Monstres familiers

On ne savait plus qui avait lancé l’idée. Peut-être un des vieux rigolos ou les jeunes. Les plus petits assuraient qu’ils étaient les seuls et uniques auteurs du projet. Le fait est qu’une bande d’excités s’était attroupée devant la porte de Lotar. Celle-ci s’obstinait à rester fermée. Malgré les supplications et les protestations. La foule savait que l’économe-surveillé se cachait derrière sa porte. Ils avaient commencé par des s’il vous plaît, Lotar, s’il vous plaît. Puis le ton était monté. Nous voulons du papier, nous voulons du papier ! La porte demeurait résolument fermée. Alors, ce fut la révolte. Radin, radin ! Grippe-sou, lâche tes sous ! Lotar, avare, Lotar , avare ! Certains adultes essayaient de calmer les esprits, mais ils se dépensaient inutilement, parce que d’autres, par contre, s’étaient ralliés aux meneurs. Maître Kheu, par exemple, criait à pleins poumons, Rapiat, montre ta face de rat ! Et quand Madame Oxymore lança, furibonde, Harpagon, tourne tes gonds !, la porte tourna lentement sur les siens. L’avare apparut, blême. Le silence se fit immédiatement. Lotar les toisait du regard. L’ancien révolutionnaire, accablé d’injures, se tenait immobile dans l’embrasure de la porte. Deux yeux brûlants tranchaient sur la pâleur de son visage. L’offensé les dévisageait, l’un après l’autre, et imposait, par son maintien empli de dignité, un silence respectueux. Il leur dit d’une voix tremblante. Prenez les clefs. Videz les réserves si vous voulez. Puis il fendit la foule d’une allure noble et fière, le regard fiévreux, la tête haute. Les séditieux, vaguement mal à l’aise, le regardaient partir sans oser ouvrir la bouche. Dès qu’il disparut de leur vue, le vacarme reprit de plus belle. Nous avons du papier, nous avons du papier ! Ils couraient vers la remise, les clefs farfouillaient dans la serrure, les petits soulevaient bien haut les liasses de papier, comme des trophées. Puis ce fut la ruée vers l’atelier d’art et la frénésie du dessin.

Ils dessinaient les animaux de la mare. Le professeur Thuan leur avait remis, pour les inspirer, des photographies des plantes et des animaux qui avaient été découverts depuis leur arrivée. Mais la plupart ne s’en souciaient guère. La réalité de la planète Ixe s’estompait dans ce brouillard de plus en plus dense, et faute de pouvoir observer le nouveau monde, c’était l’ancien qu’ils projetaient pêle-mêle sur le papier, ou plutôt, un souvenir lointain, déformé par l’oubli et nourri de toutes les craintes et les espoirs de l’ancien. Ces terriens, petits et grands, dessinaient des êtres qu’ils n’avaient pas connus. La Terre, naguère si riche en espèces diverses, avait perdu presque tous ses animaux. Le vingt et unième siècle avait vu disparaître les dernières forêts et, avec elles, un gigantesque patrimoine méconnu. Il n’y avait plus d’argent pour maintenir les réserves naturelles. Les cervidés, les ours, les loups et les fauves disparurent. Puis, un étrange virus toucha les oiseaux migrateurs qui, avant de mourir décimés, l’avaient généreusement transmis à tous leurs congénères ailés et aux volailles domestiques, ainsi qu’aux chats, aux porcs et à toute une panoplie d’animaux de la ferme. Les vaches furent enfermées pendant des années, tout comme les chats et les chiens qui avaient échappé au sacrifice, protégés par leurs maîtres et les barreaux de leurs fenêtres. Ces terriens n’avaient vu, en somme, que ces quelques chats et chiens rescapés, des vaches, quelques poissons et des insectes. Mais leurs cerveaux étaient bourrés d’histoires et de légendes anciennes. Malheureusement, lors du Grand Chamboulement, plusieurs bibliothèques importantes avaient brûlé et notamment, celle qui conservait précieusement, les registres audiovisuels complets de la faune de la Terre. Presque personne ne savait quelles sonorités se cachaient derrière les verbes hennir, rugir, bêler, piailler, coasser, croasser, barrir, vagir... Les hommes de la Terre vivaient entre eux, accompagnés, en sourdine, par une armée de rats et de cafards, qui se faisaient discrets pour masquer leur nombre. Ils inventaient donc. Des têtes biscornues, des yeux globuleux, des ailes poilues, des pattes griffues. On aurait dit un bestiaire médiéval. Les plus cartésiens s’efforçaient de garder une certaine logique et respectaient les quatre pattes des mammifères terrestres, les deux ailes des oiseaux, la queue unique, mais d’autres profitaient pour donner libre cours à leur imagination et concevaient les bêtes les plus bizarres et les plus farfelues qu’aucun monde ait portées.

