LE REVEIL DU CRAPAUD

Patricia Herrero Grandgirard

Le Réveil Du Crapaud est une histoire que j'ai écrite courant 2005. J'espère que vous prendrez du plaisir à la lire. Si vous avez des questions ou des critiques, si l'histoire vous a plu ou déplu, n'hésitez pas à m'écrire.

Table des matières

  1. La mare
  2. Tête à tête
  3. La brise
  4. Leçon d’histoires
  5. La nuit
  6. Maître Kheu, fin cuisinier
  7. Douces ténèbres
  8. Les quais
  9. L’assemblée
  10. Le doute
  11. Heureux présage
  12. Peau-Lisse
  13. Cactus volcanique
  14. Le message
  15. Une araignée au plafond
  16. Les machines-à-bouffe
  17. Un petit calepin
  18. Pétrusse
  19. Les chaises musicales
  20. L'alphabet
  21. Sérénade
  22. La fleur de l'âge
  23. Pot-pourri de vers
  24. La maille aux tiques
  25. La vraie vie
  26. Nuit noire de questions
  27. La Claire Fontaine
  28. Monstres familiers
  29. Le temps s'emballe
  30. Soupe primordiale
  31. L'eau tonne
  32. Épilogue



Planète Ixe, Début de l’Eau-Tonne, An 15 après le Grand Chamboulement



La mare

Le crapaud laisse émerger un oeil tout boursouflé de pustules, entrouvre une paupière et glisse un regard indolent sur la mare verdâtre.


Rien n’a changé, semble-t-il. Elle s’étend à l’horizon, horizontale à mourir d’ennui, verte, de tous les verts possibles, ça il faut le reconnaître, vert émeraude, vert pissenlit, vert bouteille, vert chaud, froid, glacial, vert gris, vert jaune, vert frémissant, vert gluant, vert traître, vert beau, vert, quoi, vert à l’infini, vert plat.


L’estivation du crapaud, longue à souhait, a pris fin. Elle, parce que c’est une crapaude, une femelle, énorme, moussue, elle remonte des profondeurs de la vase, elle immerge lentement dans le paysage de la mare. Son sommeil a été long cette année. Normal, il fait de plus en plus chaud sur cette foutue planète. L’été, c’est carrément pourri, infesté de minuscules moustiques, méchants, énervants et puants, la vase cuit par endroits, forme des cloques visqueuses qui éclatent comme des pets. Il est vrai que parfois, l’une d’entre elles, plus hardie, s’allège et réussit, pleine de grâce, à prendre son envol dans le ciel tiède... Bref, l’estivation est indispensable à la survie des crapauds géants.


Elle glisse donc un regard sur l’étendue verdâtre. Elle s’attarde à contempler la mare. Son oeil pustuleux, seul témoin de sa présence, en arrêt, s’emplit du spectacle. La pupille s’ouvre au bonheur des couleurs, au plaisir de redécouvrir la ligne parfaite de l’horizon posée sur le monde pour en définir l’équilibre, les contraires, les compléments, le haut et le bas, le ciel et la terre, le près et le loin, le jour et son point de chute, tout cela, et bien plus encore, lui revient à l’esprit par l’entremise de l'œil solitaire, embrassant la mare de son regard avide. Bonheur placide et passionné de celle qui revient, une fois de plus, d’un long sommeil philosophique lové dans les profondeurs souterraines, les «fraîches extatiques» d’après les initiés. Bonheur pétillant de tout être qui refait surface, qui remonte à la vie.


Laissons-la donc jouir de ce réveil en toute intimité. C’est un moment précieux pour la planète. Le réveil du crapaud annonce le renouveau.


Il y a son oeil ouvert, son ombre devinée en dessous, et la mare. Eh oui, la mare, la Mare à Bout, parce qu’on n’en voit jamais le bout, dit-on. Verte. Elle n’abrite qu’une Crapaude. Comme il se doit. Les quelques spécimens restantes sont réparties dans d’autres régions humides de la planète: le Marais Sale An, le Marais Cage, le Bourbier, L’Etang Sondur, le Marigot d’Ame Azonie... J’espère ne pas en avoir oublié. J’ai la mémoire qui flanche. Bref, chaque Flaque en a une, une seule Crapaude, gardienne de l’équilibre de l’eau. Elles ont fort à faire. Comme tout le monde d’ailleurs. Enfin, ce qui reste du monde après le Cas Ta Clysme.


Propos du berger-guide au réveil du crapaud.

Tête à tête

L’éprouvette remonte à la surface. Il en est à sa quinzième récolte verdâtre. Il a largement dépassé la dose et le périmètre convenus.

Il aurait dû s’en tenir strictement à la base. Circonférence dérisoire, qui ne pouvait suffire à ses pieds trépignants, à son esprit avide d’horizon. Le brouillard aidant, il est parti un peu plus loin, au-delà des sévères limites. Ça faisait plaisir de se dérouiller les jambes, même en pataugeant dans la vase, et de respirer de l’air, du vrai, même s’il puait, de l’Air Aimable, à plein poumons. Et la volupté de laisser couler son regard à la ronde... Pour se faire éventuellement pardonner, il recueillait des échantillons un peu partout comme s’il voulait écoper la mare.

L’éprouvette remonte lentement à travers la vase. Il l’attend et fixe la nappe stagnante. Quand elle crève la surface, ils sont deux à la contempler. Une silhouette se penche sur lui. Un rayon laisse entrevoir leur reflet zigzagant à tous deux. C’est là qu’a lieu leur première rencontre, dans le miroir. Il se retourne d’un geste vif pour se retrouver face à face avec une tête aux yeux pétillants. Son cœur bondit et il laisse jaillir un torrent de paroles.

— Bonjour ! Bonjour ! Que je suis heureux de vous rencontrer ! C’est... solennel ! voilà le mot, solennel ! Vous en rendez-vous compte ? Bonjour! Rebonjour ! Vous habitez dans le coin ?

Le visage le scrute de son regard brillant. Silencieux, il l’observe. Il est vrai qu’il doit avoir une drôle d’allure, engainé dans sa combinaison bleue et coiffé de sa cloche protectrice. L’ixien a une forme nettement humanoïde, fort heureusement, même taille à peu près, genre primitif. Il est fier d’être le premier à faire cette précieuse découverte. L’occasion est trop belle ! Il parlera avec cet ixien, il sera l’ambassadeur de son peuple. D’un ton grave, rendu un peu caverneux par l’amplificateur, il poursuit.

— Je vous salue au nom de la Terre ! Puis, sur un ton plus léger: — Je vais vous expliquer ce que je fais dans ce coin perdu de l’Univers. Je vous rappelle qu’il est désormais scientifiquement établi que l’Univers a 27 coins et cette planète se trouve dans le plus reculé, le vingt-septième. J’y fais mes premiers pas. Nous avons amerri ce matin au lever du premier soleil. Je suis content car c’est la première fois que je pose les pieds sur un bout de terre depuis dix ans. J’en ai vingt. Ça fait dix ans terrestres que je me balade dans un engin spatial.

L’indigène ne le quitte pas des yeux, de ses yeux rutilants encadrés par des sourcils broussailleux. Il doit forcément s’agir d’un autochtone, présume le jeune explorateur. Qui donc se promènerait sans casque, sans protection, vêtu d’une simple tunique, pieds nus ? Comprend-il le terrien ? A tout hasard, il continue sur sa lancée.

— Dix ans à consommer de l’air en boîte, aux relents de moisi. Dix ans à préparer cette mission. Attendez, je vous explique, nous sommes venus à plusieurs. Il y a des scientifiques (matheux, astronomes, physiciens, ingénieux, bios), des psis, des logistes sociaux, des philotes, des lettrés, des artistics (une bande hétéroclite de peintres, musiciens, cinocheux, poètes, bidouilleurs et j’en oublie), des fins cuisiniers, des économes-surveillés et bien sûr des pilotes et des précepteurs. J’ai été embarqué, enfant, avec toute une ribambelle de gosses, dans un vaisseau en partance pour ce coin de l’univers. Les adultes nous ont préparés à affronter l’avenir. Moi je serai bientôt bio. Je m’appelle Tryx.

Ils se regardent, assis sur la même pierre, enveloppés de brume. Tryx sourit et lui tend une main gantée dont l’autre ne sait que faire. Légèrement dépité, le jeune bio la retire. L’ixien lui prêtait pourtant une oreille attentive. Le terrien, incapable de proférer un seul mot dans une langue étrangère, ne s’avise même pas d’essayer. Il continue donc, dans sa langue maternelle, espérant contre toute logique que cet être soit à même de le comprendre.

— Nous sommes venus ici parce que nous avions eu de graves ennuis chez nous, sur Terre. Nous avions déjà de sérieux problèmes de santé qui remontaient au siècle précédent, quand le Grand Chamboulement a tout aggravé. Ça s’est passé quand j’étais très petit, ç’était épouvantable ! On n’avait plus de maison, il pleuvait à torrents ou à verses, puis la terre tremblait, tout s’effondrait, rien ne marchait, on avait faim, les gens mouraient. Après quelque temps, certains ont commencé à s’organiser. On s’est mis à chercher, avec l’énergie du désespoir, des hommes et des femmes bons et intelligents, en général, ceux qui, avant le Grand Chamboulement ne passaient pas leur temps à extorquer les autres ni à s’abêtir devant la Boîte Scintillante. Car il avait été démontré scientifiquement que cette boîte d’apparence anodine était porteuse d’imbécillité, sous une forme particulièrement rebelle à la récupération. Elle avait été interdite.

Un gargouillement inquiétant, suivi d’un rot magistral secouent l’échevelé qui le contemple d’un air placide. Le jeune terrien poursuit son récit.

— Beaucoup de choses avaient été interdites après le Grand Chamboulement. Des choses que j’ai un peu oubliées et qui ne servaient à rien, vu qu’on a pu s’en passer: l’Argent, les Impôts, les Assurances, que sais-je encore, et d’autres qui avaient surtout servi à alimenter le G-C, l’énergie nucléaire, les cravates, le pétrole, l’esclavage, le lait en poudre, la prostitution, le fmi et toutes sortes d’autres lettres incompréhensibles, et les Armes, bien sûr, les Armes. Tout cela avait été purement et simplement interdit. A l’époque il était tout simplement interdit de ne pas interdire. Tout le monde était d’accord là-dessus.

Il fait une pause. L’autre l’observe. Tryx, conscient de monopoliser la conversation, voudrait maintenant conclure en vitesse.

— Il fallait tout reconstruire, mais autrement. Il fallait nourrir et soigner beaucoup de monde, récupérer les bribes de savoir éparpillées. Bon, je résume. Ça s’est un peu arrangé. Les gens étaient pressés de remédier au Désastre Universel. Tout le monde y mettait du sien. Comme on avait supprimé des tas de métiers inutiles, ça faisait beaucoup d’énergie. Ensemble, ils organisèrent tous les aspects de la survie, sur Terre et ailleurs, si possible. Alors voilà, les Scientifiques orchestrèrent nos missions. Plusieurs vaisseaux sont partis aux 27 coins de l’Univers, tous minutieusement préparés comme nous, les gars du vingt-septième ! Tous bourrés d’enfants nés à l’ancienne, ce qui était rare à l’époque. Nous cherchons à comprendre. A Comprendre. Tout. Ce qui s’est passé, ce que nous avions négligé avant, ce qui va se passer... enfin, comme d’habitude, une marotte de scientifique, enfin, même pas, une manie de l’être humain en général, l’irrésistible envie de comprendre. Il est universellement établi qu’on ne peut absolument pas réprimer cette pulsion, d’ailleurs bénéfique à l’évolution de l’espèce. Bref, nous sommes arrivés ce matin sur cette planète, le coin le plus reculé d’un univers tout chamboulé.

Après cette tirade révélatrice, le jeune bio de bleu vêtu coiffé d’une cloche à oxygène, comme un poisson dans son bocal, s’enquiert:

— Vous habitez dans le coin ?

L’ixien répond apparemment, puisqu’une cascade de bruits dissonants rebondit de partout comme les instruments d’un fou cherchant à s’accorder. Le vacarme est bref. Ponctué d’un rire sonore et d’un vague geste d’adieu. L’ixien s’en va. Le brouillard le happe.

Le jeune bio rebrousse chemin vers le vaisseau. Emballé, exalté, un peu penaud aussi, il se perd lui aussi dans le brouillard.

La brise

Le troisième soleil commençait à faiblir. La brise ne tarderait plus. La terre attendait ses effluves. L’air bruissait déjà doucement des milliers de frottements d’insectes impatients. Quelques oiseaux risquaient les premières notes vespérales, hésitantes, espacées. Les plantes s’apprêtaient à se dérouler, à s’élancer confusément vers le ciel, après la longue étreinte de la journée qui les ramassait toutes en boules piquantes recroquevillées sur elles-mêmes.

L’air s’est empli de toutes les rumeurs.....

La brise arrive. Le tissu du ciel est troué de fraîcheur. La plaine est transie de bonheur.

La brise traverse toute vie d’un t r e m b l e m e n t d’amour. On la voit s’éparpiller, s’effilocher dans sa course légère, joyeuse comme un rire et dense comme un regard serein. Elle se glisse partout, vous inonde, vous enivre, puis elle poursuit sa route, laissant des lambeaux accrochés dans le
c
    i       l
        e


Leçon d’histoires

— Excusez-moi, c’est bien ici la bibliothèque ? On m’a dit...

— On dit, on dit, on dit surtout des bêtises. Dans le temps, on recommandait aux gens de tenir leur bouche fermée pour qu’il n’en sorte pas tout le temps des inepties. C’est très désagréable d’entendre des sottises à longueur de journée, très désagréable.... Tu disais... Ah, oui, c’est bien la bibliothèque ici.

— On peut entrer ?

— On, je ne sais pas, ça dépend, c’est indéfini «on», ça peut faire beaucoup de gens d’un coup.

— Je suis toute seule.

— Ben, là oui, tu peux entrer. Tu vois, c’est important de bien parler. Très important. C’est parce qu’on a oublié de parler correctement qu’on a fini par tout comprendre de travers. Bon, entre. Et d’abord d’où sors tu ? Je ne t’ai jamais vue. Remarque ce n’est pas une raison pour ne pas te le demander poliment. C’est important, la politesse. Si les gens étaient polis, ils feraient moins de conneries. Mais tous ces gosses, tu comprends, ça use. Oui. Ça use, alors, parfois, les bonnes manières... comment t’appelles-tu ?

— Vent d’Halle, madame. Vous ne me connaissez pas parce que j’étais en salle d’hibernation.

— Les petits malades ? Il en reste encore ?

— Je suis la dernière. Ils ne pouvaient pas me réveiller avant d’atterrir .

Vent d’Halle se tait. Ses cheveux se dressent comme des points d’interrogation. Elle a l’air d’avoir pleuré. Madame Oxymore, bibliothécaire du Vaisseau Spatial, la regarde, derrière ses lunettes en amande.

— Quel âge as-tu ma petite Vent d’Halle ?

— Vous n’allez jamais me croire. 20 ans ! Il paraît que j’ai 20 ans ! C’est monstrueux. Monstrueux !

— Ce n’est pas du tout monstrueux, Vent d’Halle, c’est merveilleux... Mais bien sûr, tout est relatif. A quel âge as-tu été hibernée ? Mamie psi a dû te l’expliquer au réveil. Elle était là, n’est-ce pas ?

— Oui, elle était là. C’est elle qui m’a tout raconté. J’avais 13 ans quand on m’a mise en boîte.

— Alors, tu as passé combien d’années en boî... en hibernation ?

— Ben, 7, madame.

— Bon, le calcul de base a tenu, c’est bon signe. Parfois, ces longs sommeils vous détraquent d’un coup des vies entières de précepteurs, un véritable gâchis !

Oxymore jette maintenant sur Vent d’Halle, un regard attendri, empreint d’un curieux mélange d’allégresse et de peur. Elle devra lui apprendre beaucoup de choses. Elle est là pour ça, gardienne des Documents. Elle anticipe sa joie à lui faire découvrir la beauté, sa douleur à lui dévoiler les horreurs, elle pense aussi aux conflits inévitables d’une adolescence escamotée, parce qu’il y avait, comme toujours la question du Sommeil et sept ans, c’était considérable. Tout ce temps scolaire à rattraper, ce parcours nécessaire pour trouver chacun son talent, pas facile, tout ça.... Enfin, il y avait parfois des imprévus chez ces rescapés de la mort, car on n’entrait en salle d’hibernation que pour une raison grave. Maintenant, elle se réveillait le lendemain de notre arrivée sur Ixe, furieuse d’avoir 20 ans, après avoir pleuré tout son soûl dans les bras chauds de Mamie psi.

— Bon, alors, tu es venue me faire une petite visite. J’en suis bien contente. Je suis madame Oxymore, la bibliothécaire. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— On m’a dit de venir me mettre au courant.

Son regard est encore voilé. Ils se réveillent tous comme ça, les pupilles traversées par des nuages de brume. Ça s’estompe peu à peu, au fil des jours, au fil des mois parfois... Elle renifle, fait glisser son avant-bras doucement sous son nez, tout en braquant sur la bibliothécaire ses yeux lointains. Elle est petite et maigrichonne, peu développée pour son âge, gauche et farouche comme ses cheveux en bataille.

— Eh bien, ma petite, nous avons du pain sur la planche !

Vent d’Halle écarquille ses yeux, elle cherche du regard pain et planche autour d’elle. Madame Oxymore s’esclaffe.

— Du travail, ma petite Vent d’Halle, du travail devant nous. C’est une manière ancienne de parler. Dans une bibliothèque, forcément, les mots du passé vous collent à la peau. Ce n’est pas désagréable, remarque, moi j’aime bien.

Elle reste un instant pensive. Ses lunettes d’écaille en forme d’amande proclament l’attachement au passé. Plus personne n’en porte désormais. Les dysfonctionnements de la vue peuvent être corrigés par les bios. Mais Oxymore aime sa myopie. C’est le fruit de toutes ces lectures dévorées avec passion, c’est un signe personnel qui confirme sa différence, c’est aussi la joie de regarder le monde sans lunettes et plonger dans un tableau impressionniste, qu’elle dessine à sa guise.

— Bon, revenons à nos moutons !

Vent d’Halle sait très bien qu’il n’y a pas de moutons dans cette pièce. Elle attend une explication. Elle se demande si cette femme n’est pas un peu folle. Madame Oxymore s’énerve.

— Oublie, oublie ça. Écoute, nous allons nous préparer un thé bien chaud et bavarder un petit peu. On ne rattrape pas sept ans d’école buissonnière d’un seul trait, Vent d’Halle. Nous allons essayer de voir ensemble ce qui t’intéresse dans cette «mise au courant». Tu vas étudier avec les précepteurs, de toutes façons, n’est-ce pas ?

— Oh oui, ils ont prévu un programme gigantesque pour moi !

On croit voir s’empiler dans son regard voilé une montagne effroyable de livres, de calculs et d’exercices qui l’attendent. Elle ne se trompe pas, pense Madame Oxymore en lui mettant dans le creux de la main un bol de thé. Silence

— Qu’est-ce que tu aimerais savoir ? Silence

— Tu te souviens de ce que nous faisons ici, dans le Vaisseau ? La réponse surgit, automatique.

— Nous sommes les enfants du Savoir et de la Paix. Nous partons aux quatre coins du monde pour retrouver l’Equilibre après le Grand Chamboulement.

Madame Oxymore tressaille. Il y avait longtemps qu’elle n’avait entendu cette expression, les enfants du Savoir et de la Paix. Elle croyait se souvenir de la dernière fois, lors de leur départ de la Terre. Les enfants avaient préparé une chanson d’adieu, «Nous, les enfants du Savoir et de la Paix, partons le cœur joyeux découvrir la Raison». Elle avait oublié la suite. Depuis longtemps, dans le vaisseau, on ne parlait que de la Mission. Sans qualificatifs. Dommage, vraiment dommage. Cette manie de tout raccourcir, d’oublier les nuances. Il faut veiller à ne pas tomber dans les pièges du passé, songeait-elle.

Il y avait aussi cette erreur bizarre: les 4 coins. Il était depuis longtemps scientifiquement établi que l’Univers avait 27 coins et les enfants savaient dès l’embarquement que nous nous rendions au vingt-septième. Ça ne manquait pas de charme, pourtant. Les quatre coins du monde étaient en honneur dans la littérature ancienne. Curieux.

— C’est bien, Vent d’Halle. Tu te souviens de l’essentiel et tu n’as pas oublié le Grand Chamboulement et notre Mission de Savoir et de Paix .

La jeune fille l’interrompt.

— Je me souviens d’un visage que je n’ai jamais vu, je m’en souviens tout le temps. C’est une femme. Elle sourit. Ce n’est pas une Mamie psi. C’est normal ?

Madame Oxymore soupire. C’était toujours tellement compliqué à expliquer, sans faire mal. Tellement difficile de savoir si les enfants avaient vraiment fait leur deuil de tous ces parents morts dans le Désastre Universel, si les adultes de cette communauté avaient réussi à faire un foyer de ce cigare volant...

— C’est peut-être ta mère.

La réponse est immédiate, dure et tranchante.

— Ma mère est morte. Comme les autres. Je ne me souviens pas de son visage. Je ne me souviens pas de mes parents. De rien avant le Grand Chamboulement.

— Qui sait ? Tu l’as peut-être retrouvée dans les rêves de ton sommeil. En tout cas, ne t’en fais pas, c’est «normal». Je te signale en passant qu’on n’emploie plus ce terme. C’est curieux que tu te souviennes d’un mot pareil. C’est un nom pré-GC.

— Il y a aussi des dieux dans mes souvenirs. Toutes sortes de dieux. C’est norm... c’est pas un problème ?

Madame Oxymore en a le souffle coupé. Elle hasarde, prudente:

— Des dieux, comment ça des dieux ?

— Des tas de vieux barbus, des tas d’animaux, des femmes bizarres avec beaucoup de bras, un gros qui boit comme une outre, un gros qui sourit béatement, je sais pas, moi, ils se disent tous dieux et ils me trottent dans la tête. C’est un problème ?

Madame Oxymore, stupéfaite, décide de ne plus ruser et de jouer franc. Alors, elle murmure:

— Non, Vent d’Halle, ce n’est pas un problème. C’est simplement étrange. Tu vois, tu me parles de choses très, très anciennes, avec des mots du passé, qui ont été remplacés par d’autres générations de mots... Tu es un mystère, Vent d’Halle. J’aime bien les mystères.

Elle se frotte les mains de plaisir, prête à entamer à pleine dents sa tranche de mystère. Ses petits yeux brillent d’une lueur malicieuse derrière les lunettes. Elle enchaîne:

— Tu vois, c’est bien parce que les gens ont oublié des milliers de langues, des milliers de mots dans chaque langue, que leur esprit s’en est trouvé tout rétréci. Ils n’acceptaient de garder en mémoire que quelques mots, quelques idées , celles des puissants surtout — histoire de ne pas se compliquer l’existence — et ainsi, au fil du temps, des milliards de mots et de langues furent oubliés, et avec eux les nuances, ah les Nuances...

Elle a l’air sincèrement désolée de voir ainsi partir les Nuances en fumée. Vent d’Halle voudrait presque lui présenter ses condoléances. Madame Oxymore reprend:

— et toi tu parles ainsi de «dieux», alors qu’il y a longtemps que les Terriens — pour éviter de se compliquer l’existence — ont décidé de bannir ce mot de leur vocabulaire. C’était trop compliqué, tous ces pays, toutes ces planètes qui s’entretuaient au nom de leurs dieux respectifs, alors que ceux-ci, si tant est qu’ils existent, devaient dégobiller de honte dans un coin perdu de l’Univers. Lors d’une trêve un peu plus longue entre les saints massacres, dans un effort de synthèse inattendu, les politiques décidèrent d’approcher le problème autrement, sous un angle nouveau, consensuel, disaient-ils. Ils regroupèrent les monothéistes, non, ne fais pas cette tête d’abrutie, il s’agit de tous ceux qui croyaient qu’il n’existait qu’Un seul dieu, créateur du ciel et de la terre, sous le nom des partisans du Grand Tout. Ils mirent ainsi dans le même sac quelques vieux barbus, comme tu dis. Somme toute, ils croyaient plus ou moins à la même chose et d’ailleurs il y avait eu de vagues précédents, les religions du Livre, la recomposition de l’unité des Chrétiens,

— des quoi ?

— Ceux qui croyaient que ce dieu unique s’était incarné dans un terrien appelé Jésus. Il mourut sur la croix à la fin de l’ère romaine et fut surnommé le Christ. Au début, ils étaient tous d’accord, puis ils se séparèrent en Catholiques Apostoliques Romains, Orthodoxes et Protestants, et ceux-ci, à leur tour, se divisèrent gaiement en Évangélistes, Baptistes, Mormons et j’en passe. Ces gens-là s’étripèrent pendant des siècles ...

