cycle.

— Mais, s’acharne Benali, tu es en pleine forme ! Tu ne peux pas mourir comme ça, tout d’un coup ?

Il plonge des yeux empreints de détresse dans ceux de son ami. Il est suffoqué. Pris de panique. C’est la voix de Mouch, grave, posée, qui répond avec douceur.

— Ça dépend des graines de vie, petit bonhomme. Nous vivons jusqu’à épuisement de la dernière.

— C’est quoi, ces graines ?

— Des germes. On les trouve dans le flux vital.

— Et ce flux-là, où le trouve-t-on ? demande-t-il, excédé.

— Dans le sperme des mâles et le sang des menstrues femelles, explique Mouch gentiment.

La réponse le cloue sur place.

— Je ne comprends pas, murmure-t-il, angoissé.

— C’est pourtant simple, petit terrien, déclare Sitacor. Nous vivons tant que nos hormones sexuelles gargouillent à l’intérieur. En général, sept cycles. Quand elles prennent la poudre d’escampette, nous les suivons bien sagement.

— Mais Ariane, s’insurge Benali, tu ne vas pas me dire qu’elle... Il se tait, soudain confus.

— Ariane est spéciale, assure Sitacor. Elle a enfanté dans son neuvième cycle. Un cas unique. Si Mouch a vu juste, elle accomplit et couronne maintenant son onzième cycle. Du jamais vu.

— Et Séraphin ?

— Autre anomalie. On ne comprend pas bien ce qui se passe.

— Il y a quelques exceptions. A la Clairière, il y avait, dans le temps, avant que tu arrives chez nous, une petite vieille qui avait bien 65 ans. On se disait qu’elle avait été épargnée pour une raison bien précise, mais la seule particularité qui la distinguait des autres, c’était son clafoutis de pétoncles. C’était peut-être ça sa mission exceptionnelle, mitonner au four de fabuleux clafoutis de pétoncles pour plusieurs générations.

— Mais, ces femmes, elles avaient encore du, des, euh...

— Non, répond Mouch, catégorique.

— Mais alors ?

Nouveau silence. Compact, ramassé sur lui-même. Basile le brise de sa voix claire: — Qui sait ? Les graines doivent pousser. Une lente germination jusqu’à l’éclosion, puis le temps de l’amour, de l’arrosage, de la longue maturation. Elles sont fécondées de vie, elles deviennent chair et pensées, car le flux vital charrie le concret et l’abstrait. Certaines fleurs mettent longtemps à s’épanouir. Ariane reste en vie pour voir éclore une de ses graines qui prend du retard. Et je ne parle pas de son rejeton, le petit Endrix qui se débrouille très bien comme musicien. A quinze ans, il a déjà fait son choix. Elle veille à un autre grain, conclut-il en riant.

— Il fera du bruit ce gamin, interrompt le jeune Bricole, je lui ai fabriqué pour son chelonium, une belle carapace de tortue-lyre d’avant la prohibition, un petit appareil qui fera sensation.

Le poète sourit, puis, signalant la silhouette d’une tortue qui se profile au loin, il enchaîne: — La tortue-lyre, précisément. Regardez-la mes amis. Cette antique beauté, que fait— elle de tous les cycles qu’elle accumule sur son dos ? Encore un mystère. Ah, la vie est belle, pardi, belle à ravir !

Basile chantonne. Il est heureux. Il puise dans le sachet qui pend à sa ceinture et en extrait un mince ruban de papier qu’il lance joyeusement en l’air. C’est son sac à poèmes. Sur chaque morceau de papier — de la pâte à cactus particulièrement légère - il a griffonné un vers de sa Petite Ode à la Vie. Il a enduit l’extrémité de chaque ruban d’une minuscule goutte de résine, qui l’aidera, après son envol dans le ciel, à se fixer quelque part. Quand Basile est en balade, il sème ses vers à tous vents. Benali l’a entendu disserter souvent, dans les vapeurs de xyl, sur la nécessité impérieuse de libérer la poésie de ses geôles livresques, de lui permettre de s’envoler, libre comme l’air, lui laisser le droit de s’attacher ici ou là et de consoler l’être de son choix, la poésie en action, la balade du hasard, le vers solitaire... C’est la première fois, pourtant, qu’il le voit à l’oeuvre.

La voix de Sitacor le rappelle à la conversation: — Vous survivez à vos hormones ?

— Pardon ?

— Quand vos hormones sexuelles prennent le large, vous...

— On les laisse partir et on continue tranquillement, s’empresse de répondre le terrien. Aux femmes, il leur reste à peu près la moitié de la vie à tirer. Les hommes conservent plus longtemps leurs hormones sexuelles. Mais ils y survivent aussi.

— Comme c’est bizarre !

— C’est pas possible !

— Quelle chance !

— Va savoir, moi, cette histoire de parc...

Comme les vers du poète, les paroles s’échappent dans l’air.