Il y avait beaucoup d’animaux au pelage doux et au regard limpide, qu’on avait envie d’apprivoiser. Enfermés dans leur soucoupe volante, ils avaient tous rêvé secrètement d’un chien, qui pourrait courir les chemins avec eux et deviendrait leur ami. Ces compagnons revêtaient les formes les plus ahurissantes. Il y avait aussi toutes sortes d’animaux féroces, hérissés de dents, de griffes, aux yeux cruels, ceux qu’il fallait fuir ou défier, ceux qui donnaient la mort. Il y avait tous les troupeaux d’antan, tous les disparus. Par ailleurs, on retrouvait, curieusement, les animaux fabuleux qui ne devaient leur existence qu’à l’imagination fertile des ancêtres. Mais il avaient la vie dure ! Dragons cracheurs de feu, hydres à plusieurs têtes, licornes, sirènes, aucun ne manquait à l’appel. Comment les légendes résistent-elles au temps qui passe ?

Ils firent des centaines de dessins. Ils placardèrent les couloirs. Ils fêtèrent la gigantesque exposition en invitant bruyamment tous les habitants du Vaisseau. Cette flambée de couleurs sur les murs, c’était l’explosion des sentiments longtemps refoulés, le rêve, l’amour, la colère et la peur. On célébrait dans la joie l’heureuse initiative. C’était assurément une libération, une véritable catharsis à l’ancienne.

Thuan cherchait, parmi les exemplaires, le responsable du tapage assourdissant qui se déclenchait le soir. Adèle examinait attentivement tous les dessins, à l’affût de la vie psychique des uns et des autres. Nokt se faisait expliquer, en détail, chacune des œuvres. Hiéro-le-Boss se promenait de long en large, fier comme un père: vous voyez ce qu’ils ont fait mes petits ? L’atmosphère était à la fête à l’intérieur du vaisseau, malgré la quarantaine qui les mettait en cage, malgré le brouillard qui les isolait plus encore. La vie débordait.

Lotar enfilait maintenant le couloir principal, souriant, mais toujours sombre, sans se départir de cette allure princière qu’il avait adoptée depuis qu’il avait signé sa défaite en remettant les clés de l’armoire. Les gens s’empressaient autour de lui. Ils voulaient lui demander pardon d’avoir été si grossiers, mais ne savaient trop comment s’y prendre. On lui offrait du champagne, les enfants le tiraient par la manche pour qu’il admire les dessins, le capitaine, d’un coup de coude affectueux, lui glissait, Tu as vu ce qu’ils peuvent faire, nos petits ?, Oxymore, rouge de honte, bredouillait des excuses incompréhensibles, on le pressait de questions et de sourires bienveillants, et lui, bon prince, répondait à droite et à gauche, souriait, admirait. Quand cette ardeur farcie de remords s’apaisa quelque peu, Maître Kheu, bon enfant, s’approcha, et lui souffla:

— Ne t’en fais pas Lotar, ici on pourra fabriquer du nouveau papier.

— Non, Maître Kheu, répondit-il, tranquillement.

— Et pourquoi ? semblaient dire les yeux du fin cuisinier.

— Non, mon ami, je ne permettrai pas que l’on déboise un nouveau monde pour des prétextes futiles. Si l’on doit se méfier de ma fonction, c’est parce qu’il faut tenir en bride les penchants égoïstes et frivoles de notre espèce. J’ai le douteux privilège d’être officiellement surveillé. Mais qui faut-il surveiller ? Moi ou vous ? N’oublie pas que je ne suis qu’un bouc émissaire, je porte tous les torts.

Thuan s’était rapproché, ainsi que Nokt, Oxymore et Hiéro-le-Boss. Ils l’entouraient gentiment, dans ce mouvement inconscient qui vous porte à soulager un semblable et partager le poids d’un fardeau beaucoup trop lourd. Lotar continuait:

— Vous avez vu ces dessins ? Des merveilles, sans doute. La sédition a toujours du bon. Je vous félicite. Cette fête est une réussite, non, vraiment, je suis sincère. Il fallait une échappée... toute cette tension accumulée... Mais, outre la beauté incontestable de cette manifestation artistique collective, que voyez-vous ? Observez ces dents, ces griffes, ces yeux injectés de sang, regardez bien les monstres qui nous habitent, parce que c’est bien de nous qu’il s’agit. Ils prétendaient dessiner les animaux de la mare, n’est-ce pas ? Ils ont fait mieux: ils nous ont donné un miroir pour nous regarder en face. Je noublie jamais, moi, que nous sommes des animaux. Dangereux. Nuisibles. Dominants. Ces crocs ensanglantés ne sont rien à côté des mille et un massacres de l’humanité.

Oxymore lui serrait le poignet et murmurait doucement, Lotar, s’il te plaît, Lotar, s’il te plaît. Les autres ne saisissaient pas bien ce qu’elle demandait avec tant de ferveur. L’économe- surveillé l’enlaça, elle cacha son visage et ses lunettes en écaille tout embuées dans la veste de Lotar, et se mit à sangloter. Lui continuait à la serrer dans ses bras. Elle avait l’air toute petite et frêle, le corps secoué de sanglots silencieux, qui s’étouffaient, par saccades, dans la veste.