Son regard se perd dans les remous douloureux des batailles du passé. On croirait voir briller dans ses lunettes le reflet des glaives, le trémolo d’un olifant.

— Puis, les Juifs, les Chrétiens, et les Musulmans, toutes religions du Livre, se livrèrent d’atroces guerres... pendant des siècles aussi.

Elle achève sa phrase dans un murmure à peine audible. La vérité est si lourde. Elle sait très bien ce que contient sa bibliothèque: des documents effroyables où la violence humaine s’étale au grand jour, déploie toutes les formes et les arguments possibles. Ces images des différents génocides, des camps de concentration, des guerres d’autant plus monstrueuses que l’espèce devient plus «intelligente», les attentats aveugles, l’insupportable violence des états puissants, l’horreur, partout, sous prétexte des dieux. Ils avaient bon dos les dieux, quelle hypocrisie, quelle soif de pouvoir ! Elle sonde l’abîme noir des pulsions dévastatrices de l’Homme. Elle a fermé ses yeux. Juste un instant. Puis elle reprend:

— Où en étais-je ? J’ai bien peur de t’ennuyer et de t’embrouiller l’esprit avec mes histoires.

Elle lui sourit et d’une main effleure sa joue. Vent d’Halle sourit aussi, même ses yeux de brume sourient, l’invitant à poursuivre.

— Vous savez, je suis déjà toute embrouillée, mais ça ne m’ennuie pas du tout. Continuez, s’il vous plaît.

— Bon, nous en étions aux «dieux». Bien avant ta naissance, on n’employait plus ce terme. Il y avait le Grand Tout, comme je te disais auparavant. Puis, évidemment, son contraire, le Grand Rien. Simultanément, surgirent comme des champignons, le Grand Vide, le Grand Fric, les Grands Plusieurs et encore des variantes. Tout cela tournait autour de la religion. La classification en grandes catégories ne résolut pas le problème pour autant. Les partisans du Grand Tout s’entredéchiraient un peu moins, mais ce regroupement ne fit qu’exacerber leur intolérance. La tension montait sourdement chez les convaincus du Grand Rien. Ceux du Grand Fric poussaient le cynisme jusqu’à déifier les rouages du pouvoir. Ah, quel gâchis ! Les adeptes du Grand Vide, nettement moins dangereux, s'obstinaient à méditer à longueur de journée. Les polythéistes, ceux qui croyaient à plusieurs dieux, se rallièrent sous la bannière des Grands Plusieurs. On pouvait s'attendre à tout parmi tous les fervents qui canalisaient les rebelles, les déprimés, les paumés... Bref, les grands regroupements n’ont pas réglé les problèmes de fond, et dans le parcours, on a oublié la forme. Perdus, les noms du passé, trop conflictuels, disaient-ils. Perdus à jamais pour ces hordes d’hommes de plus en plus désemparés sur la planète Terre. Tous ces repères envolés, toutes ces nuances, ah, les nuances....

Elle dodeline de la tête. Vent d’Halle compatit.

— Tu me feras le plaisir de parler correctement, pas vrai, ma petite Vent d’Halle ? Avec beaucoup de mots différents. C’est important.

— Je vous le promets, madame Oxymore.

Elle est bien gentille cette petite. A peine sortie des brumes d’un sommeil de sept ans, elle est là, à me consoler. Ma vieille Oxymore, tu prends de l’âge ! C’est elle qui a besoin de toi.

— Bon, revenons à nos... dieux. Pour une raison que j’ignore, tu as dû voir défiler dans tes songes les dieux du passé, ceux de l’Égypte, de l’Antiquité, de l’Inde et tout le bazar plus récent. Si ça t’intéresse, tu peux en savoir plus sur ces gens-là. J’ai tout ce qu’il faut dans ma bibliothèque. Même si la théologie n’est plus une priorité. Il y a tellement à faire !

— Je ne sais pas très bien ce qui m’intéresse. Je voulais juste savoir si c’était nor... si je n’étais pas devenue folle.

— Tu m’as l’air parfaitement saine de corps et d’esprit, Vent d’Halle. Tu as dû voyager bien loin dans ton sommeil. Tu me raconteras, si tu veux, et moi je te dirai l’histoire du monde et celle de notre petite communauté.

Elle se lève, parcourt d’un regard les étagères qui remplissent la pièce, hésite une fraction de seconde, ouvre un tiroir, y plonge des doigts experts et lui tend un disque argenté: -Tiens, prends ce disque ce soir. C’est une surprise. Tu me le rendras demain et tu prendras autre chose. D’accord ?

— Merci, madame Oxymore, vous êtes sympa.

— Allez, va, et reviens vite me voir.

Vent d’Halle s’éloigne dans le couloir, serrant le disque argenté dans sa main. Ce soir, dans l’intimité d’une petite chambre individuelle à coté de celle de Mamie Psi, privilège de convalescence, elle pourra le visionner.

C’est la petite Vent d’Halle de 13 ans qui l’y attend. Le disque Enfants-An 3 Vaisseau/An 8 après le G-C garde jalousement au creux des sillons de graphite luminescent les rires et les boutades de la fête du Solstice, des pièces de théâtre, des concours de potes, des expositions de dessins et d’inventions, des joutes poétiques, des concerts, bref, les péripéties, les émotions et tous les visages de sa treizième année.

La nuit

La nuit s’étend. On n’y voit rien. Absolument rien. C’est la nuit noire. La nuit s’allonge, s’appesantit. Elle s’engouffre dans tous les recoins, les inonde d’ombre épaisse. La nuit s’installe, partout, en maître. Ce soir, c’est un noir d’encre qui s’empare des lieux, qui les fait taire dans un silence d’effroi. La lune entame son nouveau cycle, la face cachée. Les étoiles n’arrivent pas à percer le couvercle de nuages. Rien ne vient s’opposer à cette formidable vague de noir qui déferle sur Ixe. Elle s’abat sur moi en cet instant. Je l’attends, dressé sur ma pirogue, au milieu de la mare. Elle m’enveloppe dans un tourbillon d’obscurité... qui vous coupe le souffle... qui aspire tous les bruits... qui vous laisse effaré, survivant dans le grand noir, affolé comme un plongeur sans repères dans l’immensité de la mer... dégoulinant de noir, transi de peur...

Et pourtant, je devrais commencer à m’habituer. La nuit tombe toujours ainsi sur Ixe. C’est quelque chose de puissant, de vivant, qui vous attaque de front, de biais, qui vous transperce de froid, qui resserre son étreinte, quelque chose qui distille l’essence même des ténèbres, du noir sidéral à l’état pur. C’est impressionnant ! Tous les soirs, c’est pareil. Je n’arrive pas à m’y faire. Les gens d’ici non plus, à ce que j’ai cru comprendre. Certains retrouvent ou réinventent des rites pour mitiger leur peur, d’autres se croient protégés par la raison critique, les constantes cosmiques, l’ironie et la rigolade, mais ces stratagèmes sont absolument inutiles. Si la nuit vous surprend parmi eux, la même crispation, la même angoisse, le même vertige d’abîme se lit sur tous les visages. La nuit sur Ixe vous tombe dessus, vous traverse d’un éclair d’éternité, ça vous remue, c’est indiscutable. Mais ça passe... tout doucement, ça passe. Il vous reste un arrière-goût âcre et sombre dans la bouche et un penchant philosophique nihiliste dans la tête. Ça vous colle à la peau un petit moment, puis ça disparaît. La nuit reste noire, mais elle n’est plus vivante.

Ce soir je suis seul à subir son assaut. Seul, sur ma pirogue, au milieu de l’eau sombre. Mes yeux trouent l’obscurité pour y découvrir le moindre signal, la moindre référence qui permette de reconstruire le paysage familier, de deviner la ligne d’horizon, d’ébaucher des coordonnées dans l’espace. Je suis cerné de noir et je cherche un fanal. Peine perdue. Ce soir, rien ne vient contrer la nuit.

Je fais fausse route, à la recherche de lumière. Mon ami le berger-guide me l’a pourtant bien expliqué. Il ne faut pas braver la nuit. Il faut l’attendre, l’accueillir, la laisser vous tremper de noir, lui permettre de vous traverser de fond en comble, d’y déposer des plaintes anciennes comme le temps, et la laisser partir. Dans la paix. Ce n’est pas facile. J’écoute mon corps tout engourdi de froid. Je me cale dans ma pirogue, comme un jeune animal tapi dans son abri. J’attends que le noir s’estompe.

Peu à peu, la vie reprend ses droits. J’entends le clapotis de l’eau autour de ma barque, un déplacement furtif dans les algues, un grésillement lointain... ce sont là mes repères. Ils dessinent pour moi l’espace environnant. Aveugle du soir, je m’en remets aux sons pour m’éclairer. Je retrouve le haut et le bas, le proche et le lointain, et je sais désormais que le monde est intact. Je reprends ma route, doucement, dans les méandres de la mare.

Ma pirogue sait se laisser glisser dans les ondes obscures. Elle s’offre sans résistance aux courants, aux algues et aux sables mouvants, elle s’abandonne à leurs caprices, elle leur fait confiance, en somme. Elle se laisse conduire, parmi les milliers d’habitants de la mare, un de plus dans un grand tout. La mare est dangereuse, bien entendu, mortelle, parfois, mais il en est ainsi de toutes les grandes Flaques, les grands Lacs et la Mer. Toutes les Mers. Il faut en connaître les dangers, c’est certain, mais il faut aussi reconnaître humblement sa petitesse et se livrer confiant aux forces naturelles. Comme avant, quand je me laissais couler dans l’espace interstellaire, niché dans le cocon de ma navette, et que je remettais joyeusement ma vie entre les mains du cosmos. Avant. Avant que tout ne soit chamboulé.

J’étais voyageur de commerce indépendant. J’avais mon petit vaisseau personnel, «L’Amie»... Ah, c’était une belle pièce de mécanique ! On en a vu, ensemble, des vertes et des pas mûres. Des planètes, on en a vu de toutes les couleurs ! J’ai bien roulé ma bosse dans l’Univers. J’ai fait des affaires avec les types les plus bizarres. J’ai bu du xyl dans tous les bistrots de l’Univers connu. Et, justement, un soir où j’avais forcé un peu la dose, où mon crâne recevait la visite d’une grosse caisse et d’un baryton, le monde a basculé ! J’avais fixé mes coordonnées sur Syrte, enclenché la manœuvre de décollage. Je regardai machinalement le ciel étoilé pendant que l’Amie prenait son envol...

            é      l                 em      h
L   e   s    t   i  e   avaient   b t  e     c an é !
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Rien n’était à sa place ! Nous fûmes alors propulsés, ma guimbarde et moi, dans un monde inconnu. J’ai atterri ici, sur Ixe, il y a 15 ans terriens. L’Amie s’est cassé la figure. Je n’ai pas pu la réparer. J’ai même dû la sacrifier pour récupérer les pièces. Depuis, je vis ici. Je suis le premier et le seul terrien de la planète. J’ai appris l’ixien. Ça n’a pas été une mince affaire, tout seul, dans un monde inexploré à charabia incompréhensible. Et pourtant, je parle plusieurs langues, mais l’ixien ça ne ressemble vraiment à rien ! Il paraît que j’ai un accent épouvantable. Mais, je m’entends bien avec les gens du coin. On est devenu copains. J’ai troqué la navette contre la pirogue. Je fais mon petit commerce. C’est plus restreint, évidemment, je ne sillonne qu’une planète, mais les aventures ne manquent pas. Depuis mon arrivée sur Ixe, vivre est devenu une entreprise risquée, une sorte d’exploit quotidien. Ici, et partout dans le cosmos, j’imagine.

Je parle, je parle sans arrêt, depuis la tombée de la nuit. Ça m’aide, parfois, à surmonter la peur, à voir dans le noir. De toutes façons, c’est bien connu, la solitude fait des parleurs solitaires... J’effleure l’eau de ma rame fatiguée. Je me laisse porter par un courant complice. Je remplis l’air de mots. Ils restent suspendus

un instant.
Je les écoute.

Comme Narcisse se regarde, je m’écoute parler. Je me persuade que tout va bien. Ma pirogue sait glisser dans les ombres obscures.

Je sens... je sens quelque chose, quelqu’un... qu’est-ce que c’est ?... ça respire... je le sens, là, quelque part dans le noir... c’est certainement grand, très grand... N’aie pas peur, Benali... Ah, mon Grand Tout, j’y suis ! Ce doit être Elle ! Elle a dû remonter à la surface... Je perçois Sa présence.... Je la vois maintenant... Qu’elle est belle ! Qu’elle est belle ! Pyramide dressée dans le ciel plat et noir de la mare. J’approche. Ma pirogue enfile un courant paresseux, plus lent, pour jouir du spectacle. Je parcours des yeux cet immense colosse qui frémit dans la nuit de tous ses pores.

C’est un spectacle ahurissant, que dis-je, magnifique, époustouflant, hallucinant, mystique, poétique ! Les mots me manquent, comme toujours. C’est à force de les utiliser à tort et à travers, les pauvres, tous râpés et ternis par l’usage, ils ne veulent plus rien dire.


                      Elle

                    inspire

              le silence recueilli

                  des temples,

                des cathédrales

                  Elle revient

           des profondeurs souterraines

     Elle est belle, ô mortels, comme un rêve

  de pierre, c’est un très vieux poète qui disait

  ça. J’aime les crapaudes géantes. Elle est là,

  à boire la nuit entière, à s’emplir les poumons

 d’air, j’écoute sa respiration, massive, paisible.

          Je me fie totalement à Elle. C’est

             la Gardienne de l’équilibre

              des eaux. Elle n’a jamais

      fait de mal à personne. Elle est belle

      comme un phare d’ébène dans la nuit noire

                     d’ébène
Comme       phare              dans     nuit noire.
        un                           la


Je m’éloigne. A regret. Je lui jette un regard d’adieu.

KKKKKKKKKKKOOOOOOOOOOAAAAAAAAAAAAHHHHHHH......

Elle y répond en déchirant l’air nocturne de ce coassement qui résonne et rebondit sur les flots compacts de la mare. Elle emplit l’air de sa joie. Je pars, salué par l’écho de cette fanfare, heureux comme un gamin. Quelle belle rencontre !

Bientôt, les Crapaudes entonneront la mélodie d’Eau-Tonne. Elles coassent chacune dans sa flaque et, de flaque en flaque, les coah se répondent, s’entremêlent et s’élèvent dans le ciel farci de nuages. La chanson dure une lunaison entière. Au fil des 27 nuits, on l’entend surgir, timide, espacée, chercher des harmonies, accorder les coah des unes et des autres, puis s’étoffer, s’amplifier, vibrer, de plus en plus fort, et, le soir de la pleine lune, crever d’un seul coup, dans un fracas d’enfer de l’échelle trodécaphonique, les cumulus, les nimbus, les stratus, les cirrus et toutes leurs moutonneuses combinaisons. Ça éclate d’un seul coup ! Un déluge. Chaud comme de la soupe au début. Le ciel zébré d’éclairs. Le tonnerre assourdissant. L’orage, l’orage attendu depuis si longtemps ! Il apporte l’eau fraîche. C’est merveilleux. Ça dure un cycle lunaire, encore une fois. L’eau tonne. L’eau nous vient du ciel nuit et jour pendant un mois. Elle s’amuse à prendre tous les noms possibles, averse, cataracte, déluge, ondée, giboulée, bruine, crachin, flotte... Elle tombe sans arrêt, comme il lui plaît. Ixe fait son plein d’eau.

J’ai le cœur en fête, allez-savoir pourquoi, et j’y vois plus clair. Ma pirogue sait se laisser glisser dans les ondes obscures. Bientôt, j’arriverai aux quais. On m’y attend.

Maître Kheu, fin cuisinier

Le Vaisseau vibre tout entier de l’excitation qui s’est emparée de ses habitants. Tous les cœurs battent la chamade, tous les regards sont tournés plus que jamais vers l’extérieur. Ils ont soif d’horizons, une faim inavouable de courir pieds nus sur de la terre. Ils sont enfermés depuis si longtemps qu’ils dévorent la mare des yeux derrière les hublots. Il faut attendre. Seuls quelques bios sont descendus à terre. Prélever des échantillons. Juste sous le vaisseau. Demain. Ça se passerait demain. Ils fouleraient le sol de leurs pieds. Pas trop loin. Pour se dégourdir les jambes. La consigne est formelle: il faut être prudent. Mais les esprits sont désormais habités par le rêve. Ils le projettent tous sur la nappe d’eau qui s’étend à perte de vue. Sur cet écran gigantesque gambadent et glissent en silence les songes les plus fous. Ils évoluent, patineurs invisibles et gracieux, gonflés d’espoir, sur les eaux grises du soir.

Puis la nuit s’abat sur le monde, massacrant tous les rêves. C’est brutal. Une implosion d’obscurité, un trou béant de noir dans le crâne. La nuit. Totale.

Les habitants du Vaisseau, saisis d’effroi, en arrêt, digèrent avec peine leur première nuit sur la planète. Peu à peu, ils se dispersent, cherchent refuge dans leurs couchettes. Ils reprennent leurs esprits, réchauffent gentiment leur âme.

Maître Kheu, fin cuisinier, ferme doucement la porte de la cuisine. Il enfile le couloir qui mène à sa cabine. Il glisse à pas feutrés. La nuit a imposé un étrange couvre-feu. Il atteint les dortoirs. Aucun rire ne fuse, aucune conversation ne cherche à s’étouffer sous les couvertures. Rien. Une odeur moite. La peur. Ou du moût. De l’ambre, peut-être. Un soupçon de musc... Maître Kheu raffole des odeurs. Il les débusque et les habille à sa guise. Son imagination s’envole à la moindre senteur. Créateur aux aguets de tout ce qui peut passer à la casserole, inventeur de génie sollicité, deux fois par jour, depuis dix ans et surprenant toujours ses hôtes, maître absolu dans l’art de nourrir et délecter son monde, il arbore l’air paisible d’un bon père nourricier. Ses yeux pétillent d’intelligence dans son visage rond. Il réfléchit tout en marchant. Il regrette les plaisanteries des enfants qui, habituellement, saluent son retour des cuisines, maître Kheu, maître kheu leu leu, les fous rires, les suggestions, maître kheu fais-moi une patate aux myrtilles, des champignons au miel, de la glace de radis... Que se passe-t-il ce soir ? Il y a eu, c’est vrai, ce pincement au cœur à la tombée de la nuit, cette chute étrange dans le noir. La contemplation de sa récolte personnelle de trompettes de la mort et de pleurotes lunaires l’a vite remis d’aplomb. Donc, couloir truffé de silence. Et pourtant, la porte entrouverte de la salle d’eaux laisse filtrer un rayon de lumière et le frou-frou rassurant d’un bavardage. Deux retardataires se lavent les dents. Il tend l’oreille et surprend cette conversation diluée dans le glouglou des gargarismes.

— Quelle horreur cette nuit noire ! J’espère que ce n’est pas tout le temps comme ça ! Si noire, si froide ! Ça sentait la mort.

— Non, ça sentait le foin, le foin tiède.

— C’est quoi, le foin ?

— Je ne suis pas sûre ... des herbes qu’on faisait sécher, je crois, et qu’on gardait dans des immenses baraques, ça s’appelait des granges, ça j’en suis sûre.

— Des granges ?

— Oui, c’est beau, hein ? ....grange... grange...

— bof... et pourquoi on le mettait dans les granges ?

— Ben, pour le donner à manger aux bêtes pendant l’hiver.

— Tu dis vraiment n’importe quoi, Vent d’Halle.

La porte s’ouvre à la volée. Les deux filles se retrouvent nez à nez avec le fin cuisinier. Bonne nuit, maître Kheu, entonnent-elles à l’unisson. Merci pour les beignets d’algues parfumées, ajoute Vent d’Halle, sincèrement reconnaissante. Bonne nuit, les petites. Maître Kheu s’enfonce dans le long couloir. Du foin ? Qu’est-ce que c’est ? Je vais consulter La Rousse Gastronomique. Ça doit pouvoir se cuisiner... J’attends beaucoup de cette nouvelle planète !

Douces ténèbres

La nuit, comme le silence, n’est jamais totale. Parce qu’ils sont vivants, ils ne peuvent être absolus. Seule la mort se montre aussi catégorique. L’obscurité se livre à qui sait la pénétrer. On s’y enfonce aveugle, puis on distingue peu à peu les contours de la vie. Ainsi , la nuit sur Ixe est loin d’être totale.

C’est un baume, attendu fiévreusement sous les trois implacables soleils, un doux dictame de fraîcheur. Les plantes ont délié leurs membres, elles les étirent encore dans un bâillement de plaisir. Les cactacées gorgées de chaleur offrent leurs feuilles charnues, lèvres assoiffées de rosée, à la caresse nocturne. Les fleurs blanches, jaunes et d’or, infiniment petites, luisent comme de minuscules lucioles, appelant de leurs effluves les insectes et les oiseaux de l’ombre. C’est le temps des échanges, de l’humble commerce de la vie, de la complicité des espèces noctambules.

On discerne ces formes. On les sent vibrer, et sucer chaque goutte de nuit. On peut entendre l’eau croupissante frémir, et si l’on sait attendre, le vol de chasse des grands nocturnes, le hennissement lointain d’un hipparion qui se désaltère...

Les résines coulent silencieuses en lourdes larmes de cuivre.

La nuit guérit les blessures d’une clarté trop vive.

Les quais

Les quais flottent, parfois, au centre de la Mare, comme les restes épars d’un naufrage. On en distingue les épaves flâner de-ci de-là. Des vestiges de digues s’avancent brinquebalantes dans le brouillard. Des radeaux rapiécés se laissent bercer gentiment par les flots. Parfois, on n’y aperçoit personne. Seule l’ossature saillit, on n’en voit que le bois. Celui des radeaux et des passerelles de planches bâties au petit bonheur. Comme un vieux squelette qui tiendrait par miracle. Du bois pourri, moisi, rongé par les eaux. Du bois partout. Une vieille bête, odorante et craquante, faite des morceaux de bois les plus disparates.

Les quais se dressent parfois, au centre de la Mare, comme une forêt dense qui perce les nuages. Les grues fantomatiques s’élancent vers le ciel. Elles agitent leurs bras dans tous les sens, chanteuses d’opéra sans voix. Des constructions bizarres rivalisent en hauteur: tours de guet, pagodes d’entrepôts, tourelles de poulies, balises sonores. Tout cela grouille de monde, parfois.

Les quais sont comme ça. Au gré des jours et du brouillard, l’activité se déplace. On ne sait jamais ce que l’on va trouver. Les commerçants sont nomades. Les quais, aussi, apparemment. Parfois, une jetée va se promener, dénouant ses amarres. Elle vogue, capricieuse, servant de refuge à tous les fatigués, jusqu’au jour où quelqu’un la rattache à un arbre, en fait un pont, un rempart, un enclos... Les quais changent continuellement. Ils se découvrent de nouveIles fonctions. Ils prolifèrent désordonnés, ils vieillissent, meurent, respirent et murmurent. C’est un amas de choses qui ne cesse de croître. Il grandit, protégé des regards, dans l’épaisse brume qui se forme toujours au milieu de la mare. Les quais, on ne les aperçoit que lorsque le brouillard veut bien s’effilocher. Il vous laisse alors entrevoir les décors de son choix. Jamais le même. Les quais sont comme ça.

La mare est profonde en son centre. Profonde et large. Cet immense bassin naturel, qui fume comme un turc, permet aux bateaux de manoeuvrer sans effort. On y embarque et débarque toutes sortes de choses. On y parle surtout, des heures durant, à perdre haleine, à bâtons rompus. On y refait le monde dans les tavernes branlantes qui poussent sur les jetées. On apprend les dernières nouvelles. On communique. On y rattrape les longues heures de causeries solitaires passées dans les méandres touffus qui mènent à la Clairière.

C’est le nom de l’endroit. J’imagine qu’il y a très longtemps, un homme las de naviguer dans les eaux troubles et traîtres de la mare, trouva ici le cercle dégarni, la trouée d’eau profonde, la clairière où goûter le repos. Il bâtit un radeau. Pour y revenir. Pour y faire quelques pas. Pour amarrer sa barque et dormir dans la vapeur blanche. Au fil du temps, d’autres vinrent accoster ce premier quai. Et ainsi de suite. Maintenant, c’est un monde à part, une bête qui jette ses tentacules improvisées à la ronde, qui se lève et fléchit, qui soulève ses flancs au rythme des courants. Un havre de vie, de contacts, d’échanges étoffés de brume.

La Clairière a ses propres lois, non écrites, non dites. Elles coulent de source. C’est un abri. Fréquenté par le peuple qui sillonne la mare: pêcheurs, commerçants, vagabonds, fugitifs.

Quelques uns en ont fait leur demeure. Yrgrave, par exemple, tavernier de père en fils, propriétaire de «L’Estaminet». Il faut dire que ce vieil ixien à la mine patibulaire raffole des mots désuets et sonores. Ainsi, a-t-il appelé ses filles Hyperbole et Césure. De belles filles, d’ailleurs. Ce matin, il attend son ami terrien. Il soulève à tout bout de champ la tenture graisseuse qui lui tient lieu de porte et tente de percer le brouillard matinal. Il grommelle, impatient, des jurons étouffés entre ses dents. Depuis hier, il ne tient plus en place. Il se sert une chope de xyl pour la énième fois. «Mais quand donc viendra-t-il ce bougre d’emplâtre ?». Sa voix résonne, caverneuse, et secoue toutes les planches de la taverne. Les clients, silencieux, partagent son énervement.

La pirogue glisse sur l’eau de l’aube et se laisse amarrer au pieu rouge et bleu de L’Estaminet. Quand il franchit le seuil, un concert de voix l’accueille dans un brouhaha: «Benali, enfin, Benali». Yrgrave le serre entre ses bras noueux et le presse du regard. «Benali, mon ami, nous avons besoin de toi».

Ce dernier sourit, embarrassé. Jamais, Yrgrave, ne s’est montré si nerveux, si empressé, si tendre à sa manière bourrue.

— Qu’y-a-t-il, mon ami ? Suis-je le seul à transporter du xyl dans la Mare à Bout ?

— Il ne s’agit pas de plaisanter. Un vautour voyageur nous a transmis un message. Tu ne peux pas t’imaginer. Assieds-toi, Benali, et écoute-moi at-ten-ti-ve-ment

Il prononce le mot lentement, comme s’il en disséquait toutes les syllabes. Un silence feutré s’est installé dans la pièce. Tous les regards convergent vers le terrien, tout petit, vu que les ixiens sont nettement plus grands. Benali se sent vaguement mal à l’aise.

— J’ai un peu soif , dit-il, bêtement, sans quitter Yrgrave des yeux. Celui-ci gesticule et tonitrue.

— Amenez donc du xyl, mais pas beaucoup, ou du léger. Faut cogiter, faut cogiter !

Benali s’assied, inquiet. Yrgrave n’est manifestement pas dans son état normal. Il le connaît bien. C’est le premier ixien qu’il ait jamais vu. En un éclair, il se souvient: énorme, gigantesque, barbare, pirate... Tous ces mots lui venaient à l’esprit quand il barbotait et s’enlisait dans la vase, empêtré dans l’Amie et lui, tel un héros magnifique venait à sa rencontre d’un pas herculéen. Tout le monde ici connaît l’histoire de la perche qu’il lui tendit, Benali s’y agrippa pendant qu’Yrgrave hurlait de rire en secouant la canne. «J’ai pêché un homoncule» criait-il à tous vents. Il se tenait toujours les côtes de rire après l’avoir déposé sur la terre ferme. Benali, soulagé, mais ébahi, le regardait se taper les cuisses et gargouiller de plaisir. «Un homoncule! ô mon cul ! un lili-pute!» Évidemment, il ne comprit que plus tard le sens de ses paroles, environ trois ans plus tard, le temps d’apprendre l’ixien, puis les subtilités exquises de la langue d’Yrgrave. Benali n’a pas encore apprécié la plaisanterie, mais c’est bien connu, le sens de l’humour c’est toujours difficile entre planètes.

Non, Yrgrave n’est pas dans son assiette. Ses gestes et sa voix trahissent confusément quelque chose d’impensable, d’innommable: la peur. Jamais, au cours de ces quinze années d’amitié, le tavernier n’a manifesté la moindre frayeur. Que se passe-t-il donc ?

Yrgrave tripote entre ses doigts un petit morceau de canne. C’est un fourre-message, une sorte de bambou évidé et scellé par de la résine aux deux extrémités. Un système que l’on utilise fréquemment pour communiquer entre régions lointaines. Les chemins sont difficiles sur Ixe, les quelques cités qui subsistent sont isolées, mais il s’est forgé pour y remédier une subtile complicité entre les hommes et certains animaux. Parmi les Volants, les rapaces font d’excellents alliés. C’est sans doute le message apporté par le vautour voyageur. Yrgrave le tourne et le retourne entre ses doigts énormes. Il le transforme en hélice mûe par le tourbillon de ses pensées. Enfin, il parle. Il égrène lentement les mots. Ceux-ci tombent, goutte à goutte, et propagent des vagues circulaires dans le silence.

— Tu sais qu’à Peau-Lisse ils ont fait des progrès avec leurs machines...

Benali dissimule à peine un sourire sceptique. La technologie ixienne est très rudimentaire. La planète ne possède que très peu de métaux. Ce sous-sol extrêmement pauvre en minerai retarde à l’infini le développement technique. Benali, ancien voyageur du cosmos, n’y croit tout simplement pas. Les savants ixiens ne deviendront jamais ingénieurs, il ne fabriqueront jamais de fusées. Il faut de la pâte au boulanger pour faire son pain. Ixe restera toujours la planète des artisans, des aventuriers et, bien sûr, des mathématiciens. Le génie créateur s’y exprime avec force. Partout, des solutions originales permettent de vaincre les pires épreuves. Architectures insoupçonnées, systèmes d’irrigation et de culture inédits, engins polyvalents actionnés par les vents, les marées, le passage des troupeaux migrateurs, la fermentation, tout ce que l’on peut imaginer et plus encore. Les savants puisent leur inspiration à la source même du manque, des carences, des multiples absences. Parmi eux, les mathématiciens sont légion, facilement reconnaissables à leur bosse frontale, sorte de protubérance osseuse caractéristique qui gonfle proportionnellement aux intégrales qu’ils calculent. Hypothèses, axiomes, théories et théorèmes foisonnent et s’épanouissent. Férus d’algèbre, de trigonométrie, d’astronomie ! Mais les sciences appliquées, celles qui vous catapultent une navette dans l’espace, non, ça il faut oublier.

— Ah bon...

Yrgrave supporte mal le léger sarcasme qu’il croit déceler dans ces deux syllabes. Son énorme poing s’abat sur la table avec un fracas d’enfer. Il hurle.

— Oui, bord d’aile de merle, ils ont fait des progrès !

Il tance son ami de ses yeux courroucés et ajoute, un cran plus bas «A Peau-Lisse», et encore plus bas, «avec leurs machines».

Benali ne répond pas cette fois-ci. Le tavernier, subitement calme, poursuit:

— Ils ont fabriqué une chose qui capte des ondes baladeuses. Parfois ils arrivent à les faire parler. Ça fait bientôt une semaine qu’ils entendent des grésillements, des murmures, puis des voix de l’au-delà.

Yrgrave marque un temps d’arrêt et fixe intensément les yeux de Benali. Les mots tombent solennels, comme un verdict.

— Ces voix parlent terrien.

L’assemblée le regarde, le dévore des yeux. Aucun bruit ne vient troubler l’atmosphère tendue qui condense en silence les questions et les craintes des habitués de l’Estaminet.

Benali s’enferme dans ce silence. Il se tait. Son regard est resté accroché à celui d’Yrgrave, mais il est perdu loin derrière le vert de l’iris. Il scrute au-delà des pupilles dilatées la noirceur du cosmos, de l’espace infini qui le sépare de ses origines. Il découvre à l’instant qu’il a rompu, à son insu, le lien qui devrait le rattacher à la planète mère. Il n’en a cure de la Terre et des terriens. Ils sont bien là, au creux de son identité, mais ils font désormais partie d’un passé lointain. Il découvre qu’il n’en veut pas dans son présent. Que s’est-il donc passé, et quand, pour qu’il souhaite renier sa communauté, sa race ? Il se sent l’âme d’un déserteur. Il reste perdu dans les pupilles d’Yrgrave, son ami. Que s’est-il passé dans sa tête de voyageur ? Il a peur. Sans savoir pourquoi.

Les regards rivés sur lui distillent aussi la peur. Certains semblent même couver un reproche, une sourde accusation. Ils attendent un signe de sa part pour faire taire l’angoisse qui vient épaissir le silence de la pièce. Benali, retranché dans son mutisme, réfléchit. Il doit surmonter cet état de stupeur, différer à plus tard ses questions personnelles sur l’identité et se mettre dans la peau de ses amis. Les terriens sont proches. A portée de radio vraisemblablement. Les ixiens ne connaissent pas d’autres races. Il est le seul extra-ixien qui ait jamais foulé le sol de leur planète. Mais ils savent pertinemment que ces petits hommes sont doués de prodigieuses techniques et peuvent être extrêmement dangereux. Ils ont vu les restes de la navette, les armes dont elle était pourvue. Benali leur a raconté ce dont ils étaient capables. Que veulent-ils ?

La réponse surgit enfin, d’un ton calme.

— Et que disent-elles, ces voix ?

— Mais on n’en sait rien, crétin des mares, puisque personne ne comprend votre charabia ! rétorque le tavernier, de sa voix de stentor.

— Pourtant, j’ai passé un bon bout de temps à Peau-Lisse à essayer de l’apprendre aux linguistes ! proteste Benali.

— C’est grâce à ça qu’ils ont reconnu la langue, bougonne Yrgrave. Ils ont identifié quelques mots par ci par là, mais pas assez pour savoir ce qui se passe. Ils te réclament. Ils te prient, note qu’ils sont polis, de te rendre le plus vite possible à Peau-Lisse. Tu vas leur donner un coup de main ?

— Bien sûr Yrgrave, bien sûr, répond Benali sans hésiter, mais j’ai des marchandises à livrer, du xyl un peu partout, et surtout des racines de vie, des graines de guérix...

— On va s’occuper de ça, n’est-ce pas ?, lance le patron à la ronde d’un ton sans réplique, qui met sur pied instantanément un groupe de volontaires empressés.

Ce remue-ménage dissipe un peu le malaise et les craintes qui saturent la taverne. Les hommes se partagent les lots de marchandises suivant leurs destinations. Les plaisanteries commencent à fuser de partout. Les hommes des quais ricanent. Tout le monde est complice. Benali aussi.

— Accompagne-moi, Yrgrave, ces grammairiens m’ennuient et j’ai besoin d’un correcteur de style. Je ne suis pas un intellectuel, moi !

— Suffit ! tranche Yrgrave. Plus un mot. Je t’accompagne.

Benali sourit. Il est des rares à connaître le secret des disparitions notoires du patron de l’Estaminet. Dans la taverne, les bruits courent sur ses conquêtes amoureuses, ses exploits de chasseur, ses activités de conspirateur... mais il a vu, lui, le registre des étudiants à Peau-Lisse. Yrgrave a suivi des cours de philologie, de sémantique, de paléographie, de littérature ancienne et contemporaine et de poétique.

L’assemblée

Oxymore a bien entendu les appels par interphones qui serinent continuellement le même message: «assemblée, assemblée, assemblée », mais elle se penche quand même sur une affiche qui étale en grand le mot ASSEMBLÉE. Elle nettoie ses lunettes et se met à la scruter avec attention. Elle a toujours fait plus de cas des informations écrites, estimant que la nature même de l’écrit conduit à la clarté et à la précision. La notice convoque à une «assemblée extraordinaire pour débattre d’événements exceptionnels qui nous obligent à nous réunir de façon urgente». Quelle horreur ! Quel ignare a donc rédigé cet avis, ce pléonasme absurde ? Ce genre de choses l’exaspère. Elle se dirige, d’un pas énervé, vers la salle de réunion.

Tous les habitants du Vaisseau Spatial s’y rendent, en petits groupes, ou seuls, l’air agacé. On avait tenu des kyrielles d’assemblées dernièrement, aujourd’hui c’était le grand jour, la sortie générale ! Au lieu et place de la balade, il fallait reprendre ces interminables palabres ! Tout avait été réglé au millimètre. Que s’était-il passé ?

L’énorme salle voûtée s’emplit petit à petit. Les gens occupent les gradins dans un désordre qui n’est qu’apparent, puisque dix ans d’assemblées périodiques vous façonnent nécessairement l’espace, et chacun, mû par instinct se retrouve plus ou moins à sa place habituelle, près des copains, dans ce lieu dont on a pris possession, auquel on s’est attaché, l’angle de parole que l’on s’est choisi.

Le Capitaine regarde la salle, bientôt comble. Il éprouve des sentiments mélangés: de l’affection, surtout pour les «petits», qui le resteront toujours même s’ils s’obstinent à grandir, de la fierté aussi, de la nostalgie, une certaine lassitude, un petit vague à l’âme. Il contemple la fourmilière humaine qu’il a guidée à travers l’espace et qu’il s’apprête à débarquer sur une terre inconnue. Il la contemple avec amour. Juché sur un des sièges du poulailler, il jette un vague regard d’adieu à l’assemblée. L’amphithéâtre est le poumon de son navire, les alvéoles sont remplies, sa «deuxième salle des machines» bat son plein. C’est là qu’ont été prises, de commun accord, toutes les décisions importantes de leur long voyage. Geste d’adieu anticipé à son rôle de chef, virtuel bien entendu. Un vaisseau réclame un capitaine, et lui, Hiéro le Boss, est un bon capitaine au long cours; mais une communauté n’a pas besoin de chef, elle exige, pour survivre, la participation, le partage des ressources et des idées. Malgré sa casquette de capitaine, il n’était qu’un marin parmi d’autres dans cette aventure. Certes, il représentait l’autorité abstraite, le dernier recours hypothétique en cas de crise extrême. Mais ce cas de figure ne s’était pas présenté, fort heureusement, et il n’avait finalement joué qu’un petit rôle de figurant, scellant par un rituel improvisé les événements marquants, les naissances, les décès et les liaisons qui se voulaient officielles, un bon papa en somme. Il les regarde avec tendresse, ses moussaillons. Tout le monde est là.

Le silence se fait.

Mais ne dure qu’un instant. Un concert de voix impatientes demandent des explications. Line-Dha, logiste sociale, les interrompt d’un geste sec. Elle attaque, d’un ton cassant où perce un tremblement énervé:

— Nous sommes ici réunis, parce qu’un membre de notre communauté, hier soir, s’est conduit de manière tout à fait irresponsable et nous devons faire le point de la situation.

Elle lance un regard à la ronde, trouve sa cible et vomit ses invectives contre un homme âgé aux yeux bridés et à la maigre barbe blanche, qui sourit perpétuellement.

— Et ce crétin, Professeur Thuan, vient de chez vous !

Thuan observe le visage cramoisi de Line-Dha avec nonchalance. Il sourit tout en caressant sa barbichette. Il ne dit mot.

Des voix étonnées interviennent dans un brouhaha plutôt confus. Mais qu’est-ce qui t’arrive Line-Dah. Au fait, au fait. C’est vrai, c’est pas des manières. Et on ne sait toujours pas ce qui se passe. Du calme. Écoutez, on ne s’entend plus. Arrêtez. On ne peut pas commencer par des insultes. Mais laissez-la. Pourquoi vous vous énervez. C’est pas correct.

— SILENCE. Le mot est tombé, tranchant comme un couperet. C’est le capitaine qui a décidé de profiter de ses hautes fonctions fictives. Sa manœuvre a du succès. La rumeur s’éteint. Il reprend, radouci: Quelqu’un peut-il donner une explication plus pondérée ? En l’occurrence, peut-être vous, Professeur Thuan ?

Le vieux professeur s’exécute. En arborant son sourire le plus placide, il énonce de sa voix légèrement chevrotante mais toujours empreinte de son accent d’origine:

— Un de mes élèves, un des jeunes bios qui sont descendus à terre hier soir, a contrevenu aux ordres que j’avais donnés. Il a étendu ses observations au-delà du périmètre prescrit et a entrepris une exploration personnelle. Il a rencontré un individu, un indigène probablement et s’est entretenu avec lui. Il n’est rentré que très tard au Vaisseau car il s’est égaré dans le brouillard. Nous discutons, en petit comité, de cet incident depuis 4h du matin.

— Un incident, dites-vous, proteste Line-Dha, avec tout le mépris dont elle est capable. Un accident d’importance, Professeur, et comme toujours vous vous en fichez comme de votre premier scaphandre.

— Mais c’est incroyable. Je pensais que nous avions fait des calculs et des observations et que cet endroit était inhabité !

— Moi je trouve ça génial. On arrive et on trouve un ixien au premier coup !

— Comment sont-ils ? -Que s’est-il passé exactement ?

Ce sont les jeunes, «les petits», qui s’expriment de la sorte, excités et joyeux. Certains visages, parmi les adultes plus mûrs, trahissent l’inquiétude et la réprobation. Mais la curiosité l’emporte chez tous ces voyageurs de l’espace et les censeurs relèguent les critiques à plus tard. Que s’est-il passé exactement ?

Le Professeur Thuan se lève et déclare cérémonieusement, avec une pointe d’ironie. Notre illustre explorateur, Tryx, mon disciple, se trouve derrière moi. Il se retourne à demi, et murmure, encourageant: Je lui cède la parole. Thuan s’assied et le visage de l’apprenti apparaît soudain, derrière le maître. Il est rouge, tirant au violet sur les pommettes. Il se lève, étourdi par tous les regards qui le dévorent, par le silence qui attend.

— Écoutez, bafouille-t-il dans un jet précipité, c’était plus fort que moi. Le périmètre, c’était excessivement minuscule, frustrant au possible, il fallait que j’aille voir plus loin !

Chacun comprenait ce désir. Combien, dans leur for intérieur, se demandaient s’ils auraient résisté à la tentation ? Tryx reprend, plus calme, encouragé maintenant par le silence qui l’entoure, conforté dans son audace passée par tous les non-dits.

— Alors, je suis parti. J’avais tellement envie de voir un paysage ! Mais on n’y voyait pas grand chose. Il y avait beaucoup de brouillard. Partout. J’ai rempli des éprouvettes. J’ai beaucoup d’échantillons, ajoute-t-il en esquissant un petit sourire.

— Allons au fait ! A l’essentiel ! crisse une voix impatiente.

— Pendant que je faisais ma cueillette, accroupi, il est venu par derrière, et je l’ai vu.

— Comment l’as-tu vu s’il est venu par derrière ?

— J’ai vu son reflet dans l’eau, reprend le jeune bio, doucement, les yeux perdus dans le souvenir. Je me suis retourné et je l’ai vu. Il était humanoïde. Presque comme nous. Même taille. Plus costaud ou plus osseux peut-être. Plus poilu. L’air sympathique. Je l’ai salué. Et on a parlé.

— Vous avez parlé ? s’enquiert, interloquée, Ipocagne. En quelle langue ? raille-t-elle.

— Enfin, moi j’ai parlé terrien. Lui, il n’a pas beaucoup causé. A la fin, probablement.

— Probablement ?

— Il a fait des bruits absolument épouvantables, des sons monstrueux. Pas longtemps. Puis il m’a fait un signe d’adieu et il est parti.

— C’est tout ?

— Oui. Enfin non, bien sûr que non ! Nous sommes restés un long moment ensemble. Ça se passait bien. On ne peut pas résumer les choses en deux temps trois mouvements. Moi, je trouve que c’est une découverte fantastique ! Le premier soir, nous rencontrons, ou plutôt je rencontre un indigène sympa. On bavarde. Nous savons qu’ils sont très proches de nous...

— Je t’arrête un instant, interrompt Léonard, le vieux matheux. Je pense que le moment de tirer les conclusions scientifiques et philosophiques de ta découverte, n’est pas encore venu. Avant, j’aimerais être sûr d’avoir toutes les informations. Par exemple, je serai curieux de savoir ce que tu lui as dit, s’il a eu l’air de comprendre, s’il présente des signes particuliers, s’il s’est passé autre chose.

— Écoute, je ne me souviens pas exactement de tout ce que je lui ai raconté. Mais en gros, je lui ai d’abord dit que j’étais enchanté de le voir, je l’ai salué au nom de la Terre, puis je lui ai expliqué qui j’étais, la Mission, le Grand Chamboulement, le vaisseau...

— Vous avez toujours été loquace, siffle Line-Dha. Mais Tryx continue, ignorant le sarcasme. Ses yeux interrogent grand ouverts ceux de Léonard:

— Quand à savoir s’il m’a compris, à vrai dire, je n’en sais rien. Il m’a écouté. Il souriait. Il avait des yeux brillants. On était là, assis sur la même pierre, enveloppés de brume. Il avait l’air de suivre ma conversation... C’était koul... J’ai voulu représenter la Terre, être aimable,expliquer notre projet, c’est logique, non ?

— Attends. Revenons aux faits. Tu n’oublies rien ? Tryx se gratte la tête, puis soudain: — Si. Il a roté ! C’était terrible ! Du tonnerre ! Et puis, il avait, épinglés à sa ceinture, des batraciens jaunes.

Sur ce, le jeune bio se tait et la salle reste muette, le regard perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que la voix moqueuse de Line-Dha vienne couper court à ses délibérations.

— Il semble que votre jeune disciple, Professeur Thuan, n’ait pas de jugeote. Il révèle d’un trait notre emplacement et nos projets à un étranger, dont il ne tire rien d’autre qu’une description approximative. Nous sommes à découvert. Et ce, par manquement aux règles, une indiscipline qui ne surprend personne quand on connaît le maître.

— Je rêve, je rêve, s’écrie une voix désolée qui projette son indignation du haut des gradins. Vous êtes devenus fous, surtout vous Line-Dha, vous êtes abominable !

La jeune fille se rassied, les larmes aux yeux. C’est la petite Claire, 14 ans. Ses accès de larmes l’empêchent souvent de terminer ses argumentations. Mais, Imanof, dit Le Farouche, prend le relais du haut de ses 17 ans, dont 10 en taule, dit-il souvent . Il lance, sombre et sûr de lui: — Elle a raison. Vous êtes odieuse, madame.

Il lui adresse un sourire âpre. Elle semble outrée, mais ses joues s’empourprent de honte. Il continue, accusateur.

— Vous êtes mal polie, vous êtes raciste, madame, et surtout, vous êtes morte de trouille. De quel droit qualifiez-vous d’étranger cet indigène ? Nous sommes les étrangers. Et que signifie ce langage: nous sommes à découvert ? Je vous rappelle que depuis que nous orbitons autour de la planète, il y a de cela une semaine, nous envoyons des messages radio. Nous annonçons notre arrivée, madame. Vous crevez de peur, Line-Dha, et vous aussi, jette-t-il, à la ronde. Nous allons enfin sortir de cette prison ambulante et nous nous barricadons parce que vous avez peur. Moi, je sais que si je ne sors pas d’ici, je vais devenir fou !

— Tu es perspicace, Imanof, interrompt doucement Adèle, la doyenne psi, c’est bien la peur qui s’est emparée de notre logiste-sociale. Nous avons tant attendu ce moment... c’est un aboutissement, un renouveau, une rupture... Il est fréquent, dans ces périodes de crise, de voir surgir les fantômes psychiques, les défenses et les pulsions primitives. Nous devons contrôler nos émotions, mes enfants, et nous soutenir. Ensemble, nous sommes préparés à connaître ce monde... Du côté scientifique, ça avance ?

— Ça avance, ma chère Adèle, ça avance, répond Thuan, ravi. Les prélèvements nous ont permis de confirmer nos hypothèses, déjà bien étayées, sur la viabilité de cette planète. Par un heureux hasard, et son sourire rayonnant s’élargit plus encore, nous sommes compatibles ! En tout cas, pour l’instant, glousse-t-il dans sa barbiche. Quand à la découverte de mon indiscipliné disciple, j’en suis fort aise. Elle confirme une fois de plus la devise des bios, lance-t-il comme un collégien. On ne peut pas réprimer l’envie de connaître, de comprendre le monde. C’est d’ailleurs bénéfique à l’évolution de l’espèce. Donc ! Nous cherchions la vie, nous la trouvons sous une forme évoluée. Plus tôt que prévu, c’est là, la seule différence.

— Il me semble que c’est une excellente nouvelle ! s’exclame Maître Kheu. Non seulement, je vais pouvoir tirer parti dès aujourd’hui de la matière première de cette planète, mais encore je vais avoir le privilège de connaître bientôt une nouvelle cuisine ! J’ai hâte d’échanger des recettes.

— Vous avez parfaitement raison de vous réjouir, Maître Kheu, proclame allègrement Nokt de sa voix trouble. Nous devrions tous nous réjouir. Échangeons donc nos recettes. Et le petit jeunet, Imanof, n’a pas tout à fait tort. Nous ne sommes pas venus de si loin pour nous barricader. Sortons vite au grand air ! Rien n’a vraiment changé.