— Madame Oxymore, reprit-il dans un murmure, je ne devrais pas vous dire cela maintenant, et je vous en demande pardon d’avance, mais quand je vous ai entendu m’insulter, vous, si posée, si bonne, mon sang n’a fait qu’un tour. C’est bien ça le problème. Je sais combien vous pèsent, à vous aussi, tous ces crimes que vous classez savamment, nous nous sommes posés les mêmes questions, comment des hommes capables de tant de beauté peuvent-ils devenir des bourreaux, comment est-ce possible, pourquoi la guerre... et pourtant, vous hurliez comme une forcenée tantôt, Oxymore, vous étiez déchaînée, vous aviez tous l’air de vouloir me lyncher. De quoi faire réfléchir, je vous assure.

Les autres tentaient de protester, Tu exagères, mon vieux, Tu ne t’es pas gêné dans le temps toi. Mais Lotar leur coupa la parole tout en caressant gentiment les cheveux de la bibliothécaire, dont les sanglots se muaient peu à peu en hoquets désordonnés.

— Ce n’est pas de votre faute. Évidemment que j’ai fait pareil dans le temps, et même pire. C’est la fichue nature humaine, j’imagine et ce besoin de recourir à la violence. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela. Trop peut-être. Parfois je deviens fou... J’en arrive à des conclusions terrifiantes: la guerre comme mal nécessaire, régulateur écologique, mécanisme de défense de notre bonne vieille Terre pour préserver d’autres enfants de la planète, mesure pour endiguer la croissance imparable de l’espèce. Et si je regarde l’effet de ces luttes dévastatrices sur nos semblables, j’en viens à des suppositions encore plus effroyables. La guerre serait-elle véritablement consubstantielle à l’espèce ? On découvre, atterré, comme elle aiguise l’esprit, comme elle pousse à la recherche, à la création, à cultiver des sentiments d’entraide, de solidarité, à trouver la force, la résistance, et comment, quand elle n’est plus là, l’homme s’ennuie, s’avachit, s’enferme dans un égoïsme sordide et refuse de croire à l’avenir. Je deviens fou, Oxymore, fou... je ne savais pas que mon cerveau pouvait engendrer de telles abominations ! Et puis, voyez-vous, mes amis, je ne suis pas sûr que ce zèle de bonne volonté qui a inspiré nos décisions depuis le Grand Chamboulement soit véritablement judicieux. Et pourtant, je l’ai tellement désiré, cet état de choses ! Abolir les Armes, surtout... mais, le mal existe, c’est évident. Ce n’est peut-être pas le bon mot, celui-ci est teinté de morale, mais il est certain qu’il existe quelque chose de potentiellement destructeur et violent dans chacun de nous. Et cette puissance cachée peut être exacerbée, manipulée par le premier tyran venu et ça provoque des catastrophes épouvantables. J’ai peur, voyez-vous, murmurait-il dans un souffle, de voir resurgir tout cela. Je ne serai même pas surpris quand la première crise se déclenchera: une confrontation entre nous, quelque chose de beaucoup plus sérieux que votre petite mutinerie de ce matin, bien entendu, mais qui se nourrit des mêmes racines. Ou l’éternelle guerre à l’ennemi extérieur, l’autre, celui qui est tout simplement différend. J’ai peur, mes amis. L’homme est le seul animal véritablement spécialisé dans l’art de la guerre. L’homme de la Terre et ceux des autres planètes, qui n’étaient pas en reste. Nous avons porté la guerre dans les étoiles, mais elle existait déjà. D’autres hommes, des êtres doués de pensée et de libre arbitre, l’avaient aussi inventée ailleurs. Suffit-il maintenant de choisir le camp de la paix ? Suffit-il d’être bon ?

Maître Kheu, dont les yeux pétillaient de tendresse, lui répondit: — On va déjà commencer par ce bout-là et on verra bien où ça nous mène. En tout cas, tant que tu seras parmi nous, nous ne risquons pas de faire des bêtises. Continue à nous surveiller, Lotar, s’il te plaît. Ça me rassure, personnellement. Même avec ces idées noires qui te trottent dans la tête. Tu es un homme bon, Lotar. Et sincère. Un oiseau rare. De toutes façons, tu sais, je n’avais aucune intention de déboiser quoi que ce soit. Je trouve des merveilles dans ma poubelle.

Il le prit à part et lui montra, en cachette, un petit objet. Son calepin, se dit Thuan, hypothèse aussitôt confirmée par le commentaire de Lotar dans le coin. C’est vraiment de l’oignon ? Puis ils rejoignirent le petit groupe et l’économe-surveillé déclara : Si c’est artisanal, ça peut se discuter, les amis, au cas par cas, ajouta-t-il en riant.

— Quand aux idées noires, Lotar, on en reparlera, conclut le vieil aveugle. Je vois, de mes propres yeux, que l’humanité se construit, petit à petit, un avenir meilleur...