— Si, réplique sèchement Line-Dha. Nous supposions que cette planète était habitable, peut— être habitée. Nous pensons depuis quelques jours qu’il y a des signes de vie ici et là, mais nous avions choisi un emplacement tout à fait sûr. Avez-vous oublié qu’il nous faut absolument respecter un temps d’isolement et d’acclimatation ? Et par la faute d’un petit jacasseur égoïste incapable de respecter une consigne, nous sommes à découvert. J’insiste.

Le professeur Thuan lui répond doucement.

— Ma chère Line— Dha, nous ne pouvons pas tout contrôler. Ce serait rassurant, mais mortel. Partout où il y a vie, il y a organisation, structure, mais aussi et ô combien, désordre, mutation. Mon élève, bavard je vous l’accorde, n’a été qu’une étincelle d’entropie. Si cet endroit est habité, et si le brouillard se lève, nous serons de toutes façons rapidement localisés. Je vous rappelle que notre vaisseau n’est pas discret. Nous passons difficilement inaperçus.

Il fait une pause pour caresser sa barbiche. Pensif, il continue.

— Pour le temps d’acclimatation, vous avez raison. C’est écrit dans le manuel en tout cas !

Il part d’un éclat de rire amusé que vient casser abruptement le ton glacial de Zor, le juriste. -Je ne comprends pas que l’on puisse prendre à la légère la désobéissance aux normes. C’est un acte grave. Faut-il répéter à nouveau que nous nous sommes donnés ces règles nous mêmes ? Elles n’ont pas été imposées de l’extérieur, non, elles ont vu le jour ici, dans cette assemblée. Nous sommes liés par un contrat qui exige de nous une discipline absolue. Il y va de notre survie.

— Je forme des bio, pas des militaires, grommelle Thuan.

— Ne recommencez pas à faire le procès de Tryx, s’indigne Imanof. Sa découverte est bien plus importante que son escapade. Et d’ailleurs, nos fameuses règles, nous verrons ce qu’elles tiennent ici-bas ! Choisies et non pas subies, dites-vous ? Comme si la «majorité» n’était pas un diktat en soi ? Vous n’avez pas le droit de nous imposer votre contrat à perpétuité. A propos, de quel droit, monsieur le juriste, nous avez-vous embarqués sur ce tas de ferraille ? De quel droit, avez-vous pris des décisions en notre nom ? De quel droit sommes-nous en taule depuis dix ans ?

L’adolescent se tait, suffoqué par sa tirade, conscient d’avoir blessé une partie de l’auditoire, obstiné dans sa rage silencieuse.

Zor, s’apprête à répondre, l’air pincé, mais un murmure poignant se fait entendre. C’est la voix du capitaine, triste et voilée, qui tombe par grappes espacées du haut du poulailler.

— Ne sois pas injuste, mon petit farouche... Je sais que tu n’as jamais aimé mon bateau... Tu t’y sens enfermé... Tu es un enfant de la terre... J’avais un fils, avant, il était comme toi, cloué au sol, il ne supportait pas le voyage... Tu vas pouvoir sortir maintenant, marcher et courir dans tous les sens, des heures durant. Tu en as besoin... Heureusement, la plupart des petits n’ont pas vécu mon vaisseau comme une prison... Je m’en voudrais d’en être le capitaine...

Il marque une pause et laisse échapper un soupir bref et discret. Puis il reprend, d’une voix triste et voilée, qui coule en cascade, depuis les hauteurs.

— Nous vous avons embarqués sur ce tas de ferraille parce que notre planète était chamboulée... elle se désagrégeait.... ses plaies suppuraient de partout... les rayonnements radioactifs jaillissaient ça et là... les plaques tectoniques glissaient, disloquaient... la terre tremblait d’une fièvre erratique, imprévisible, jusqu’au tréfonds de l’océan...

Il se tait. Dans ses yeux assombris, le passé prend forme, les images se dessinent avec une précision cruelle. Les regards des «adultes» sont tournés vers l’intérieur. Les mots abstraits du capitaine tentent, délicatement, de ne pas blesser. Il veut s’en tenir au général et se garde bien d’effleurer le particulier. Cependant, chacun revit, en l’écoutant, sa blessure personnelle, cette brûlure, intime, indélébile qui renferme la douleur du deuil, des amours et des vies tronquées. Dans les yeux des adultes, d’insupportables scènes défilent. Les «petits» se taisent. Ils écoutent le récit, maintes fois entendu, toujours un peu différent suivant l’orateur. Pour la plupart d’entre eux, ce ne sont que des mots. Les images ont été détruites, sciemment ou inconsciemment, comme s’ils avaient conclu un pacte avec le passé qui conduisait inexorablement à l’oubli pur et simple. Une amnésie compatissante, épaulée par l’insouciance et la gaîté de l’enfance, qui a chassé le visuel, les a délivrés des fardeaux d’horreur dont les adultes sentent encore, et toujours, le terrible poids. Le capitaine cherche péniblement des paroles douces pour contrer la violence.

— L’avenir de la planète semblait... compromis... Nous déambulions, petits et grands, sur cette fébrile croûte terrestre. Nous avions tous perdu quelqu’un... Nous errions parmi les décombres. Nous devions réagir, mes enfants, chercher le salut quelque part. Et nous l’avons cherché partout, aux 27 coins de l’Univers. Nous vous avons embarqué sur ce tas de ferraille pour préserver la vie, la vie humaine, présente et future. Nul ne sait ce qu’il adviendra de la Terre et de l’Univers. Nous avons essaimé dans toutes les directions, pour multiplier nos chances de survie.

Le capitaine cache un instant son visage entre ses mains, puis il lâche ces derniers mots, qui tombent comme des larmes.

— Je vous ai transporté dans ce vaisseau comme une mère porte un enfant. Avec amour, avec une confiance tenace dans un avenir meilleur. Sinon, comment pourrait-on se hasarder à prendre une telle décision ? De quel droit, mon petit Farouche, amène-t-on quelqu’un à la vie, alors qu’on ne peut prévoir l’avenir ?

La salle s’est drapée de silence. Les paroles, en suspens, accablent de questions, et suintent les doutes goutte à goutte.

Maouxa, 26 ans, enceinte, frissonne.

Puis, la voix basse de Léonard se fraye un chemin à travers les couches épaisses de silence.

— Adèle a raison, nous vivons des heures délicates. Nous sommes hypersensibles, hantés par nos fantômes psychiques. S’il m’est permis de résumer la situation de façon objective, je dirais que nous avons confirmé un élément d’information: cet endroit est habité par une race humanoïde. Au moins un individu se trouve dans les parages. Je vous rappelle que nos hypothèses allaient dans le sens d’une planète habitable, pourvue d’une bonne petite atmosphère, qui laissait présager bien des choses. Nous avons sérieusement considéré la possibilité d’y trouver des êtres vivants, nous en avons beaucoup parlé et ce n’est pas la première fois que nous rencontrons d’autres peuples du cosmos. Nous y sommes préparés. Néanmoins, ce qui constitue une véritable première, c’est de les affronter sans armes de destruction. Nous étrennons nos nouveaux principes philosophiques et ça nous flanque la pétoche. Pourtant, nous possédons encore tout un attirail défensif. Cette première rencontre avec un indigène, si c’en est bien un, semble prouver que nous ne courons pas de danger immédiat.

Se tournant vers Tryx, il ajoute:

— Si ma mémoire est bonne, tu as dit que «ça se passait bien», que «c’était kool», qu’il t’a salué en partant. Ce sont des signes encourageants.

Puis, s’adressant à la galerie supérieure pour y croiser le regard du capitaine, il déclare avec humour:

— Malgré ton dévouement de mère poule, Hiéro, mon ami, il va falloir ouvrir ta panse. Et vite. Les gens s’impatientent.

Hiéro Le Boss, part d’un éclat de rire bruyant qui détend quelque peu l’atmosphère.

Ipocagne en profite pour avancer une remarque:

— Le comportement de l’indigène laisse à penser qu’il n’en est pas à sa première rencontre avec d’autres races. A moins que les ixiens ne soient particulièrement nonchalants et indifférents. Il n’a pas eu peur, il a interagi sans méfiance. J’emploie ce terme un peu froid, parce que je doute fort qu’il se soit entretenu avec notre jeune bio, qu’ils aient dialogué. A ce propos, Tryx, tu devrais sérieusement revoir ta conception de certains mots, «parler», «bavarder», «causer» par exemple, qui supposent inévitablement un interlocuteur, un échange de points de vue. Mon impression de linguiste, toute personnelle, est qu’il n’a pas compris un traître mot de ce que tu lui as raconté. C’est malheureux qu’il soit tombé sur toi, le seul raté linguistique du Vaisseau. N’importe qui aurait essayé d’employer une autre langue.

Tryx rougit tout en bégayant:

— Raté, raté, vous y allez un peu fort ! Je suis simplement nul en langues.

— Il n’y a pas de nuls en langue, affirme Ipocagne d’un ton sans réplique. Et de conclure: toi, tu es un raté. Puis, se tournant vers les autres: Il est possible que nous ne puissions pas communiquer avec ces individus. Nous trouverons d’autres ressources.

— Oh, ne vous en faites pas, on se débrouillera bien, s’écrie en cœur un groupe d’adolescents.

Zor, le juriste lance un nouvel assaut, d’un ton conciliant cette fois-ci, mais sans se départir de ces petites inflexions prétentieuses qui lui ont valu, en cachette, le surnom de Zor le Raseur.

— Je voudrais revenir aux lois, aux règles qu’il faut observer. Au cours de ce voyage, nous sommes devenus une véritable société. Notre communauté a pu survivre, pendant ces longues années, parce que nous avons su respecter un code de conduite, le nôtre. En tant que conseiller juridique, j’en suis fier. Nous vivons en démocratie. Soyez-en fiers, vous aussi. Il est évident que désormais notre situation va changer radicalement. Nous ne sommes plus seuls à occuper l’espace social. Je me réjouis moi aussi, de tout ce qui m’attend, de ce que je peux apprendre et construire ici-bas. Il faudra, bien entendu, transformer notre code, le faire évoluer. Mais il est indispensable, je répète, indispensable pour notre survie de respecter les lois.

— Alors qu’est-ce qu’on va faire ? souffle une toute petite voix.

Le doute

Le premier soleil fourre ses rayons dans le brouillard, discrètement, comme s’il farfouillait le contenu de ses poches sans vouloir se faire remarquer. Ça donne des jets lumineux pâlichons mais baladeurs, et des bulles de clarté matinale éparpillées sur la Clairière. L’une d’entre elles, flotte, en suspens, sur le toit de l’Estaminet.

Yrgrave et Benali s’apprêtent au départ. Benali se demande toujours comment son ami s’y retrouve dans cette vieille remise pleine à craquer. Au fond, il préfère ne pas le savoir, puisqu’il y perçoit vaguement, à la lueur d’un soleil providentiel, les sacs de grains et les fûts de xyl côtoyant dangereusement les barils de poudre rouge et les tonneaux de fermentation. Les deux amis sont là sans trop savoir pourquoi. Ils n’ont besoin de rien de particulier. Yrgrave, d’habitude, ne trimballe que sa fiole de xyl et son lance-pierres. Mais là, il parcourt d’un regard méthodique sa resserre, scrutant les hauteurs encombrées et les profondeurs poisseuses. Benali partage son désarroi. Un sentiment de honte s’empare de lui. Yrgrave cherche quelque chose, c’est évident, une idée, un instrument pour parer les coups à venir. Mais quels coups ? Comment esquiver l’inconnu ?

Une odeur de soupe s’insinue joyeusement dans la méditation métaphysique, puis, la voix de Falika les rappelle à la réalité. Arrêtez-donc de fouiner là-dedans et venez, les garçons. Vous ne partirez pas sans avoir goûté ma soupe. Yrgrave abandonne son inspection minutieuse et se déride. Il répond d’une voix câline. Loin de moi cette idée, ma douce colombe ! J’arrive, j’accours. Puis, d’un ton nettement plus brusque. Trêve de kloutcheries, Benali ! Falika a raison. Qu'est-ce qu’on fout ici ? Allons manger.

Les soupes de Falika sont toujours délicieuses. Ses salades aussi. Un talent rare qui ne s’exerce qu’avec les plantes. Ses ragoûts de viande sont exécrables, tout comme ses poissons au grill. Yrgrave cuisine volontiers les bestioles. Elle, c’est la princesse de la chlorophylle, dit— il. Les repas à l’Estaminet vous requinquent un homme. D’abord parce que c’est bon. Ensuite parce que Falika s’est emparée de cette tranche du jour pour y faire la loi, sans conteste. A sa table, il est formellement interdit de crier, de discuter, de parler de maladies, de mort, de problèmes graves, bref, de malheur en général. Personne n’oserait désobéir. C’est une méthode forte qui donne des résultats assez doux. Les repas sont réconfortants à l’Estaminet. On cause, on plaisante, on rigole. Ça dure jusqu’à la dernière gorgée de chay que l’on sirote tout doucement tant il est chaud, amer et condensé. Alors, Falika se lève et abdique discrètement de son pouvoir. Les gens se lèvent aussi, levant, par la même occasion, l’état de siège au malheur. Il reprend ses droits. Dès lors, reviennent au galop, les affres du doute, de la peur, les discussions enfiévrées, les cris, les menaces. Falika ne s’en émeut pas le moins du monde. Tant qu’on n’est pas à table...

Mais aujourd’hui, il n’y a pas de vacarme. Les provisions de Benali ont été distribuées entre les commerçants. Sa pirogue est prête. Le deuxième soleil réchauffe l’air ambiant et accroît la luminosité du ciel. L’heure est au départ. Yrgrave embrasse délicatement Hyperbole et Césure. Falika les suit. Sur la jetée, le tavernier la serre tendrement dans ses bras. Les hommes sautent dans la pirogue. Elle vogue doucement sur la nappe luisante. Alors, Falika chante. D’une voix chaude et puissante. Campée sur ses hanches généreuses, elle laisse jaillir de son ventre arrondi un souffle de velours qui s’étend ondulant et vibrant sur toute la Clairière. Le chant les accompagne encore quand sa silhouette s’est depuis longtemps effacée dans le lointain.

Ils l’écoutent en silence. Benali envie son ami. Quand s’éteint la dernière note, il ne peut s’empêcher de lui dire:

— Tu en as de la chance ! Une belle femme, qui t’aime et qui chante si bien ! Le visage d’Yrgrave s’épanouit en un large sourire. Il est fier de sa femme.

— C’est vrai qu’elle chante bien ! Un don ! La princesse de la chlorophylle n’est que du menu fretin, là, c’est la majesté absolue, la reine, l’impératrice, enfin quelque chose dans ce goût-là.... Elle a toujours adoré chanter. Elle s’y met pour un oui ou pour un non. Mais personne ne se plaint dans la baraque. Mes clients arrêtent de tapager pour mieux l’écouter.

— Chut !

La pirogue glisse lentement, muette, entre les barboteurs. Ils sont bien une vingtaine. Les buttes orangées signalent leur présence. Des dos ronds qui dépassent. De temps en temps, un reniflement inquiétant. Des bulles qui éclatent à la surface et dégagent une odeur fade et douceâtre. Benali navigue en silence entre les collines rugueuses, tachées de cuivre et d’orange, comme les reflets de la mare à l’heure des trois soleils. Les barboteurs sont pacifiques tant qu’on ne les énerve pas. Mais, apparemment, c’est l’heure de la sieste et rien n’énerve plus un barboteur que d’être réveillé en pleine sieste, c’est bien connu. Benali et la pirogue étouffent les échos de leur passage. La rame efface leur sillage. Ils franchissent l’espace barboteur sans encombre.

Yrgrave mordille un bout de sa chique et se met à la mâchonner consciencieusement. Il a l’air de ruminer autre chose que de la nictyne. Il regarde son compagnon de travers. Il crache, puis se remet à mastiquer et à le scruter du coin de l’oeil.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui t’arrive ? lance Benali. Yrgrave grommelle entre ses dents puis énonce d’une voix guère plus intelligible, tout en caressant sa barbe avec application:

— J’ai oublié de te signaler quelque chose. Avant-hier, un galopin, le fils du rebouteux, a affirmé qu’il avait fait une rencontre incroyable.

— C’est-à-dire ?

— Écoute, il faut que tu saches que ce gamin, c’est un gringalet de rien du tout, une demi— portion, une mauviette. A douze ans, il fait à peu près ta taille !

— Et alors ? Ce n’est pas un délit d’être petit. Je ne savais pas que tu avais si mauvaise opinion des rabougris. Ça me désole.

— Ne dis pas de kloutcheries, Benali. Je situe le personnage. C’est un enfant malingre qui fait un complexe d’infériorité. Il raconte n’importe quoi pour se rendre intéressant.

— Qu’a-t-il raconté cette fois-ci ?

— Il paraît qu’avant-hier, il chassait la grenouille jaune à l’endroit dit du Plat Pays, tu connais ?

— Bien sûr. C’est bien loin de la Clairière, pourtant.

— Je te dis que ce gosse c’est un bon à rien. Toujours en cavale, au lieu d’apprendre à lire ou d’apprendre un métier.

— Quel prêchi-prêcha ! Je ne te savais pas si moralisateur. Tu m’as toujours expliqué qu’ici chacun faisait à sa guise, suivait sa pente, comment c’était déjà, ah oui, «chaque ixien est l’artisan de sa propre vie». Yrgrave ronchonne, mécontent. Malgré sa passion intellectuelle pour la dialectique, il déteste être contredit.

— Bon, là n’est pas la question. Nous nous écartons du sujet. Ce gamin a fait, soi-disant, une rencontre bizarre au Plat Pays.

Le tavernier se remet à chiquer et à regarder son interlocuteur avec circonspection. Benali s’énerve.

— Tu me la racontes cette histoire, oui ou non ? Tu es pénible parfois.

— Il a rencontré une chose, un bonhomme peut-être. Petit comme toi, à la peau bleu luisante et la tête sous une cloche à fromage. Ce nabot n’a pas arrêté de parler, enfin, parler c’est beaucoup dire, il émettait des sons incongrus, nasillards et grésillants, du baragouinage incompréhensible.

— Il parlait terrien, à son avis ?

— Il n’en a pas d’avis, le môme. Il n’a jamais entendu votre sabir. Il ne te connaît pas. D’ailleurs, toi, tu ne le parles plus le terrien, sauf quand tu es fin saoul. Tu brailles alors des chansons épouvantables. C’est le terme qu’il a employé, «épouvantable». Je ne sais pas si c’est du terrien ou autre chose. Je me demande vraiment s’il n’y a que les ixiens dans le monde à cultiver la musicalité, l’harmonie, l’euphonie... De toutes façons, je me méfie de ce charlatan. Il a peut-être tout inventé pour attirer l’attention. C’est typique des gringalets, ça, toujours en train de péter plus haut que leur cul.

— Tu commences à m’énerver, Yrgrave, avec tes allusions. Que s’est-il passé exactement ?

— Rien. Cet hominoïde bleu s’amusait à recueillir des bouts de mare. Il en avait plusieurs flacons. C’est idiot au superlatif ! Puis il a parlé, tout seul, comme un kloutch, pendant très longtemps. Après, le gosse est parti.... Ça n’a aucun sens. Il fabule, je te dis. Benali réfléchit, l’air soucieux.

— Désolé d’exprimer mon désaccord, mais, au contraire, ça pourrait être tout à fait sensé. Un homme vêtu d’une combinaison et coiffé d’un casque à oxygène. Un peu étonnant, parce que l’air d’ici est respirable, mais la cloche à fromage, c’est courant chez les terriens en balade. Et les flacons pleins de liquide, tout aussi banal. Les scientifiques terriens passent leur vie à remplir des flacons, comme tu dis. Si cette histoire est vraie, Yrgrave, nous faisons fausse route. Le Plat Pays est au nord, et nous avons mis le cap au sud, direction Peau-Lisse.

— Tu as oublié que tu réponds à une invitation personnelle des Sages. Faut-il te rappeler qu’ils ont fait des progrès avec leurs machines et que...

— Je sais, je sais, tu as raison. Mieux vaut prendre d’abord connaissance de ce foutu message.

Le silence s’installe, insidieux. La pirogue glisse au fil de l’eau. Elle s’est engagée depuis peu dans les méandres de la mare. Les deux occupants de la barque suivent également en silence les détours de leurs pensées, divergentes ou convergentes, qui sait. Il est si difficile de partager clairement les idées et les états d’âme. Le raisonnement ne procède pas avec méthode, il suit rarement un cours rectiligne. L’esprit de Benali se perd en remous circulaires, il part à la dérive, reste en suspens, vide, laissant l’emprise aux émotions, aux souvenirs. Pas cartésien du tout. Le cerveau est truffé de circonvolutions. Pas étonnant que le trajet soit sinueux. Combien d’angles, combien de spirales tortueuses y a-t-il dans le cerveau d’Yrgrave ? Comment pense-t— il ?

Ce n’était pas la première fois qu’il se posait ce genre de questions. Il n’était jamais sûr de comprendre sa famille, ses amis, les terriens. Ça ne s’est pas arrangé avec les nouveaux. Déjà, sur Terre, il avait une peine folle avec les Andromes. Il savait l’andromien pourtant. Il avait toujours été doué pour les langues. Il parlait couramment le shinou, le pagnol et le terrien standard, les trois langues de la Terre. Puis l’andromien, la première langue étrangère, qu’il avait appris à l’université. Il se débrouillait en broxien et avait des notions de kataf. Mais dans ce cas, il s’agissait d’un mérite tout personnel. Il les avait appris sur le tas, en bourlinguant dans les mers astrales. Malgré les langues, il n’était jamais sûr de comprendre à fond qui que ce soit. Il s’était toujours senti unique, tiré à un seul exemplaire, vaguement incompris.

Et pourtant, Yrgrave et lui s’entendaient à merveille. Jusqu’à présent, en tout cas. A demi-mot, en un clin d’oeil, en silence. De tous les êtres intelligents que Benali avait rencontré dans le vaste Univers, c’était le seul à mériter le nom de semblable, de proche. Il s’était trouvé un frère dans ce coin perdu. Il en saisissait maintenant toute l’importance, maintenant que la Terre grondait et s’infiltrait dans les antennes rudimentaires de la planète. Et lui, que ferait-il ? Elle viendrait réclamer son dû, exiger de lui l’allégeance, le lien du sang. Ces terriens, s’ils débarquaient, s’ils étaient déjà là, le prendraient forcément pour un des leurs ! Mais Benali ne savait plus ce qu’était l’appartenance. Il avait vu trop de pays, trop de planètes, trop de races différentes. Les frontières, ça ne l’avait jamais intéressé. Et les idées, pensait-il, la poitrine subitement gonflée par un énorme soupir, aucune ne l’avait suffisamment séduit pour qu’il la défende... Non, il n’appartenait à rien, à personne.

Il doit maintenant manoeuvrer avec attention. La passe est dangereuse. Les sables mouvants se déplacent discrètement. Il faut sonder délicatement, à chaque fois, le ventre sablonneux pour éviter de le fouler. Sa rame ne peut ni froisser ni offenser. Il la manie avec des gestes doux et maternels, mais ses yeux en arrêt sont durs comme l’acier. Yrgrave, à la proue, le regarde. Comme il aime ce gringalet ! Il observe le silence scrupuleux qui convient à la situation. La passe est dangereuse. Yrgrave le sait. Il est fier du petit, de sa façon de naviguer, de se mouvoir dans la mare. Ce petiot, il y tient. Sans jamais le formuler à haute voix. Yrgrave a excessivement peur du ridicule. Il est inquiet. Les petits terriens à l’affût le tracassent, ceux-là, il ne les porte pas dans son cœur. Les minutes s’écoulent dans leur interminable longueur. Le silence leur donne le poids du présent. Secondes muettes, électriques, aux muscles tendus par la concentration. Rumeur de l’eau, apaisante, tant elle est douce et naïve dans ce décor de sable prêt à vous engloutir. Les minutes s’écoulent et l’on franchit la passe. Yrgrave a décidé de rompre ce damné silence: - Qu’est-ce que tu en penses de tes terriens ?

Benali serre de ses doigts le bois de la pagaie. Il s’y accroche comme un aveugle à son bâton. Il rétorque, énervé: — Ce ne sont pas mes terriens et je n’en pense rien.

Le silence fait une nouvelle tentative, sournoisement, un instant, il occupe l’espace. Mais les deux occupants de la pirogue n’en peuvent plus. Ils sont à bout de pensées, ressassées, remâchées, refoulées. Deux boxeurs K.O d’avoir combattu en solo leurs doutes et leurs frayeurs.

— Écoute, disent-ils à l’unisson.

— Excuse-moi Yrgrave, je suis un peu perdu. Ne le dis à personne, mais j’ai peur.

— Moi aussi, fiston

— Je n’ai peur de rien de précis. C’est idiot.

— Benali, mon ami, dois-je craindre les terriens ?

Benali coule son regard dans celui de son compagnon, lentement, comme l’ancre qui s’enfonce. Il reste perdu dans la contemplation des pensées qui tourbillonnent.

— Non, finit-il par murmurer, non, je ne pense pas. Les hommes, les terriens, pardon, sont bons, enfin, non, n’exagérons rien, disons, les terriens sont capables de tisser des liens avec d’autres peuples de l’espace. Ils l’ont montré à plusieurs reprises.

— Tu m’as aussi raconté qu’ils montraient les dents de leurs sales armes.

— Ils n’étaient pas les seuls à être armés.

— Oui, c’est ça le progrès, des bombes de tous côtés qui sifflent d’un seul coup tout semblant de vie ! Eh bien moi, je n’en veux pas de cette technologie de kloutchs. On a suffisamment de problèmes comme ça.

— Ils ne veulent pas faire la guerre.

— Pourquoi en es-tu si sûr ?

— Ils ne s’annonceraient pas.

— Oui, évidemment. Yrgrave mâchouille sa boulette de nictyne consciencieusement.

— Écoute, petit, je ne comprends pas, ça devrait te réjouir d’avoir des nouvelles des tiens... -Je dois être un peu patraque. Tu as raison, je devrais être content. Au moins, on aura des informations de l’extérieur. C’est curieux, depuis que tu m’as repêché, il y a 15 ans, je n’ai plus vraiment repensé au destin de la Terre et des autres planètes. Je sais parfaitement que l’Univers a été secoué comme un vieux tapis, les étoiles sont parties en poussière. J’ai vu, de mes yeux vu, le cosmos se déglinguer. Je lui suis reconnaissant de m’avoir épargné. Depuis, je suis heureux d’être ici, vivant, je ne demande pas plus... C’est surprenant, ce manque de curiosité pour un explorateur de l’espace....... ce que je peux être crétin, Yrgrave, je n’étais, en fait, qu’un commis voyageur.

— Moi je suis tavernier, il n’y a pas de sot métier.

— Tu as raison, mon vieux. Benali s’amuse maintenant à taquiner l’eau de sa rame, à créer des vaguelettes qui détalent joyeusement alentour.

— J’ai l’impression que les terriens sont au Plat Pays, Yrgrave.

— Hum, hum.

— Nous fuyons, en quelque sorte.

— Ce n’est pas une fuite. Tout au plus une digression, une parenthèse. Et puis, nous ne sommes que deux. Attendons d’être plusieurs et d’en savoir plus pour aller les trouver.

— Ça ne t’ennuie pas qu’ils soient dans les parages ?

— Tu m’as dit, mon ami, que je n’avais pas lieu de craindre les terriens.

La pirogue étincelle de soleil, au centre d’une circonférence toute ridée d’ondes concentriques. Les deux hommes se dressent sur la barque scintillante, au milieu d’une mare dont on ne voit pas le bout.

Heureux présage

Benali vérifie les cordages, maussade. Il a de la peine à quitter la pirogue. Elle semble à l’abri. Ses attaches sont solides. Mais il ne peut éviter un serrement au cœur, une sensation d’abandon, chaque fois qu’il la laisse à elle-même, pour plusieurs jours.

Ils sont arrivés au bout de la Mare à Bout. Aux confins de l’eau verte. Ils partent chercher des montures. Ils jettent un regard d’adieu, silencieux, en arrière.

Un grondement sourd et puissant qui s’enfle et tente de moduler une note métallique, secoue la berge. Quelque part, la Crapaude met sa voix au diapason d’Eau-Tonne. Les voyageurs se regardent, déridés. Ils prennent la route sous Ses auspices. Heureux présage !

Peau-Lisse

La route qui y mène plonge le voyageur, au détour d’un chemin, dans un paysage lunaire. L’écorce noire du sol s’étend à perte de vue, ondulante, poreuse. L’ancien magma a fait couler jadis ses vagues rougeoyantes. Elles déferlent encore, immobiles. L’ancienne écume s’est figée dans des formes fantasques. La peau sombre et rugueuse de la terre se hérisse de rochers clairsemés. Le ciel se dilate en fines vapeurs blanches.

Paysage désolé où nulle herbe ne pousse. Seul fleurit le roc, imprégné de solitude. Cela vous contraint au silence. La vaste étendue de lave invite à la réflexion. Le voyageur averti fera bien de se déchausser et de fouler de ses pieds nus les coulées d’obsidienne et de basalte. Il s’en dégage une étrange force magnétique qui vous pénètre et vous insuffle de pensée. Si l’on n’y prend pas garde, elle vous pétrifie. Désert de pierre. La route est longue.

Les rochers qui se dressent ça et là, s’enhardissent, se multiplient et s’élancent toujours plus haut. Quand on aperçoit finalement l’immense montagne, jaillie de terre pour s’envoler vers le ciel, le transpercer et se perdre dans les nuages, on a l’impression que ces pics annonciateurs n’étaient que des sentinelles chargées de veiller sur le majestueux volcan. Le voyageur s’arrête, frappé de grandeur.

La route est encore longue jusqu’au socle. Immense. Massif. Un sentier escarpé, à flanc de montagne, s’insinue vers les hauteurs. Une montée lente, soucieuse d’économie d’énergie. Le voyageur en devient pèlerin. Ses pas se laissent guider désormais par le respect qu’impose la magnificence des lieux. Montée circulaire, où l’on règle sa marche sur une respiration intérieure, dont le cycle, paisible, épouse les rondeurs de la spirale que l’on trace, maintes fois, nuit et jour, autour du volcan. Il faut être animé d’une certaine dévotion pour entreprendre l’ascension du sommet. Il se laisse désirer. Il veut être mérité. Les yeux du voyageur, au fil de ce flanc escarpé, s’emplissent d’espaces, s’embrasent d’horizons. Jusqu’à ce qu’il s’engouffre dans les nuages où sa marche se fait plus pénible, ses cinq sens lui jouent des tours fantasmagoriques et sa progression vers la cime prend des allures d’épreuve initiatique. Il arrive ainsi, trempé par l’expérience, humble et aguerri, au terme de la longue route qui sillonne la colossale cheminée tellurique. Il atteint le cratère gigantesque et son vaste lac. La bouche du volcan, couronnée de crêtes dentelées. Peau-Lisse. Majestueuse. Nue.

Rien ne laisse deviner, au premier abord, la présence des hommes. Les habitants ont su rendre à cette nature grandiose l’hommage qu’elle mérite, ils ne l’ont pas souillée. Ils sont restés ce qu’ils étaient incontestablement face à elle, petits, effacés. Ils se sont glissés dans le tableau en catimini, aménageant des habitations dans les creux et les anfractuosités des crêtes. Troglodytes épris de savoir, ils peuplent discrètement les cavernes de la ligne de faîte.

Yrgrave et Benali débouchent à l’instant sur le cratère, perchés sur leurs hipparions fatigués. Ils s’abîment dans la contemplation du lac. Ses eaux plates. Elles sont d’un plomb livide ce soir. C’est la saison où la planète est coiffée de nuages. Mais, les deux voyageurs ont vu ce même lac briller de tous les feux du firmament. Sa surface immobile réfléchit fidèlement la nuit. Le spectacle des étoiles au ciel et de leur reflet exact dans ce miroir a valu à l’endroit le nom de Peau-Lisse. Le lac à la peau si lisse que les étoiles viennent s’y mirer.

Le cratère attrape-étoiles a attiré les chercheurs de corps célestes. Ils y ont construit, au fil du temps, un télescope. Peau-Lisse, comme un aimant, a drainé les chercheurs d’absolu. Appâtés par le silence des hauteurs et l’immuable beauté du cratère liquide. Mûs par une étrange force, les esprits assoiffés de connaissance se retrouvaient là pour étancher leur soif, abreuver leur pensée dans le lac miroitant. Certains venaient, repartaient. D’autres restaient et vivaient, juchés sur les cimes, depuis des années, cerclés d’étoiles. Les Sages, disait le peuple. Les Nuls, répondaient-ils en souriant, douloureusement conscients de l’étendue de leur ignorance. Ils étaient incontestablement farfelus. C’était peut-être l’ivresse des hauteurs qui les faisait sourire hébétés, l’air vif qui les grisait et donnait à leurs yeux des reflets enjoués, la fameuse folie douce des étoiles qui les poussait à faire des farces de gamins ? Tous différents, tous bizarres. Des loufoques. Qui ouvraient leur porte à tous ceux désireux de s’instruire, sans contraintes, au gré de leurs recherches. Ils cherchaient des réponses au sommet du monde, et toute personne qui gravissait la montagne, partageait avec eux le pain du savoir et le vin des lacunes. Les gens venaient goûter au plaisir de la découverte, à la joie de l’étude. Ils restaient quelques semaines ou des années, d’autres venaient, en habitués, savourer de temps en temps leur petit verre de science. On y entrait et en sortait librement, sans diplômes ni grades, l’esprit plus riche, le cœur plus léger.

La science, sur cette planète, était allée se nicher sur les plus hauts pics, elle s’était réfugiée par-delà les nuages. Elle était là, généreuse, mais superbement indifférente aux tracas quotidiens des gens d’en bas. Ils étaient quelques centaines à peupler la bouche du volcan, hommes et femmes, toutes disciplines confondues. Et, depuis l’installation du télescope, un petit groupe de polisseurs perchait aussi là-haut. Il fallait une minutie, une patience et une dextérité exceptionnelles pour polir la gigantesque lunette astronomique. Les Sages, forcément, se déclaraient nuls, mais les artisans du désert, par contre, y excellaient. Ils étaient venus, de leurs lointaines contrées méridionales, avec le grand disque. Depuis, ils le frottaient tendrement, à l’aube, à la lueur douce qui blanchit l’horizon. L’aurore les surprenait, tous les matins, emmitouflés dans leurs nombreuses pelures, transis de froid, ronds comme des oignons, coccinelles affairées sur le verre luisant.

Peau-Lisse, c’était tout à la fois. La cime, les étoiles, le lac, les Sages-Nuls, les Polisseurs, les lumières indécises à l’intérieur des grottes, le silence et le ciel à portée de la main... Et, pour le tavernier, le repos, le répit intérieur, une trêve au combat routinier de la subsistance. A la vue de ce lac de plomb, son esprit s’apaisait et volait, libre d’attaches, pour se perdre, oisif, chancelant et avide, dans les vers de ses poètes préférés. Il murmurait, comme une oraison funèbre:

«Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits...»

— Secoue-toi, mon vieux ! Allons-y ! lui lance son ami.

Ils s’acheminent, lentement, vers les lumières tamisées qu’ils devinent au cœur de la pierre. La nuit tombe, silencieuse. La nuit noire d’Ixe.

— Où faut-il s’adresser, à ton avis, Yrgrave ?

— On va chez Basile, bien sûr.

— Ce n’est peut-être pas le plus indiqué.

— Ne dis pas de kloutcheries, fiston.

Cactus volcanique

Basile, le poète, les accueille à bras ouverts. Il n’est pas seul. Son ami Sitacor l’accompagne. Ils dégustent au coin du feu de braises une nouvelle variété locale de xyl. On distille à peu près tout à Peau-Lisse. Ça donne de curieux breuvages ! Celui-ci a l’air fameux et leurs hôtes un peu éméchés.

— On t’attendait, petit terrien !, s’esclaffe Sitacor. Tu es le sage entre les sages, l’abstracteur de quintessence !

— Il est malade ? s’informe Benali.

— Mais non, il rigole, le rassure Basile. Pourtant, il dit vrai, nous t’attendions, ô sage entre les sages !

— Vous vous fichez de moi, c’est certain.

Basile et Sitacor se tordent de rire, Yrgrave ne demande qu’à les suivre. Il se sert une bonne rasade de cette nouvelle décoction. Et, pour ne pas être en reste, il déclame:

— Bois, ô le moins nul d’entre nous !, ce qui fait littéralement rouler par terre les deux autres.

— J’avais oublié que vous étiez tous un ramassis de cinglés, marmonne Benali, tout en se servant un verre. Faites attention, les sages, ta sandale crame, Basile, et ta bosse devient violette, Sitacor.

— Quand la bosse est violette, son porteur est pompette, chantonne Basile.

Et les trois ixiens, de rire, à gorge déployée !

— On ne va rien tirer au clair ce soir, c’est évident, ronchonne Benali, maussade.

— Ne fais pas cette tête, petit terrien. Tu possèdes la clef d’un mystère, ô bienheureux mortel ! Fais durer le plaisir, prolonge l’extase nocturne, et dévoile nous la vérité dans la splendide clarté du matin !

— Tu deviens poète, Sitacor, mauvais, mais poète, assure Basile.

— Vous êtes tous fondus, mais je vous aime bien, s’adoucit Benali. Servez-moi encore de votre petit tord-boyaux, c’est à base de quoi, cette fois-ci ?

— De cactus volcanique, genre oponce, c’est formidable, tu ne trouves pas ? .

Le message

Les Nuls sont réunis autour de l’invraisemblable machine. «L’émetteur-récepteur», annoncent cérémonieusement les bricoleurs de l’engin. «Le sonorisateur» maintenant. Le bouton est poussé. Silence. Grésillements. Comme une pluie sèche qui crépite. Puis, la voix anonyme troue l’espace et se répand, par vagues successives, couvrant à chaque assaut les parasites, étouffée par les perturbations lors du reflux. Ça donne un discours sinusoïdal. Ça donne le tournis. Et juste quelques mots, «hommes», «femmes» «nus de planète», c’est dingue, ça ne va pas du tout, mon vieux !

— Ça s’arrange un peu par la suite, tu verras, dit le bricoleur en chef d’un ton encourageant.

La voix semble chercher son équilibre sur les ondes capricieuses. Elle se pose enfin, froide et métallique, et délivre d’un trait son message.

«Nous voyageons dans le cosmos depuis dix ans terrestres. Quinze ans se sont passés depuis le Grand Chamboulement. Notre planète Terre a subi toutes sortes de catastrophes: séismes, inondations, raz de marée, pluies acides, radiations. Nous avons perdu une grande partie de la population. Nous savons que d’autres planètes ont été touchées. Nous essayons de rétablir les contacts avec les galaxies connues. Nous sommes aussi partis à la recherche de nouveaux mondes. Nous sommes arrivés ici après ce long voyage spatial. Nous orbitons autour de la planète Ixe. Si vous êtes à l’écoute et si vous pouvez nous comprendre, sachez que nous venons en paix. Nous allons bientôt atterrir et nous essayerons de vous contacter dès que nous pourrons. Nous venons rester quelque temps. Dans l’espoir d’une entente possible entre nos peuples. Nous voulons la paix.»

Benali traduit au fur et à mesure. La voix s’est tue. Puis elle reprend, méconnaissable. Benali écoute attentivement, puis déclare. C’est la même chose en andromien. Le sonorisateur continue de déverser les sons venus d’ailleurs. Il passe au kataf, maintenant, signale l’expert, le moins nul des nuls, en l’occurrence. Puis, nouveaux grésillements. Puis, plus rien.

— Tu pourrais répéter ?

Le bricoleur retrouve le message en terrien. Benali traduit, posément, sous les yeux émerveillés de ses amis. Puis, l’inévitable silence se cale un moment et prend ses aises, dans l’épaisseur des questions non formulées. Silence rompu, d’ailleurs, par la voix tremblante d’Ariane, qui conclut rapidement.

— Bon, c’est bien gentil vos petits messages, mais moi, je dois retourner à mon araignée. Et il faudra avertir Séraphin. Il a quand même envie de savoir.

Sur ce, elle tourne les talons et enfile le chemin de la sortie.

Benali regarde la petite vieille, stupéfait, tandis que les autres dépêchent tranquillement un messager auprès de Séraphin. Puis, subitement, ils l’entourent et jubilent. «Quelle aubaine ! Quelles prodigieuses perspectives en attente ! Ô allégresse, ô joie, ô liesse !» Les nuls dansent la sarabande autour de lui. Benali se demande si l’air du coin n’est pas carrément malsain.

Ils dansèrent longtemps.

La nouvelle avait été estimée excellente, à en juger par les manifestations de gaîté exubérante qui ne tarissait pas. Les savants débordaient d’enthousiasme à l’idée de confronter leurs théories avec celles des terriens. Ils s’imaginaient qu’ils viendraient indiscutablement à plusieurs, un nombre suffisant probablement pour que chacun d’eux y trouve chaussure à son pied. Ils se voyaient déjà, devisant et partageant hypothèses et conclusions, heureux comme des enfants qui préparent une fête. Benali n’en revenait pas. Aucune trace d’appréhension, pas l’ombre d’un soupçon chez les Sages, alors que la visite prochaine des terriens avait jeté un trouble considérable dans les esprits des deux compères. Comment cela était-il possible ?

Il y avait bien Zigmar, qui tournait et retournait dans sa tête un détail du discours qui l’avait laissé perplexe. Comment les terriens connaissaient-ils le nom de leur planète, alors qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds et qu’aucun ixien n’était jamais sorti ? Il avait entendu distinctement «la planète Ixe». Comment cela était-il possible ? Mais cette question ne ternissait pas sa joie.

Ils semblaient tous ravis. Peut-être se sentaient-ils moins seuls, maintenant ? Les conjectures qu’ils avaient formulé à la lumière des constellations devenaient certitudes, dès lors que des informations venues d’ailleurs confirmaient effectivement que d’autres planètes avaient été ravagées par un cataclysme. Benali leur avait bien raconté son histoire d’univers secoué comme un paillasson, mais vu la gueule de bois qu’il s’était payée ce jour-là, la chose n’avait jamais été considérée comme une vérité scientifique... Ou bien, las de philosopher entre eux, avaient-ils hâte de raisonner avec autrui ? Toujours est-il, qu’ils savouraient déjà le plaisir que cette future rencontre allait procurer à leur intellect, et l’idée d’un éventuel danger ne les effleurait même pas. Les gens de Peau-Lisse ne craignaient que la piqûre du scorpion plutonique, la cécité stellaire et le syndrome d’émoussement mental. La vaste gamme des autres périls ne les intéressait absolument pas.

Benali cherchait Yrgrave. Il le trouva dans un coin de la pièce. Il ruminait quelque chose et marmonna dans son oreille, qu’est-ce que ça veut dire en terrien «nous allons rester quelque temps» ? Benali lui répondit par un haussement d’épaules, mais se trouva moins seul parmi cette foule d’exaltés. Puis, il sourit:

— Nous sommes une paire de grincheux, toi et moi. Regarde-les. Ils sont heureux... ou ils s’en fichent, comme les deux autres. Qui sont-ils ces deux-là ? Des nouveaux ?

— Qui ça ?

— La petite vieille et l’autre, celui qui voulait des renseignements.

— Séraphin. Il devient vieux. Il vit dans sa chambre depuis des années.

— Il est infirme ?

— Il prétend que ses genoux craquent avec un bruit extrêmement désagréable lorsqu’il se déplace. Il a l’oreille musicale et ça le gêne.

— Qu’est-ce qu’il fait dans sa piaule, depuis des années ?

— Il étudie le ciel dans l’embrasure de sa fenêtre.

— Il ne regarde que ce bout ?

— Parfois, il vérifie ses calculs en observant les étoiles du lac. Benali fronce les sourcils en point d’interrogation.

— Il observe le lac lors des Grandes Nuits Scintillantes. Son champ de vision est alors plus vaste, puisqu’il l’étend à tout le cratère. Mais l’image est en miroir, évidemment.

— Il est maso ?

— Mais non. Il assure que c’est un bon exercice mental, que ses vieilles neurones ont besoin d’être aiguillonnées, sinon elles rouillent. Benali soupire et déclare, désolé: — Ils sont tous dingues, c’est certain. Yrgrave, réplique, amusé: — Tu exagères, ô toi le plus grincheux de tous ! Qu'est-ce que ça peut te faire s’il aime regarder sa fenêtre et la peau lisse du lac ? Chacun a le droit d’avoir sa petite marotte, non ?

— Et la mémé ? Je ne l’avais jamais vue auparavant.

— Mais si ! Elle change. Elle était enceinte quand tu es arrivé à Peau-Lisse la première fois.

— Enceinte ? Mais quel âge a-t-elle ?

— Dis donc, mon vieux, tu es indiscret ! Écoute, Ariane, elle est très vieille et elle a toujours été spéciale. C’est comme ça.

— Et quelle est sa petite marotte ?

— Une araignée au plafond. Benali regarde son ami.

— C’est inquiétant, Yrgrave. Ils sont tous toqués.

Une araignée au plafond

Sitacor avait déjà frappé trois fois. Ils attendaient patiemment que la litanie finisse. Mais elle reprenait pour la troisième fois. «Secoue-toi, ma vieille, on frappe...La pseudosphère est une surface de révolution dont les méridiens sont une tractrice... le plan hyperbolique sur la pseudosphère ne correspond pas à la géométrie intrinsèque de cette surface, mais à l’enroulement infini de cette surface sur elle même... les médianes d’un triangle géodésique sont concourantes... Secoue-toi, ma vieille, on frappe...».

On l’entend remuer. Finalement, elle ouvre la porte. «Ah, c’est toi, dit-elle, de son plus grand sourire. Tu as amené le petit, c’est bien, ça. Bonjour, Yrgrave, t’es venu te rempailler, mon gros, t’as besoin d’air pur, toi. Entrez, tous les trois.

Ariane, petite, ridée comme un fruit mûr, auréolée de boucles blanches. Ariane s’affaire de ses petits pas menus et leur sert, au coin des braises, sa petite liqueur de lézard. Elle marmonne, cependant, quelque chose qui ressemble à la géodésique de surface qui devient la corde du cercle. Elle s’installe parmi eux et se roule un petit cigare. Son visage s’épanouit, sillonné de sourires. «Je parie que c’est mon araignée qui vous amène !»

— Pas seulement, proteste Yrgrave.

— Ne dis pas de kloutcheries, mon gros, j’ai passé l’âge des flatteries. Les compliments, ça m’énerve. D’ailleurs, c’est clair comme l’étoile du matin, proclame-t-elle, tu as envie de la voir, n’est-ce pas, petit ?

Elle plonge ses yeux pétillants dans ceux de Benali. Pour la première fois, depuis son arrivée sur la planète, il se trouve face à un adulte de sa taille. Elle rapetisse, c’est évident. Cette petite vieille l’intimide, mais il va droit au but.

— Je voudrais surtout comprendre pourquoi c’est si important, d’avoir une araignée au plafond.

— Ah, parce que toi, petit terrien, tu sais tisser une ligne polygonale inscrite dans une spirale logarithmique ? murmure-t-elle étonnée.

Benali, confus, lui répond humblement.

— Si vous le prenez sur ce ton, je vous présente mes excuses.

— Ce que tu peux être schnok, mon petit gars ! Je déteste les excuses et encore plus qu’on me voussoie. Non, mais, quand même ! Je suis âgée, soit, mais pas vieille Transe !

Ses rides scintillent, comme des épées au soleil. Elle inspire une longue bouffée de son cigare odorant. Puis, elle sourit, et chuchote de sa voix chevrotante.

— C’est dommage que tu ne vois pas la beauté de la chose... Les araignées ourdissent des toiles merveilleuses. Fileuses émérites, géomètres chevronnées, elles maîtrisent les spirales. Celle d’Archipète, où le rayon vecteur est proportionnel à l’angle polaire. Personnellement, je la trouve un peu fade, enfermée dans ses additions, mais c’est une question de goûts. Or, elles excellent à réaliser la courbe audacieuse, qui vient couper obliquement, sous des angles de valeur constante, tous les rayons vecteurs irradiés par le pôle. La spirale logarithmique, petit, un véritable exploit ! Là, elles multiplient, elle s’élancent à corps perdu dans la géométrie !

Ariane s’enthousiasme, trépigne et va prendre son envol mathématique quand Sitacor l’arrête. «Tu permets, Ariane ?». Il trempe son doigt dans la liqueur de lézard, en fait tomber une goutte sur la table et trace la courbe arithmétique. Puis, cérémonieusement, il trempe à nouveau son doigt pour en extraire la goutte qui devient révolution géométrique. «Les voilà, mes chers, la spirale archipètienne et la spirale logarithmique» Puis, jetant un regard complice et compatissant à sa collègue. «Faut simplifier, ma vieille. Tu sais, parfois, ils sont vraiment nuls».

— Mais j’allais leur expliquer l’auto-similarité, les fractales ! rouspète Ariane.

— Je me demande si...

Yrgrave et Benali les regardent, vaguement complexés. Puis, Benali avance timidement:

— C’est très intéressant. Elles font ces spirales depuis toujours ? toujours les mêmes ?

— Depuis la nuit des temps, petit, depuis la lointaine métamorphose d’Arax-Née ! Ne fais pas la moue, Sitacor. Elles tissent depuis toujours, d’abord la belle, la trame temporaire, qui leur sert à tisser l’autre, la définitive, la fadasse.

— Ariane, s’il te plaît !, réprouve Sitacor.

— Oh, toi, faudrait savoir ! S’il faut simplifier... Ne faites pas attention à lui, mes enfants. Elles font ça depuis toujours, mais chaque toile est différente, chaque araignée unique ! Et la mienne, la petite Virgule, est exceptionnelle !

— Virgule ?

— Oui, j’ai hésité. J’avais aussi pensé à Joséphine ou Crochette, mais j’ai choisi Virgule. Faut bien choisir, sinon on ne s’y retrouve plus.

— Oui, bien sûr.

— Virgule est très douée, dit-elle avec une fierté maternelle. Quand elle a vu qu’elle pouvait se nourrir à peu de frais, vu que je l’héberge et pourvois à ses minuscules besoins alimentaires, elle a eu le bon goût et la délicatesse de s’en tenir exclusivement à la spirale logarithmique. L’autre, l’insipide, c’est pour ourdir son filet de chasse, petit, elle est toute poisseuse de colle, la spirale d’Archipète ! Tandis que la belle ligne éphémère, c’est un bijou mathématique, tu comprends ? Elle ne fait que ça, ma Virgule, de belles spirales logarithmiques, pour la beauté du geste ! Et dernièrement, elle fait des prodiges. Comprenez bien, mes enfants, qu’elle appartient à une famille d’arachnides qui tisse des toiles à deux dimensions, mais, récemment, Virgule plonge dans la troisième avec l’élégance d’une dentellière. Elle s’est mise à tisser des hyperboloïdes de révolution .

Les deux compagnons jettent un oeil désemparé sur leur ami mathématicien. Il grommelle:

— Des espèces d’entonnoirs.

— N’écoutez pas ce grand schnok et venez admirer ma petite Virgule.

Ariane pose délicatement ses petits pieds sur la traverse de l’échelle et gravit prestement les échelons qui la séparent du plafond. Elle regarde tendrement la toile de son araignée tout en fredonnant une ritournelle barbare «et à dème moute a ta raise our go» au grand chagrin de Sitacor qui a horreur de ces rites idiots.

— C’est magnifique, les enfants, magnifique, dit-elle en dégringolant l’échelle quatre à quatre. Mais, ne montez surtout pas. Virgule est très timide. Tenez mon verre grossissant.

Benali règle la lunette et aperçoit soudain, dans ses moindres détails, la toile en question. C’est bien un entonnoir en dentelle qui se balance doucement à l’angle du plafond. Benali a même la chance d’y découvrir la petite araignée qui tisse, à l’infini, laborieusement, le petit trou béant.

— Mais il n’y a pas qu’une spirale, Ariane, c’est presque un bonnet de nuit !

— Depuis qu’elle s’est attaquée à la géométrie hyperbolique, Virgule a repris la procédure de fabrication intégrale.

— Elle va se remettre à chasser ?

— Mais, non, quelle vulgarité ! Ma petite araignée fignole, peaufine, calcule, prend ses repères. Elle manque un peu d’assurance dans l’espace, mais ça viendra. Elle en est déjà à sa septième toile .

— Pourquoi elle fait ça, Ariane ?

— Elle cherche, petit, elle cherche. Comme moi.

— Qu'est-ce que vous cherchez toutes les deux ?

— Elle, à mon avis, elle étudie la courbure de l’espace-temps. Moi, je recherche la clé du Nombre ... de Vie.

— Ah, non, ça ne va pas recommencer ! interrompt Sitacor, énervé. Tu m’avais promis de ne plus parler qu’en termes strictement scientifiques, je t’ai déjà expliqué le trouble que tu jettes dans les esprits novices, à mélanger, comme tu le fais, les contes et les maths.

— Bof, les contes, les comptes... et puis, ces esprits-là, dit-elle en pointant un doigt accusateur sur ses hôtes, c’est pas des novices, c’est des vraiment-nuls ! Ça ne risque rien. Et puis, zut, quand même, je suis ici chez moi et je dis ce-qu’il-me-plaît !

Sa bosse frontale, cramoisie. Signal d’alerte indiscutable. Elle fronce les sourcils, le nez, les oreilles. Toute froissée, elle les défie du regard, prête au combat. Magnifique. Sitacor ne sait plus comment battre en retraite. Adèle déteste les excuses. Dilemme. Silence. Yrgrave vient à la rescousse.

— C’est vrai qu’avec nous, tu n’as pas besoin de t’en faire. Si encore, c’était de la poésie, je discuterais bien pour un mot, mais s’agissant d’un nombre, ça ne va pas nous troubler le moins du monde, tu peux l’appeler comme bon te semble.

— Le nombre de Vie, répète Ariane, obstinée.

L’ambiance est toujours crispée. L’araignée marque une pause.

— Ce nombre, hésite humblement Benali...

— 0,6180339887... C’est un nombre irrationnel qu’elle affectionne. Sur ce, Ariane se déride, et vient, de ses petit pas menus, embrasser son collègue.

— Allez, grand schnok, tu sais que je t’aime bien, rationaliste à la noix de cocrax ! D’ailleurs, je n’ai plus de temps pour ces kloutcheries, je ne devrais pas m’énerver, ça me donne des aigreurs d’estomac.

Elle enchaîne, soudain radieuse:

— O,61803... ou 1,61803... ! Que de nuits passées à calculer fiévreusement la prochaine décimale ! Ma jeunesse à courir après l’infini... A diviser les segments en moyenne et extrême raison... A jouer avec ce nombre, le tourner, le retourner... un jour j’ai laissé les petits irrationnels s’amuser entre eux et ça a donné 1- 0,61803... multiplié par 2 x 3,14159..., ce qui m’a catapultée à l’angle de la construction d’une spirale... Je le voyais partout ce nombre, dans les toiles d’araignées, les coquillages, les écailles des pommes de prynx, les étoiles de mare, je l’identifiais instantanément dans les pousses des feuilles le long de la branche, dans les proportions de mon corps, du tien, petit terrien... il se glissait dans mes gammes mathématiques 0,1,1,2,3,5,8,13,21,34... sans être invité, il se faufilait partout. Au cœur de la spirale logarithmique qui guide le rapace dans son vol d’approche... dans l’oeil du cyclone... dans les longs bras spiralés des galaxies... Comment ne pas le voir ? Dans tout ce qui croît ou coule sur terre, tout ce qui tourne au ciel... Je vois une constante structurer la vie. Je veux percer son secret. Peut-être me conduira-t-elle à la source, à l’explication lumineuse, concise, élégante...

Son visage fripé rayonne de beauté.

Les machines-à-bouffe

C’était un recoin du vaisseau qu’il avait d’abord exécré. Il avait même tenté, lui, si placide d’ordinaire, d’organiser un soulèvement populaire contre cette décision abominable, adoptée comme toujours à la majorité. Il avait réussi à former un petit groupe de séditieux. Mais leur rébellion avait été de courte durée. Force lui avait été de reconnaître qu’il ne pouvait pas tout contrôler, qu’il ne devait pas imposer ses goûts — certes, plus sûrs et plus sages — à tous les autres. Il avait alors opposé une résistance passive au projet des machines-à-bouffe. De stupides robots sans pattes qui vous concoctaient des casse-croûte infâmes et vous crachotaient dans des gobelets mous des liquides nauséabonds aux lointaines réminiscences de café ou de graine de cola. De la tambouille en boîte qui l’irritait au plus haut point. Il avait dû fermer les yeux sur l’inéluctable connivence de certains de ses élèves, qui devaient forcément fournir à ces automates idiots une petite portion des précieux ingrédients de sa cuisine. Il vouait, au début, une haine féroce à ceux qui les utilisaient. Puis, au fil du temps, il leur pardonna ces incartades. Aujourd’hui, il se rendait sur les lieux du crime avec la ferme intention de goûter un de ces breuvages.

Il enfila le long couloir qui y menait. Ils avaient eu la délicatesse de situer le théâtre d’opérations à l’opposé de sa cuisine. Il lui fallut donc un certain temps pour déboucher sur la minuscule cour intérieure qui abritaient les gâte-sauces, les sous-marmitons, les fabricants de pâtée pour hommes, en un mot, les machines-à-bouffe. Il y découvrit trois hommes solitaires. Les mains agrippées aux godets fumants, l’oeil fixant l’eau noirâtre, mâchouillant avec peine, ils étaient là, seuls. Tous les trois étaient d’anciens résistants. Ils avaient jadis manifesté âprement leur désaccord avec l’effroyable projet, ils avaient combattu coude à coude avec les apprentis cuisiniers et maintenant, ils étaient là, tous les trois. Des traîtres. Comme lui.

Son apparition fit sensation. Maître Kheu, ça alors !... Si on m’avait dit un jour !... Je n’en reviens pas, qu’est-ce qui te prend ?

Il leur jette un regard perçant et lance: Et vous donc ! Que faites-vous ici ? Vous n’avez pas honte ?... Leur mine contrite le déride. Il s’assied sur le banc et sourit paternellement.

— Oh, je sais bien que c’est difficile d’être insoumis à vie. Et puis, vous aviez chacun, comme il se doit, des raisons différentes de joindre la rébellion. Je m’en souviens comme si c’était hier. Toi, Lotar, tu trouvais que c’était une dépense inutile. Toi, Thuan, tu invoquais l’échelle évolutive et toi, Nokt tu disais que ça manquait de poésie. Et vous aviez raison, vous avez soutenu et enrichi de vos arguments extraculinaires ma défense de l’idéal gastronomique, et je vous en remercie.

Il fait une pause, regarde d’un oeil bienveillant ces trois hommes piteusement accrochés à leurs gobelets et reprend: — Mais l’homme est faible, hélas, et il succombe à la tentation.

Thuan lui explique, en guise d’excuse: — Tu sais, moi je n’y viens presque jamais, seulement quand je suis pris de mélancolie. Ça m’arrive rarement, très rarement même. Aujourd’hui, j’ai des soucis.

Il le dit en souriant et en accentuant encore plus le pli espiègle de ses yeux.

Nokt, de sa voix lointaine et laiteuse, murmure doucement: — Moi je viens de temps en temps. Sentir un peu l’ambiance. Voir ce qui se passe...

Il lance un clin d’oeil complice à la ronde, un clin d’oeil aveugle.

Lotar mastique consciencieusement une pâte suspecte. Ils attendent sa justification comme si un procès s’était mis en marche et chacun devait témoigner sur l’estrade. Il grommelle: Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Moi, j’y viens souvent, dans ce maudit coin, si ça vous intéresse... Il mastique.

— Je te trouve plus nerveux que d’habitude, Lotar.

— J’ai des soucis moi aussi, Nokt, et il va m’en tomber des paquets maintenant. Tu verras. Ça ne va pas tarder. Un de ces quatre matins, ils vont me tomber sur le dos.

— Pourquoi ?

— Ne fais pas l’innocent, Maître Kheu. Tu sais bien que depuis le Grand Chamboulement, l’économe est la bête noire, le monstre vorace, l’animal déchaîné qu’il faut surveiller à tout prix ! C’est un métier difficile. Il y en a d’autres, je sais, fossoyeur par exemple, éboueur. Ça n’attire pas énormément les femmes. Mais économe-surveillé, c’est pire ! On vous regarde comme si vous portiez en vous le germe du mal, de la cupidité, de la manipulation, comme si vous étiez une graine de fasciste ! Ça ne facilite pas les relations, je vous assure... C’est un métier difficile.

Nokt énonce posément ses phrases: — Nous avons besoin de toi, Lotar. De tes connaissances, mais surtout de ton cœur, de ton esprit solidaire. Rien ne fut plus ardu, parmi toutes les fonctions à pourvoir, que de choisir les économes-surveillés. Tu as raison. On s’en méfiait. Ils étaient stigmatisés. Considérés responsables, sinon coupables, du désastre... Mais on ne peut condamner un homme nouveau et lui faire porter indéfiniment le poids du passé de ses semblables. Tu es une perle rare, un économe qui a le sens de la fraternité. On jurerait que tu n’as pas besoin d’être surveillé ! Tu es tout frais, Lotar, tu es propre comme un sou neuf.

Thuan enchaîne, rassurant et malicieux: Tu es bon, Lotar. Tu es humain.

— Pas d’accord ! Vous vous souvenez de cette tache dans son passé, ou plutôt ce grain de beauté, s’esclaffe joyeusement Maître Kheu, quand il a lancé, à poil, des douzaines d’oeufs sur les dirigeants de la banque mondiale. Je l’ai vu dans la Boîte Scintillante. J’en ris encore. Et je me souviens qu’ils en parlaient, de notre Lotar, comme d’un «monstre déchaîné». Ah, ce qu’on a rigolé !

— Vous vous moquez de moi, mais je vais en baver, vous allez voir. Ça ne va pas être facile. Au début, c’est passionnant, tout un monde à découvrir, administrer l’imprévu, ébaucher l’organisation. Mais, tout est embûche dans ce métier. Gérer et non pas régir. Mesurer les conséquences à long terme. Et maintenant, avec les sociétés indigènes, ça va sérieusement compliquer mes responsabilités. S’il y a le moindre pépin, ça va me retomber dessus.

Thuan lui répond dans un souffle: Si tu savais tous les tracas qui me trottent par la tête, Lotar. La santé des petits. Je les examine comme un obsédé depuis quelques jours. Chaque fois qu’ils remontent à bord, je les fouille du regard, de haut en bas. J’épie leurs conversations, à l’affût du moindre malaise, du premier symptôme. Je vous observe tous en silence. Je m’ausculte. Heureusement que j’ai tout ce travail captivant, qui me donne de bonnes nouvelles. Mais, je suis inquiet. Je crains les virus inconnus. J’ai peur de contaminer les ixiens, de les exterminer peut-être, au contact de nos microbes. Je me sens responsable de la vie. Ça me fout une de ces pétoches...

Son visage brille d’un sourire ironique: — J’ai le bourdon, ça va passer. Il faut que je rééquilibre mon yin et mon yang.

— Hommage à la cuisine chinoise ! s’exclame Maître Kheu.

Les autres le regardent, l’oeil glauque, habitués à l’entendre honorer à l’improviste les différents arts culinaires.

Nokt, perdu dans ses pensées, murmure: — C’est le choix qui te fait peur, mon ami. Ce satané libre arbitre.

Il laisse échapper un petit rire, et reprend tout joyeux:

— Nous allons devoir prendre des tas de décisions, c’est-à-dire, nommer le nouveau monde, trier, nous prononcer et finalement trancher ! Exercer notre volonté, notre détermination, sans contrainte. Enfin, sans autre servitude que celle d’être enfermés dans un cerveau humain...

Il lance un regard à la ronde où la malice réussit à éclater dans ses yeux .

— Ils ne sont pas jolis, jolis, les cerveaux humains dernièrement. Il n’y a qu’à vous sentir ici, penauds comme des chiens battus, effondrés, des loques !

— Tu exagères.

— Des loques, j’insiste. D’ailleurs, votre présence ici le prouve. Cet endroit attire les épaves, j’en ai la certitude. Ça devrait te faire plaisir, Maître Kheu, cette pitance ne ragaillardit personne, ces boissons noirâtres n’apportent pas le réconfort, juste un miroir obscur où viennent se regarder les hommes pris de mélancolie, rongés par le doute.

Thuan le contemple posément, tout en arborant un sourire énigmatique où perce un soupçon d’admiration, une pointe de gratitude envers ce vieil ami qui appelle les choses par leur nom. Les paroles de Nokt l’apaisent. Celui-ci continue sur sa lancée.

— Dévorés, accablés de doutes, les cerveaux humains ! Il y a de quoi, direz-vous. On a commis tellement d’erreurs... des gaffes monumentales... Les plus intelligents sont devenus les plus frileux, les plus indécis. On hésite à chaque détour et on tente de sonder l’immense étendue des possibles. Toute réalité est désormais incertaine, maintenant que nous avons éprouvé la petitesse de notre boîte crânienne... Vous avez le cafard, parce qu’il faut sortir de ce cocon protecteur où s’est déroulée notre existence de voyageurs, et décider, de notre plein gré, ce qu’il convient de faire sur cette terre. Et, secoués après le Grand Chamboulement, on a un peu de peine à exercer notre fameux libre arbitre... Mais, moi je comprends le petiot, le rebelle là, comment il s’appelle ?

— Le Farouche

— C’est ça, le petit farouche. Il n’en peut plus de ce vaisseau, de cette enveloppe qui a contenu une tranche de sa vie, belle peut-être, mais surtout somnolente, cloîtrée. Il en a marre de la chrysalide, il veut voler de ses propres ailes. C’est plus fort que le doute, vous comprenez ? Moi aussi, j’en ai ma claque. Moi aussi, je suis un papillon. Un papillon.

Il l’affirme, sur le ton de la revendication, comme lorsqu’il défendait à bras raccourcis la soupe à l’oignon qui devait mijoter sur le feu.

— Un papillon qui veut sortir à l’heure où faiblit le troisième soleil, quand les oiseaux commencent à chanter, quand cette brise vous inonde de fraîcheur... Accompagne-moi, Thuan, tu sentiras la brise te traverser. C’est une goutte d’extase. J’imagine que c’est l’antidote de leur fichue nuit. Ça va certainement rééquilibrer ton yin et ton yang.

— Tu as probablement raison, Nokt. Mais, aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser ...

Il s’arrête. Les mots refusent de sortir. Nokt enchaîne lentement, prêt à exorciser le mal, à prononcer les paroles blessantes s’il le faut.

— Je sais. Tu connais le poids du choix. Tu te souviens des efforts de la science, des enfants programmés pour échapper aux maladies, de la sélection génétique, de cette chaîne de décisions qui est venue s’enrouler au coeur même de leur chaîne d’ADN, ce terrible fiasco ! Cette science bien intentionnée a rendu un mauvais service à l’humanité. On avait besoin de nos microbes, de nos défauts, de nos chromosomes ratés, de nos fièvres et de nos pustules. Je sais, je sais très bien ce qu’il en a coûté.

Il soupire et lance un regard vitreux à la ronde.

— Il sont tous morts, les enfants de la science, eux, les plus parfaits, les plus beaux, les plus sains ! J’imagine que les derniers attendent leur tour !

Il a élevé la voix, il laisse sourdre la rage. Comment oublier ? La douleur et l’impuissance à les voir tomber, un à un. Leurs amis, leurs frères et sœurs, leurs enfants parfois. Les quatre avaient grandi dans cette atmosphère oppressante où la nature se vengeait et emportait, l’un après l’autre, ces précieux trésors de la médecine moderne, les enfants «améliorés». Dans le courant de leur vingtième année. Irrémédiablement. Ce fléau décimait la jeunesse.

— Heureusement qu’on a trouvé tous ces petits imparfaits pour remplir nos vaisseaux ! s’exclame-t-il, soudain radieux. Ils sont bien contents d’être nés à l’ancienne. Des petits humains, fragiles et forts à la fois, doués pour la vie. Magnifiques. Mais, mortels, bien entendu. Vous souvenez-vous de ces abrutis, là-bas, sur Terre, qui envisageaient la possibilité de vivre éternellement ? Il y en avait quelques uns dans ton département, Thuan. Un scientifique ne saurait mettre en œuvre un projet pareil. Jamais, il ne souhaiterait figer l’homme plutôt que d’assister à son évolution. Jamais il ne voudrait enrayer la formidable machinerie cosmique ! Sans compter le fait qu’il y a suffisamment de crétins dans chaque génération pour s’acharner à en augmenter le nombre. Sans compter les réserves planétaires. Sans compter le dilemme éthique, qui vivra qui mourra et pourquoi.

Il s’arrête, pensif. Puis, il interroge: — Mais, pourquoi est-ce que je vous sermonne comme ça ?

Les trois hommes se regardent, interloqués, puis proposent: - Parce que Thuan déprime ? Parce que les hommes sont mortels ? Parce que tu es de mauvaise humeur ?

— Ah oui, je ne peux pas encaisser les immortels ! Mais, il s’agit bien de cela, Thuan. Les petits sont mortels. Ici et ailleurs. Partout. Toujours. Mais, c’est bien parce qu’ils sont vivants, nom d’un homme ! Ils grouillent de vie, c’est puissant ça. Qu’ils meurent donc, au contact de la vie, comme toujours. Tu le disais toi-même à l’assemblée «Nous ne pouvons pas tout contrôler». Tu as même ajouté «Ce serait rassurant, mais mortel»...

Il pouffe de rire.

— Bref, ne te fais pas de soucis, fais tes exercices chinois et laisse donc les forces de la nature et de l’esprit se débrouiller toutes seules. Les petits se portent à merveille. Avant le crépuscule, je les ai sentis courir, lancer des cerfs-volants, je les ai entendus chantonner, se chamailler, comme les enfants d’autrefois dans la cour de récréation. Tout va bien. Sauf cette quarantaine interminable. Et ce brouillard qui n’en finit pas. Je veux sortir et marcher au grand air, loin, loin. Je suis...

— Un papillon, tu nous l’a déjà dit, coupe Lotar.

— Exactement ! confirme Nokt.

Thuan tripote sa barbiche. Il murmure : — et les ixiens ?

— Ixiens, terriens, c’est la même chose.

— Tu me fais du bien, Nokt. Heureusement que tu es là.

— Ça n’a tenu qu’à un fil, glisse-t-il en riant. Je suis l’exception qui confirme la règle, le candidat nul: grisonnant, aveugle, touche-à-tout et dilettante. Aux épreuves physiques, j’ai échoué lamentablement. Mais je leur ai récité une poésie épique en latin, j’ai joué un solo à la contrebasse, le trombone baryton, et je leur ai composé, à l’improviste, parce qu’ils m’inspiraient, le petit sonnet surréaliste du censeur sensé, j’ai esquissé un pas de danse. Je me suis souvent demandé laquelle de ces pitreries les avait convaincus, quelles raisons mystérieuses les avaient poussés à m’accepter.

— Tu es, en tout cas, la preuve matérielle et vivante du changement d’optique des grosses légumes, souligne Lotar.

— C’est peut-être ça. Ils voulaient donner une image kool, genre «Mettez un estropié dans votre vaisseau». Ou peut-être un bouffon. Ou un grand-père. Ou une relique.

— Arrête de dire des bêtises, Nokt. Fort heureusement, tu es là, conclut Thuan. Et tu as raison, je vais reprendre mes exercices et arrêter de me faire du mauvais sang.

Son visage s’épanouit dans un sourire béat. Il se tourne alors vers Maître Kheu, et plein de sollicitude, lui demande: — Et, toi mon ami, que fais-tu ici ? Les trois regards se tournent vers le fin cuisinier. Il rougit.

— Je viens faire une expérience. Une sorte de vaccin. Les trois compères ne comprennent pas.

— Écoutez bien. C’est confidentiel. Si mon estomac résiste à un de ces breuvages, il est fin prêt pour l’épreuve de demain.

— C’est-à-dire ?

— Demain, je goûte la planète. C’est décidé. Les autres le regardent, ébahis.

— Ne faites pas cette tête-là. Je me fricote un petit casse-croûte ixien. J’en ai marre d’attendre. Moi aussi je suis un papillon.

— Décidément, c’est contagieux.

— Pas question, mon ami ! D’ailleurs, ton expérience ne vaut rien, c’est de la superstition pure.

— C’est de la logique culinaire.

— Arrête de dire des bêtises.

Lotar se lève cérémonieusement et propose: café, cola, sandwich, rouleau ?

— Ah, non, pas de pâtée pour hommes. Ce serait trop dégradant. Juste une boisson. Va pour le café.

Lotar presse le bouton, l’automate idiot lâche le godet comme un pet puis carrément lui pisse dessus. C’est malheureux, mais c’est exactement ainsi que le voit Maître Kheu. Lotar lui tend la chose.

L’instant est solennel. Le fin cuisinier saisit le gobelet et le porte à ses lèvres. Il ferme les yeux. Il avale lentement, entouré de ses acolytes, témoins de cette avilissante profanation. Il les regarde, fait la grimace.

— C’est infect.... Absolument infect ! Puis, la mine soudain réjouie, il se frotte les mains:

— Ça va marcher ! Demain, je me prépare un sorbet aux baies de mare à la gelée de rosée !

— Je ne suis pas d’accord. Tu attends encore un peu.

— Mais, Thuan, il faudra bien manger !

Un petit calepin

L’aube se faufile dans les couloirs du Vaisseau, elle éclaire la voie du Professeur Thuan qui se dirige résolument, de son pas chancelant mais décidé, vers la cuisine. Il pousse la porte avec énergie et lance à la volée «Qu’est-ce que tu manigances ?»

Le fin cuisinier, perché sur son tabouret, les jambes ballantes, les yeux fermés, ne répond pas. Thuan répète: «Je dis, qu’est-ce que tu manigances ?»

— Je hume, mon ami, souffle-t-il dans un murmure. Je flaire, je renifle .

— Quoi donc ?

— Mais, tu n’as pas de nez ! Ne sens-tu pas la délicieuse odeur de ma nouvelle infusion ?

Il montre sa table de travail où trône en solitaire sa vieille théière chinoise, celle qu’il n’utilise que lors des grandes occasions. Elle fume lentement. Elle dégage une légère odeur indéfinissable.

— N’est-ce pas merveilleux, Thuan ?

— Euh... franchement, je ne sens pas grand chose...

— Mais ouvre tes narines, mon vieux, décrasse un peu ton pif ! C’est exquis, c’est délectable !

Il aspire à plein nez les effluves tout en fixant sa théière fumante. Il est béat. Le Professeur le regarde tendrement, et lui adresse maintenant un sourire plein d’indulgence.

— C’est une infusion de quoi exactement ?

— De fleurs de mare.

— Quelle sorte ?

— Des petites bleues. Très jolies. Elles sont passées au bioscope, au radioscope et à tous les scopes possibles. Ça devrait être potable. Le parfum est étonnant. Tiens, sens.

Il prend son ami par l’épaule et l’invite à se pencher sur le mince nuage de vapeur qu’exhale comme un soupir la vieille théière. Un parfum étrange, en effet. Maître Kheu pose délicatement l’index sur ses lèvres, réclamant le silence, puis, cérémonieusement, il soulève la théière, et verse délicatement le contenu brûlant dans un petit verre transparent. Tous deux contemplent en silence le liquide vert pomme aux reflets bleutés. La lumière de l’aube se penche aussi sur l’infusion. Maître Kheu s’apprête à la porter à sa bouche, quand Thuan saisit un autre verre et demande sa part d’un geste péremptoire. Ce dernier est vite rempli. Les deux amis se regardent, et, sans mot dire, trinquent, puis boivent lentement la décoction de fleurs de mare.

— Quel arôme ! C’est inouï !, s’exclame Maître Kheu, enthousiasmé, à la première gorgée. Quelle joie ! Que je suis heureux d’avoir des papilles gustatives ! Quelle chance extraordinaire que d’avoir à croquer et à savourer consciencieusement cette planète, de bout en bout !

— Ce que je peux être crétin ! soupire le Professeur. Je viens t’empêcher de faire des bêtises et je m’empresse de t’accompagner.

Cependant, son sourire s’élargit encore plus qu’à l’accoutumée. Ses petits yeux bridés pétillent de malice.

— C’est vrai que c’est pas mauvais. Très bizarre. Un drôle d’arrière-goût. Mais pas mauvais.

Les deux compères se regardent, visiblement satisfaits, prêts à recommencer, quand une petite voix se fait entendre.

— J’ai frappé, Maître Kheu, mais vous n’avez pas entendu.

Vent d’Halle est entrée pendant la dégustation et se tient devant eux, avec ses cheveux en désordre et ses yeux pleins de questions. Maître Kheu lui répond gentiment, esquissant son plus grand sourire.

— Ce n’est pas grave, mon petit bout de chou, qu’est-ce que tu veux ?

— J’aimerais avoir un petit calepin comme le vôtre, s’il vous plaît.

— Un petit quoi ? fait-il, ahuri.

— Un petit calepin, un petit carnet si vous préférez. Je sais que vous en avez un.

Maître Kheu rougit subitement, jusqu’aux oreilles. Il en devient tout cramoisi. Il balbutie:

— Un carnet ? Je ... je ne vois pas ce que tu veux dire.

Les yeux voilés de brumes se fixent sur lui, interrogent. Thuan l’étudie aussi, intrigué. Maître Kheu transpire à grosses gouttes. Le silence de cette petite qui le dévisage le gêne terriblement. Le sourire narquois du Professeur accentue son malaise. Il est toujours rouge comme une écrevisse.

— Je vous ai vu noter quelque chose sur un petit calepin, insiste doucement Vent d’Halle. J’aimerais beaucoup en avoir un. Je n’aime pas les écran-perso. J’aimerais dessiner et écrire avec un vrai crayon. Comme vous.

— Tiens ? souffle Thuan .

Le fin cuisinier, au bord de l’apoplexie, beugle alors:

— Je t’en ferai un, tu l’auras ton carnet !

La réponse a giclé brutalement. Cette violence a libéré le flot rouge de honte, qui s’étale et s’estompe rapidement. Maître Kheu, rasséréné, caresse maintenant les cheveux embroussaillés et murmure, comme une excuse:

— Je t’en ferai un, mon petit lapin. Moi non plus je n’aime pas les écran-perso.

Son visage a retrouvé sa bonhomie, ses paroles sont douces.

— Mais tu dois me donner un peu de temps. C’est une affaire délicate. Surtout le crayon. Je te signale que, maintenant et depuis longtemps, c’est le bâtonnet optique, le vrai crayon. Le mien n’est même pas authentique. On n’a plus de mines. Je les fabrique avec les moyens du bord. Le carnet aussi.

Il tapote affectueusement la joue de Vent d’Halle et lui promet: Je te ferai un petit calepin, comme tu dis, et un crayon. Mais, ça doit rester un secret entre nous, d’accord ?

— Merci, Maître Kheu, vous êtes chic.

Elle l’embrasse sur les deux joues et disparaît, en un clin d’oeil.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de carnet ? demande le professeur tout en caressant rêveusement sa barbiche blanche.

— Thuan, mon ami, je ne supporte pas les écran-perso. Je me trompe à tout bout de champ, je presse le faux bouton et j’envoie mes données personnelles au Grand Registre, et puis, je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour ces engins. Alors, je me fabrique de tous petits cahiers, que je glisse n’importe où. Regarde.

Il sort de la poche de son tablier un petit carnet. Il promène son doigt sur le bord et fait frissonner les minces feuillets. Il l’ouvre délicatement et les fait passer, légers et transparents, remplis d’une écriture rouge bien serrée, tantôt méthodique et soigneuse, tantôt fantaisiste et gribouilleuse. Puis, il le garde jalousement dans la poche de son tablier et déclare:

— Mais, ce que j’y mets, c’est mes oignons ! C’est personnel, tu comprends ? Quand je décris une saveur, j’y mets tous mes souvenirs, de la musique, des odeurs, des situations... C’est mes oignons !

— Bien sûr, sourit Thuan, tout en jouant avec le bout de sa barbichette. Je n’ai aucune envie de fouiner dans tes affaires. C’est plutôt la fabrication qui m’intéresse et puis, je trouve cela saugrenu, il y a pourtant encore du papier dans ce vaisseau.

— Ce n’est que pour les artistes, m’a-t-on dit. Tu te rends compte ? Quel toupet ! Comme si la cuisine n’était pas un art ! Ils n’ont encore rien compris, Thuan. Ils n’ont pas tiré la leçon des erreurs passées, fait-il attristé.

— Mais si, Maître Kheu. Puisque tu es ici parmi nous, puisqu’il n’y a pas de vaisseau sans fin cuisinier. Ils ont compris. Pour ce qui est de la nourriture, en tout cas. Pour le papier, j’imagine que Lotar est un peu radin. Mais, raconte. Comment t’y prends-tu ?

— J’escamote quelques babioles. La Récupération dévore tous mes déchets, mais j’en garde des chouïas par ci par là. Je fais des essais avec différents produits. Celui-ci, fait-il en signalant sa poche, c’est de l’oignon justement. Ç’a m’a donné un mal fou. Et le crayon, je te dis pas. Il est en pâte de maïs à l’encre de paprika. J’ai parfois envie de le manger. Je le mordille en fait, regarde, le bout est tout rongé, s’esclaffe-t-il.

— C’est magnifique, murmure le professeur, en tournant le crayon entre ses doigts frêles. Je peux essayer, là sur ton plan de travail ?

— Oui. Tu presses un petit peu. Tu vois ?

— C’est magnifique, reprend Thuan. Je ne te connaissais pas ces talents. J’ai bien vu tes cartes terriennes, pourtant, il y a longtemps. C’était sur papier, si je ne m’abuse.

— Oui, elles sont restées là-bas, souffle-t-il. Je n’ai pas pu les emporter. Oxymore a essayé de m’aider à les convaincre, mais ils n’ont rien compris, je te dis. Il n’y a plus que des copies numériques à la bibliothèque.

— Je me souviens des légumes qui traversaient les océans, les continents se transformaient, les déplacements des femmes qui partaient rejoindre leurs époux emportant avec elles leurs savoir culinaire... il y avait aussi des contes, «Patate l’impératrice», c’est bien ça ?

— Oui. susurre le fin cuisinier les yeux rêveurs. Et «Les caprices de Mayonnaise», «Le cornichon sans bocal».... Mais, je vais bien m’amuser ici. Je vais me concocter des papiers magnifiques, grands comme les tableaux noirs des écoles d’autrefois, pour y dessiner mes prochaines cartes.

— Côté cartes, tu vois grand, mais par contre, ça, dit-il en montrant du doigt la poche du tablier.

— Ça c’est différent. C’est...

— Tes oignons, je sais. N’empêche que c’est typique d’un fin cuisinier, cette attitude. Vous cultivez le secret. C’est dans le métier, comme les espions. Nous, on a plutôt tendance à courir chez un collègue pour partager une découverte. C’est curieux comme un boulot vous conditionne. Remarque, tu aurais fait un bon relieur dans l’ancien temps, il est bien ce carnet. Ça ne m’étonne pas que la petite en veuille un.

— Elle est bizarre, cette gamine. Je me demande comment elle a su que j’avais un carnet. Je fais bien attention, c’est un secret bien gardé.

Thuan couve son ami des yeux, puis il glisse une confidence.

— Moi aussi je la trouve particulière. Depuis sept ans, exactement. Elle m’a donné du fil à retordre, je t’assure. Pire que tes crayons. Une saloperie de maladie. Je l’ai presque perdue, puis retrouvée, pour me demander s’il ne fallait pas l’abandonner à son sort. C’était le pavé dans la mare, après nos grandes dissertations philosophiques et le nouveau code déontologique. Le premier écueil où venaient se briser les contradictions de nos principes non- interventionnistes. Je la regardais dormir et je devais trancher. Un cauchemar, Maître Kheu. Un cauchemar.

Il se gratte la tête comme s’il voulait secouer de vieux ennuis, puis il retrouve son éternel sourire, caresse sa barbiche et déclare:

— Je suis content qu’elle s’en soit tirée. Elle m’intrigue. Jamais vu un regard aussi brumeux. Ses yeux ne se désemplissent pas. Bien au contraire.

— J’imagine qu’elle est suivie par les psis.

— Oui, bien sûr. Mais, elle leur donne du fil à retordre. Elle débite parfois des choses que tout le monde a oublié, comme si elle puisait des bribes d’histoires anciennes je ne sais où...

Soudain, Thuan se lève et s’apprête à partir.

— Maître Kheu, je te prie de m’inviter à toute nouvelle dégustation. Nous partagerons ces moments précieux, puis je te laisserai tranquille, comme maintenant, pour que tu puisses écrire tes mémoires intimes.

— Ça va, ça va, ronchonne le fin cuisinier.

Quand le professeur ouvre la porte, il trouve Madame Oxymore, prête à s’annoncer.

— Excusez-moi, Professeur. Je voulais juste vous rappeler, Maître Kheu, que s’il y a quelque chose susceptible d’intéresser la collectivité dans votre petit calepin, je vous attends un de ces jours à la bibliothèque. D’accord ? fait-elle de son sourire le plus charmant avant de disparaître dans le couloir.

Le visage du fin cuisinier s’empourpre d’indignation.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette bicoque truffée d’espionnes, nom d’une calebasse ! Pas moyen d’être tranquille ! rugit-il, outré, pendant que son ami ferme gentiment la porte.

Pétrusse

— Ah, tu es là !

Le soulagement se dessine instantanément sur le visage de l’homme fatigué, adoucit ses traits, entrouvre ses lèvres. Le berger-guide laisse couler alentour un regard désormais serein. Il s’assied, l’air heureux, sur le promontoire hérissé de rochers. Il bourre joyeusement sa pipe.

— Tu vois, j’ai toujours peur de ne plus te trouver dans les parages. Ou de découvrir ta carcasse au soleil. Ça me ferait mal, tu sais. Ne me fais pas ce coup-là.

Il jette un regard attendri sur la roche à sa gauche.

— Mais je te retrouve, cycle après cycle, je finis toujours par te dénicher, vieux forban.

Il fait des petits ronds de fumée qu’il envoie malicieusement flotter au dessus de l’énorme pierre. Celle-ci ouvre un oeil réprobateur.

— Ah, quand même ! Je te réveille ?

Il attend poliment. Le rocher déploie lentement sa paupière pierreuse qu’il fait battre doucement, puis oeil mi-clos, le regarde.

— Je suis si content de te voir, Pétrusse ! J’ai toujours peur de... ah, mais je te l’ai déjà dit. Je commence à radoter un peu, tu sais, je parle tout seul, j’ai des trous de mémoire. Ça doit être l’âge qui ronge.

Il pousse un petit soupir de circonstance qui fait aussitôt place à une lueur espiègle qu’il irradie de ses yeux, comme un phare.

— Tu ne sais pas ce que c’est, toi, les ennuis de la vieillesse. T’as bien l’âge qu’il faut, pardi, mais pas les enquiquinements ! Tu en as de la chance.... surtout aujourd’hui.

Son regard regorge de malice. Puis il s’empresse de reprendre la conversation, dans un élan d’excitation.

— Écoute, j’ai une surprise pour toi, Pétrusse ! Une bonne surprise. Enfin, j’espère...

L’oeil mi-clos le fixe, impassible, sans sourciller. Le berger-guide hésite maintenant, soudain timide.

— C’est délicat. C’est une de ces surprises qui nécessite une introduction, un développement et une conclusion avant même d’être annoncée, ou moi qui ai besoin de remettre mes idées en place, comme toujours quand je suis avec toi. Tu te souviens, lors de mon dernier passage, que je t’ai parlé de ce métier invraisemblable qui existait chez les terriens d’autrefois. J’ai bien réfléchi, Pétrusse, ce métier, ici, pour moi, c’est toi qui l’exerces. Un type qui écoute, pendant des heures, les élucubrations des autres, un gars commode qui vous fout la paix, qui vous regarde à peine sans piper mot, c’est toi tout craché. J’ai bien rigolé quand le petit terrien me l’a raconté. Je n’arrivai pas à y croire. Et le bonhomme en question, il leur faisait payer un prix fou pour ces heures de parlote. Incroyable ! Je trouvais ça complètement grotesque. Puis, au fil des lunes, j’ai bien étudié la question et je me suis dit que ce n’était pas si bête que ça. Parler, ça fait du bien. Quand quelqu’un vous écoute sans vous contredire, c’est bien aussi. On peut déballer des tas d’âneries, enfiler des idées les unes après les autres, ça permet de faire le ménage, d’y voir plus clair... Toi, tu me fais cet effet, Pétrusse, tu es mon têtanalyste. J’ai toujours envie de te raconter des tas d’histoires, de tout reprendre depuis le début.

Il fait une pause, caresse le fourneau de sa pipe et murmure.

— Tu me fais remonter le temps. Tu emplis mes souvenirs, ceux de mon père et de mon grand— père. Sur ses genoux, étant petit, j’écoutais le récit de tes exploits. J’en redemandais. Raconte ce qu’est devenu Pétrusse. Et, lui, racontait les prouesses de Pétrusse le Guerrier et de Pétrusse le Sage... Tu étais parti. Tu lui manquais. Tu n’étais plus là pour l’écouter, lui qui aimait tant parler ! Il t’imaginait vainqueur de tous les périls, parce qu’il souhaitait ardemment que tu sois vivant, quelque part. Tu as remplis mon enfance. Puis, plus tard, après la mort du grand-père, nous sommes partis, mon père et moi, à ta recherche. Vous nous manquiez tous les deux. Nous t’avons trouvé, longtemps après, au petit matin. Tu t’en souviens de ce petit matin ?

La paupière défait ses plis terreux, éventail de pierre qui bruisse, puis s’arrête. L’oeil mi-clos l’observe.

L’homme trapu le regarde avec émotion. Ses cheveux grisonnants s’échappent en touffes rebelles de son bonnet de laine. Son regard est plongé dans ce petit matin.

— Nous t’avons vu traverser la steppe. Ta démarche et cette terre plate te trahissaient. C’était toi. Ce ne pouvait être que toi, puisque tu es unique au monde ! La dernière tortue-pierreuse... Pétrusse, qui avait grandi avec mon grand-père... Ah, c’était un bon petit matin, ça, un bon petit matin !

Ses yeux brillent de joie. Ses ronds de fumée virevoltent dans l’air.

— Je t’avais retrouvé, et avec toi, Pétrusse le Guerrier, Pétrusse le Sage et le grand-père. Tu n’as pas fui à mon approche. Et j’ai pu toucher du doigt ta carapace, y retrouver les traces de ton voyage, que j’ai reconstruit patiemment avec des brins de pistes, ces vestiges d’argiles, de sable et d’insectes qui s’incrustaient dans les replis de ta coquille. Tout était vrai. Tu avais franchi les marais, les plaines et les montagnes, tu avais parcouru des distances considérables, tu étais bien tel que le vieux fou te peignait. Tu survivais à toutes les épreuves. Tu étais Pétrusse l’Irréductible !

Le berger-guide se tait, un peu désorienté et murmure: — Mais, comment j’en suis arrivé là ? Puis, légèrement confus, il reprend.

— Ah, oui, l’introduction... Tu vois, ce que je veux que tu comprennes Pétrusse, c’est que tu es important pour moi. Vraiment important. Tu fais partie de ma vie, de bout en bout, de fond en comble. Tu es mon copain et mon têtanalyste. J’ai gardé ton secret. Officiellement, les tortues pierreuses ont disparu de la planète. Seuls les bergers-guide et les Sages le savent. Mais, là, c’est différent, tu es bien d’accord ? Eux ne viendront jamais t’enquiquiner. Pourtant, ils attendent toujours de tes nouvelles, lors de ma visite annuelle. Il paraît que tu es important pour la science aussi ! Tu vois, tu as été le premier et le seul de ton espèce à trouver l’astuce, à échapper au destin fatal de tes semblables. Mon grand-père t’a protégé, au début, en refusant de se séparer de toi. Mais, c’est toi qui a eu l’idée brillante qui les a tous laissés pantois. «Vous raffolez de la chair de tortue pierreuse ! Elle est exquise, délicate, raffinée, inoubliable ? Eh bien, paf, prenez ça dans les gencives !» et tu t’es mis à manger toutes les cochonneries que tu pouvais trouver, mais, surtout, les fleurs des cakotées inflorescentes, dont le poison était redoutable. Pendant que les ixiens boulottaient tes congénères, toi, tu mâchonnais les fleurs jaunes et rouges consciencieusement, tu mordais le cœur même de la plante, tu suçais goulûment le suc onctueux, tu te gavais de venin, sous l’oeil amusé de cet enfant si lointain aujourd’hui, mon vieux grand-père. Les ixiens continuaient à s’empiffrer de tortues-pierreuses, ces animaux exceptionnels dont les extraordinaires facultés mimétiques ne suffisaient pas à les protéger de leur propre gloutonnerie. Elles avaient le même appétit vorace que leurs mangeurs. Un rien les attirait. Elles sont toutes passées à la casserole, parce qu’elles n’ont pas su résister à un plat d’épicardes posé au hasard au beau milieu d’un paysage rocailleux. Elles ne pouvaient s’empêcher de se précipiter, de leurs pattes courtes et pesantes, vers l’appât. Elles, pierres entre les pierres, se faisaient cueillir comme des fleurs ! Quelle merdasse de monde, Pétrusse.

Il soupire. Puis il bourre une nouvelle pipe, tout en marmonnant: — Je me demande si j’en suis déjà au développement ? Hum....

— Bref, ils les ont toutes bouffées, toutes, sauf toi, bien sûr, mais, entre-temps, tu étais devenu un membre respecté de la famille, l’honneur du clan était en jeu, personne n’aurait osé te toucher en présence de l’un d’entre nous. Mais, tu as quand même flairé le danger. Et tu as tiré ta révérence. Avant de partir, tu as transmis ton secret à tes consœurs, les tortues-lyre, les tortues-vaseuses, les tortues -phalène et tant d’autres dont la chair était prisée. Tu as annoncé le mal et le remède. Vous vous êtes données le mot. Tu n’as cessé de le faire tout au long du voyage. Et tu as réussi, Pétrusse. Les tortues de la planète sont désormais immangeables, exécrables, indigestes et bien entendu, mortelles. C’est bien fait ! Ça leur a retourné l’estomac ! Ils ont bien compris, pardi, qu’il fallait vous laisser tranquilles. Non, mais, quand même !

Il s’emporte et maugrée dans sa barbe: — Faut pas exagérer ! Vous avez eu mille fois raison de damer le pion à cette bande d’enquiquineurs ! Sale engeance !

Puis, calmé, il enchaîne: — Il paraît que c’est un haut fait scientifique, une prouesse évolutive, mon ami. Tu es devenu un sujet d’étude. Les Sages ont créé un registre spécial, pour toi tout seul. Ils ont tout noté. Tout ce que je leur ai raconté. Ta vie depuis le début. Maintenant ils te suivent de loin, oh je sais, ils poussent l’indiscrétion jusqu’à solliciter de temps en temps la faveur d’étudier quelques crottes et, d´ailleurs, si tel est ton bon plaisir cette fois-ci, une petite fiole de venin. Mais, on verra ça plus tard.

Le berger-guide gratouille son bonnet de laine, visiblement gêné. Il toussote.

— Vois-tu, Pétrusse, nous connaissons ton âge exact. Tu as 90 ans. Mais qu’est-ce que ça représente cet âge-là pour une tortue-pierreuse ? Combien de cycles ? On n’en sait rien. Maintenant que plus personne ne mange de tortue, on s’est rendu compte que vous vivez longtemps. Mais combien ? Dans quelle tranche de la vie te trouves-tu ? L’adulte, l’âge mûr...

Il ajoute, l’air soucieux et la voix légèrement tremblante: ... ou la vieillesse ?

Un silence troublant se fait.

— J’ai gardé ton secret. Je raconte aux enfants comment la dernière tortue pierreuse a disparu de la planète. «Un vieux spécimen, un mâle, un exemplaire unique, fort, intelligent et sage, a rendu le dernier soupir, au terme d’une longue vie périlleuse. Il est mort seul, sans compagne, et avec lui s’est éteinte à jamais sa race.» Parfois, quand je viens te trouver, je te vois comme une relique du passé, un fossile avant l’heure. Ça me fait froid dans le dos... Moi non plus je n’ai pas de descendance, mais ce n’est pas pareil. Évidemment, toujours à vadrouiller par ci par là. Et solitaire en plus, genre ours. Je courais par monts et par vaux et je ne m’entendais qu’avec les bêtes. Après le Cas Ta Clysme, quand il a fallu s’organiser et qu’on a créé la fonction de berger-guide, ils ont naturellement pensé à moi. Ça m’allait comme un gant. Se balader, compter les bêtes, les observer... Eh bien, Pétrusse, pour un berger-guide c’est extrêmement affligeant de voir disparaître une espèce, tu comprends ? Et si en outre, il s’agit de ton ami et de ton têtanalyste, encore plus.

Il regarde l’énorme pierre intensément. Il attend. L’oeil mi-clos le fixe, immobile. Le berger-guide esquisse un sourire mutin, et reprend d’une voix douce.

— Écoute bien, Pétrusse, j’en arrive à la conclusion... au dénouement heureux... Un de mes collègues m’a mandé d’urgence. Je reviens de la Terre Brûlée... Ils ont trouvé ... c’est insensé, inespéré, tu vas en tomber à la renverse... ils ont trouvé une tortue-pierreuse.

Il s’arrête, prend une profonde inspiration et lance «une femelle». Le rideau pierreux se relève lentement, entièrement et dévoile une pupille ocre mouchetée d’éclats noirs. Un galet de lumière ambre que cette pupille dilatée dans la chaleur du soir ! Cette lueur réchauffe le cœur du berger-guide. Il murmure.

— Ils n’étaient pas sûrs. Ils l’avaient longtemps confondue avec une tartaruque. Ne fais pas cette tête-là, mon vieux. C’était pas évident. Elle est maligne la petite. Elle a réussi à se camoufler et à orner sa carapace de motifs floraux identiques à ceux des tartaruques. Tu vois, toi tu as penché pour la gastronomie et elle a développé son sens artistique. Elle est très jolie, tu sais, sa carapace... des fleurs noires et bleues... et puis, elle est douée, parce que les tartaruques, tout le monde sait depuis toujours qu’elles sont absolument infectes... enfin, c’est une tortue-pierreuse. Je m’en porte garant.

L’oeil de Pétrusse, grand ouvert, examine le monde. Le relief imposant surplombant le fleuve noir, le cirque de pierres, les ombres qui s’allongent dans un crépuscule incertain. Sa pupille orangée cerclée de vert se pose en cet instant sur le monde fatigué. Alors, la brise les transperce, de sa caresse ineffable. Comme une bouffée de bonheur. Puis elle s’estompe, pleine de grâce. L’oeil de Pétrusse, grand ouvert, examine attentivement le berger-guide. Ce dernier lui susurre à l’oreille.

— Je n’aurai bientôt plus de graines de vie, Pétrusse. Je finis maintenant mon septième cycle. Je t’ai amené un cadeau. J’espère de tout mon cœur, que toi tu as encore des graines suffisantes pour fouler le sol de cette planète pendant longtemps, que tu peux encore... euh... tu vois ce que je veux dire... j’aimerais tellement changer la fin de l’histoire que je raconte aux enfants ! Elle est ici, Pétrusse, je l’ai amenée, je n’ai pas pu m’en empêcher. Le voyage a été difficile. Mais je l’ai laissée en bas, sur la berge du fleuve noir.

Il se lève avec lenteur, effleure doucement la carapace et déclare: — On y va ?

Le rocher se met en branle. Les deux amis s’engagent d’un pas décidé dans le sentier qui mène à la berge. Le troisième soleil se couche à l’horizon.

Les chaises musicales

Le troisième soleil pointait quelque part. On le sentait, même les yeux fermés. Ses rayons tentaient de percer les nuages sans y parvenir. C’était déjà, en cette saison d’Eau— Tonne, un bel amas de nuages joufflus, bourrés d’ardeur nuageuse, disposée en rangs serrés, qui couvrait le ciel des hommes d’un lourd manteau blanc. Mais le troisième soleil dardait ses rayons quelque part, chauffant l’air, les couleurs et la pierre. Benali contemplait ce lever de soleil diffus, puissant, qui faisait monter d’un cran la température de la planète. Il regrettait de ne pouvoir partager cet instant avec Yrgrave. Il était resté parmi les sages, qui devaient décider lesquels d’entre eux partiraient «en représentation». Ça promettait d’être compliqué. Un débat passionné s’était aussitôt engagé sur le véritable sens de la représentation, les implications ontologiques et phénoménologiques, les relations entre la partie et le tout et autres interrogations du même genre. Benali s’était éloigné de la grande grotte. Le débat risquait d’être long.

Maintenant, il admire l’éclatante beauté qui l’entoure. Les hautes crêtes dentelées, le lac de l’immense cratère, truffé d’un blanc cotonneux qui s’est aussi réchauffé, naturellement, au lever du troisième soleil. Benali s’est réfugié dans les potagers à flanc de montagne. Il réfléchit. Il s’interroge. Les questions s’amoncellent, touffues, en rangs serrés. Il se demande quelle est la véritable étendue de son ignorance. Il se reproche de ne pas avoir été plus curieux, plus observateur. Il pressent qu’il ne sait pas grand chose sur ses amis ixiens. Il se trouve stupide, sot, borné. Il comprend les Sages. Il se sent nul.

Depuis son arrivée à Peau-Lisse, des questions qu’il jugeait futiles et dérisoires, s’insinuent malgré lui dans son cerveau et prennent un malin plaisir à le taquiner. Ça trottine dans sa tête et ça soulève une drôle de poussière dans ses neurones. Il se pose de plus en plus de questions et n’est sûr d’aucune réponse. Des questions idiotes qu’il n’avait jamais osé formuler, parce qu’il les trouvait indiscrètes. L’âge d’Yrgrave par exemple. Il ne s’en était jamais soucié, mais maintenant ça l’obsède. L’âge d’Ariane aussi. Il avait fallu les rides d’Ariane, son corps frêle et desséché par les ans, pour lui rappeler tous les visages ridés qui peuplaient ses souvenirs terriens. Comment n’avait-il pas, jusqu’à présent, remarqué leur absence ? Pourquoi y en avait-il si peu sur Ixe ? Dans quel monde vivait -il ?

L’air se met à gronder pour toute réponse. L’air se met à vibrer. Un ton grave en jaillit. Une note lourde, soutenue. Elle roule dans les nuages. C’est la Crapaude, j’espère que c’est la mienne, pense bêtement Benali. La sienne, c’est celle de la Mare à Bout. Mais les sons convergent des quatre points cardinaux vers le volcan. C’est peut-être celle de l’Etang Sondur, dont la voix porte plus loin. Son ami, le berger-guide lui avait raconté que la chanson de la Crapaude du Marigot d’Ame Azonie était si déchirante qu’on en avait l’âme toute azonie. Autre mystère: l’âme azonie. Il n’avait pas compris, puis, simplement il avait oublié. Il se promenait comme un kloutch sur cette planète depuis quinze ans et il ne cherchait même pas à déchiffrer ce qui se passait. Comme un méprisable touriste. C’était quoi azonir ? Pouvait-on azonir son âme ? Il se trouve vraiment nul.

Le chant de la Crapaude s’est tû. Un faible grelot le remplace, lointain mais frétillant, qui s’achemine, d’un petit pas menu, vers le cratère. Un grelot qui grésille et gargouille et tintinnabule. Un grelot caractéristique, unique, qui va par enchantement délivrer l’âme de Benali de tous ses soucis. Celui de Mouch. Ce ne peut être qu’elle qui gravit le chemin sinueux avec sa bique. Mouch. La seule ixienne à parler le terrien. C’est dire s’ils avaient papoté ! Une femme étonnante. Une amie.

Benali se lève et presse le pas. Il a envie de dévaler la pente, dégringoler les murets, mais il sait combien les cultures en terrasses sont précieuses. Il se dépêche donc, en ménageant les feuilles charnues du potager. Il enjambe le parapet, foule la terre aride et s’élance alors vers le grelot qui tinte au loin, mais carillonne déjà dans son cœur. Il s’arrête, essoufflé, à l’embouchure du sentier qui serpente péniblement le long de l’immense volcan pour venir se jeter dans le lac. Devançant sa vieille bique, c’est bien Mouch qui grimpe joyeusement. Sa tignasse rousse au vent. C’est bien son pas nerveux, sa belle carrure, sa démarche onduleuse. Sa force. Elle approche. Ses yeux vous trouent comme des phares. Des yeux sépia orangés. Qui brillent comme des soleils. Puis elle éclate de rire, de son rire bruyant, qui roule comme un tambour.

— Bonjour petit bonhomme ! lui lance-t-elle en terrien, d’une voix chaude et rude.

Il y avait longtemps qu’il n’entendait pas ce «petit bonhomme». Ça lui faisait drôlement plaisir.

— Ma petite Mouch, viens que je t’embrasse, répond-il, dans sa langue maternelle.

Benali se hisse sur un rocher et la serre contre lui. Le temps de sentir la rondeur de ses bras, son odeur et les battements de son cœur. Puis il reprend.

— Si tu me trouves ici, c’est parce que Mademoiselle est toujours en vadrouille. Sinon, tu aurais parfaitement pu traduire leur foutu message.

— C’est quoi foutu ? Il y a problème avec les tiens ?

— Les miens ?

Mouch le regarde, déconcertée. Ses yeux fouillent les siens. Ça l’embarrasse.

— On m’a raconté pendant voyage de retour que message était arrivé dans boîte qui capte. Message terrien. Message des tiens. C’est pas vrai ? C’est quoi foutu ?

— C’est vrai, Mouch. Les terriens ont envoyé un message. Il n’y a pas de problème. Ils viennent en paix passer des vacances ici.

— C’est quoi vacances ?

— Euh, je t’expliquerai un autre jour.

— Ce n’est pas fondamental ?

— Non, ce n’est pas fondamental.

Benali sourit. Ces mots pompeux, c’est lui qui les lui a appris. Tous. Les boursouflés et les tendres et les légers. Il les entend dans sa bouche et ça lui rappelle les cascades de rires pendant les leçons de terrien. Sa curiosité infatigable. Son intuition magnifique. Son regard buté, obstiné, quand elle ne perçait pas le secret d’un mot. Les moues et les postures comiques pour prononcer correctement. Ils avaient ri à gorge déployée. Ils avaient ri à en pleurer. Benali s’était approvisionné en rires, pendant cet apprentissage. Il en gardait tout un sac, qu’il faisait miroiter tout seul, et qui brillait encore de tous ses éclats.

— Raconte-moi plus. Le message des tiens, dit-elle en clignant malicieusement de l’oeil.

Cette femme le remue. Devine-t-elle son désarroi ? Il énonce lentement.

— Ils racontent comment le monde a été chamboulé, la Terre en difficulté. Ils sont partis dans l’espace un peu partout. Ils vont atterrir et nous faire signe. Ils viennent en paix.

— C’est for-mi-dab ! For-mi-dab ! Je vais pouvoir chercher contes terriens. C’est for-mi-dab !

Elle saute à pieds joints, absolument ravie. Benali la regarde. Évidemment, elle est enchantée. En fin de compte, c’est une Sage. Elle s’absente longtemps, mais ce lac est son point d’attache. Ils sont tous pareils. Enthousiastes, optimistes invétérés. Des enfants surdoués, des gamins endurcis par l’air vif des hauteurs. Des passionnés qui se livrent avec ferveur à leur quête.

Mouch cherchait des contes. Dans les replis lointains de l’enfance, tapis dans la mémoire des gens. Elle allait les débusquer à la cadence saccadée du trot de sa bique. Elle s’enfonçait dans les villages et se frayait un chemin dans le cœur des habitants. Elle leur offrait la fougue, la douceur et les rêves, à la veillée autour du feu. Elle égrenait ses contes. Elle ensorcelait. Le village attroupé était pendu à ses lèvres. Elle faisait jaillir de l’oubli des êtres fantastiques, des crimes épouvantables, d’humbles petites gens aux ruses magistrales. Elle mettait à nu les émotions, qui frissonnaient près du foyer et s’échappaient en grappes de mots. Sa voix rauque emplissait l’espace, forçait le silence. Elle rythmait ses phrases d’accents cuivrés qui résonnaient dans l’air, scandaient le temps. Elle fabriquait de la poésie aux yeux de tous. Puis, elle leur demandait s’ils racontaient le soir des contes à leurs enfants, s’il y avait encore un conteur au village. Captivés, séduits, ils cédaient à sa requête et délogeaient les contes de leurs tanières. Elle les récoltait, à pleines mains. Quand la besace de sa bique était pleine, elle rentrait engranger sa moisson.

Maintenant, elle trépigne de joie, Ô joie, ô liesse ! Tous des fadas, pense Benali. Mais il lui dit: — Ma petite, comment c’était déjà, ah oui, ma petite «linguiste de terrain-spécialité contes populaires», si tu veux m’accompagner chez les terriens, dépêche-toi. Je m’occupe du premier transport. Les sages sont réunis pour nommer les membres de l’expédition.

— Tu sais où sont terriens ? fit-elle, écarquillant ses yeux sépia.

— On a de vagues soupçons. Peut-être au Plat Pays, dans la Mare. On a décidé d’aller jeter un coup d’oeil, en attendant qu’ils nous contactent.

— Je pars avec toi.

— Mais, ils sont dans la grande grotte en train de décider...

— Ne t’en fais pas, ça finira par chaises musicales et là je suis nonbattable !

— Imbattable, on dit imbattable. Les chaises musicales, c’est quoi ?

Ils se dirigent vers la grotte. Elle explique, patiemment. Tu comprends, ces discussions ça ne verse à rien

— Ça ne rime à rien.

— Ces discussions, ça ne rime à rien. Ils s’embrouillent. Et puis ils sont paresseux, tu sais. Ils s’emballent dans tête, mais peuvent pas quitter Peau-Lisse. Beaucoup ont mal du lac, s’ils partent. Sont malheureux. Esprit moins clair loin d’ici.

Elle se tait un instant, fait glisser son regard sur le lac chatoyant et respire longuement . Les yeux fermés, elle aspire à plein poumons l’air des hauteurs retrouvé. Elle se ressource. Puis, elle ouvre les yeux, part d’un éclat de rire et insiste:

— Ça finit toujours par chaises musicales.

— C’est quoi chaises musicales ?

— C’est un jeu, petit bonhomme. Un jeu où on tourne autour de chaises au son de musique, mais il manque toujours une chaise, alors ceux qui ne trouvent pas où mettre cul quand musique s’arrête ont perdu. Ça continue jusqu’à nombre nécessaire.

— C’est ainsi que vous formez vos délégations ?

— Presque toujours.

— C’est dingue !

— C’est ri-go-lo, très ri-go-lo. Et pas mauvaise méthode. Les plus ardents de faire gagnent. Ça fait groupe plein d’énergie.

— C’est surtout les plus jeunes ou les plus agiles qui l’emportent.

— Non. Ça dépend. Une fois Séraphin a gagné.

— Séraphin ? Celui des genoux qui craquent ? C’est dingue.

Dans la grande grotte, la discussion bat son plein. On en est à se demander s’il serait plus judicieux d’inclure dans l’équipe un spécialiste en herméneutique ou plutôt un mathématicien probabiliste. Quelques voix, cependant, commencent à réclamer les chaises musicales. Mouch fait un clin d’oeil complice à son ami et se dirige gaiement vers les assistants qui se répandent en sourires, paroles de bienvenue et embrassades. Benali la suit du regard pendant qu’elle se faufile dans la foule. La bique est restée sur le pas de la porte. Benali aussi. Il observe l’étrange congrégation, formant un large cercle, sous l’énorme voûte de la caverne. Elle est baignée d’une clarté douce et tamisée, car de nombreuses lucarnes y déversent des filets de lumière, où l’on voit danser de la poussière dorée. Il se sent tout bizarre. Il ne perd pas de vue la tignasse rousse. C’est alors, qu’une voix familière vient murmurer à son oreille:

«J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,

Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.»

— Salut mon vieux ! Je... Mais le tavernier poursuit, imperturbable:

«J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme

Et grandir librement dans ses terribles jeux,

Deviner si son cœur couve une sombre flamme

Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux,» Benali rougit. Ça l’énerve. Yrgrave continue.

«Parcourir à loisir ses magnifiques formes,

Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.»

— Qu’est-ce-que ça veut dire ? maugrée-t-il.

— Mais rien du tout, répond l’autre, amusé. C’est de la poésie. Mon vieil ami Bô, tu t’en doutes bien.

— Ami, ami, tu ne l’as jamais connu, rouspète Benali. Il y a belle lurette qu’il est mort.

— Ça ne l’empêche pas d’être mon ami et je le connais bien, rétorque doucement Yrgrave. Toi aussi, d’ailleurs.

— Tu as raison, Yrgrave, chuchote-t-il, adouci, moi aussi j’aime sa poésie. Avec toi, impossible de faire autrement ! Tu n’as que lui à la bouche.

Benali sourit. Il se souvient des innombrables fois où le tavernier glissait les vers de son poète préféré dans les conversations, comme si de rien n’était, et ses paroles enflaient et roulaient comme des vagues qui finissaient par submerger l’auditoire. Yrgrave était sujet à ces transports poétiques. Tous ses proches connaissaient le grand poète ixien, Bô de l’Air.

— Tu crois que ça va prendre encore longtemps ?

— Ils vont bientôt passer aux chaises musicales. Ils ne tiennent jamais plus de quatre heures de débat.

— C’est dingue, reprend Benali, consterné.

— Qu’est-ce-qui est dingue ?

— Tout, Yrgrave, tout est dingue, profère Benali, d’un ton sinistre. Je n’y comprends rien. Et d’abord, quel âge as-tu ?

— Mon âge ? fait-il, ébahi. Qu’est-ce-que ça peut bien te faire, mon âge ?

— Jusqu’à maintenant, je n’en avais rien à secouer, mais maintenant j’ai besoin de savoir, affirme-t-il, catégorique.

— Si ça peut te faire plaisir... J’ai 49 ans.

— Et Ariane, quel âge a-t-elle ?

— Mais, tu es obsédé, petit. Je n’en sais rien. On est discret, nous autres.

— Mais elle est très vieille, ânonne Benali.

— On avait remarqué, figure-toi.

— Je suis désolé, mon vieux, mais tout à coup, j’ai l’impression de pédaler dans la semoule. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas.

— Comme ça, tout d’un coup ?

— Oui, tout d’un coup. J’ai des tas de questions à te poser, Yrgrave.

— Eh bien, tu attendras un moment plus propice, mon ami. Les chaises musicales vont commencer et je ne veux pas rater ça. Viens, c’est tordant.

Les Sages s’affairent, transportent les petites chaises cannées, comptent les candidats. Il y en a quarante quatre pour quatre places disponibles dans sa pirogue. Trois musiciens se mettent à accorder leurs instruments. On distribue du xyl. C’est la fête. On trace le cercle à la craie rouge. Les concurrents prennent place. La musique attaque en douceur, puis retentit dans la grande salle voûtée. Elle déclenche une ronde endiablée, où quarante quatre Sages virevoltent, comme des pantins disloqués, dans une danse sauvage. Le public, enthousiasmé, entonne un refrain à tue-tête. Quand la musique cesse, c’est la ruée, la pagaille totale. Zigmar, le premier perdant, se retire en riant. Viennent ensuite, Doryphore, Amanite, Clon, Ariane, Velin, Yank, Doucette... Benali en perd le compte. Ils quittent la ronde à regret, l’oeil vif et grisé par la danse, haletants, souriants. A Peau-Lisse, on adore danser. Il faut une bonne demi-heure pour purger toute délégation de ses candidats danseurs. Petit à petit ils cèdent la place aux vrais fervents. On les reconnaît. Mouch avait raison, pense le terrien, ce sont les plus motivés, qui gagnent, les plus «ardents de faire». Albédo, l’astronome, perclus de rhumatismes, se démène comme un fou. Tilès, la musicienne, et Bricole surveillent les sièges comme les chasseurs guettent leur proie. Basile et Sitacor s’affrontent dans la bataille. Xen le philosophe se dépense sans compter. Seule Mouch danse avec l’aisance de celle qui n’a jamais perdu. La musique résonne, sauvage et lancinante. Le jeu continue, alors que les soleils faiblissent à l’extérieur. Les rires fusent. Les sages chantent en cœur dans le plus grand délire. Le groupe s’ébauche, se précise. Albedo abandonne subitement en exclamant «Par les lointaines céphéides, de toutes façons, y a pas d’étoiles maintenant !». A la fin de la dernière ronde, la délégation est finalement constituée: Mouch, Bricole, Basile et Sitacor. Les quatre individus qui vont partir «en représentation» transpirent à grosses gouttes. Ils se servent une bonne rasade de xyl bien méritée pour y remédier. Nommer une délégation, ça s’arrose toujours.

L’alphabet

Malgré le mal au crâne et la gueule de bois qui vous frappaient immanquablement au lendemain des chaises musicales, on était actif à Peau-Lisse. On y préparait le départ, presque imminent, une fois qu’on avait constaté que la méthode continuait à faire ses preuves et que l’équipe était judicieusement choisie. La présence de Mouch paraissait maintenant, à tête reposée, indispensable au succès de l’expédition. Sa connaissance de la langue allait constituer la source d’information la plus précieuse. Sitacor était un des plus dignes représentants du savoir mathématique. Sa bosse en faisait foi. Bricole était bricoleur en chef, le mieux armé pour essayer de comprendre les techniques étrangères. Il brûlait d’impatience de se frotter aux terriens. Et Basile était poète. Ils étaient censés inspirer autrui, faire rêver au-delà du possible. Semeurs d’avenir, les poètes étaient toujours bienvenus dans les expéditions. Le groupe semblait parfait. Mais le temps pressait. La chanson d’Eau-Tonne commençait à prendre forme. Il fallait se hâter, arriver avant la pleine lune, avant l’arrivée des trombes tièdes. Les chemins seraient alors impraticables. Si l’on avait un chez-soi, on y retournait toujours au moment de l’Eau-Tonne. Il y avait fort à faire et c’est avec les siens que l’on faisait provision d’eau pour la nouvelle année. Une agitation fébrile s’était emparée de tout le monde. Les élus préparaient leur maigre bagage, qui tenait dans un baluchon. Il ne restait à régler qu’un petit différend.

— Non, Mouch, il n’en est pas question !

— On peut parfaitement s’arranger !

— Non, il n’y a pas de place. Je te l’ai déjà expliqué.

— Mais

— Il n’y a pas de mais ! Tu ne prendras pas ta bique !

Solidement campée sur ses jambes, elle le défie insolemment du regard. Mais sa bravade n’a pas d’emprise sur l’autorité du petit terrien, le piroguier. La loi du passeur. Il lui rend un regard ferme voilé de tendresse et ajoute.

— Je porterai ta besace.

— Non, je porterai moi-même, dit-elle, renfrognée.

Puis soudain, deux petites fossettes se creusent sur ses joues et un éclair de malice traverse ses yeux. -Tu as raison. Si tu avais accepté, grand débat sur valeur en hommes de ma bique ! Et puis, elle a besoin de reposer un peu. Sera mieux ici. Je suis prête, si tu veux, dit-elle sagement.

Benali lui tend la sacoche. Elle est bien lourde.

— Qu’est-ce que tu trimballes là-dedans ?

— Ma nouvelle imprimerie. Regarde.

Elle pioche dans l’un des sacs de sa besace et en tire une poignée de petits objets, qui tintent comme des noisettes, et qu’elle déverse dans la paume de Benali. Il connaît ces petites formes façonnés en relief. Mouch sculpte des caractères d’imprimerie depuis longtemps, dans la terre noire et poreuse de Peau-Lisse, qu’elle cuit ensuite avec sollicitude. Elle fabrique des alphabets ixiens qu’elle offre en cadeau d’au revoir aux villages qu’elle traverse. Mais cette fois, les lettres représentent des signes terriens. Benali les caresse, étrangement ému de retrouver les lointains caractères romains.

— Elle est très belle Mouch, mais pourquoi veux-tu la prendre ?

— Je vais donner aux terriens, comme toujours.

— Mais ils n’auront pas besoin d’une imprimerie terrienne. Les terriens savent tous lire et écrire depuis des siècles et n’impriment plus rien sur papier.

— Alors je donnerai aux petits, qui apprennent, parce que vous apprenez quand même, non ?

— Oui, évidemment.

— Je donnerai aux tout petits pour qu’ils me racontent des choses à moi. Je repasserai dans quelque temps, comme toujours, pour prendre contes. Et aux grands, qui ne savent pas lire ni écrire un seul mot d’ixien depuis des siècles, je donnerai l’autre, fait-elle, satisfaite, en tapotant son deuxième sac.

— C’est une très bonne idée, Mouch.

— Oui. Ça marche bien l’imprimerie. Si tu voyais tous ces contes que j’ai cueillis ! Tu sais que j’ai aussi mis signes qui contiennent idées, certains précis autres flous. Ça a permis faire apparaître êtres différents. Histoires merveilleuses. Et, quand je passe faire ma récolte, les enfants m’attendent et tous veulent montrer qu’ils peuvent lire. C’est formidab !

— C’est formidable, effectivement, acquiesce Benali, songeur.

Un vaste monde qui avait oublié l’usage des signes s’étendait aux pieds du volcan. Déjà, avant le Cas Ta Clysme, peu de gens savaient lire. Depuis, c’était pire. Mouch, avec ses contes passionnés et son imprimerie, raccommodait tant bien que mal le tissu troué de l’écriture. Elle le rapiéçait avec sa verve, son espoir infatigable et l’ardeur égale qu’elle déployait à retrouver les trésors de l’oral et à transmettre l’héritage de l’écrit.

— Moi aussi, j’ai fait beaucoup de progrès en terrien. J’ai fini ton livre.

— Quel livre ? fait Bénali, abasourdi.

— Celui-ci.

Elle exhibe fièrement le «Manuel d’Entretien du moteur PH-4656-G», tout écorné et froissé.

— C’est pas très beau.

— Non, c’est moche. C’est dommage, j’aurai pu avoir un bon roman-poche-papier quand tout s’est déglingué, mais ils étaient déjà difficiles à trouver à l’époque. On lisait sur ordi. Je suis désolé, ma pauvre Mouchette, ce manuel c’est une horreur et je n’ai toujours pas été capable de me rappeler un seul conte terrien, gémit-il, tout penaud.

— Ne t’en fais pas. Tu m’as appris à parler et as enseigné les vingt-six lettres. C’est trop beau !

— Mouch, j’ai des tas de questions à te poser.

— Plus tard, petit bonhomme. Maintenant, il faut partir.

Ils rejoignent les autres. Ils sont tous prêts. Albédo improvise un discours d’adieu.

— Allez voir au Plat Pays si les Terriens y sont. Soyez vous-mêmes, ça devrait suffire. Et revenez vite avec eux, qu’on puisse contempler ensemble les étoiles après le déluge. Nous attendrons ici leur message, et s’il arrive, nous vous enverrons un Volant voyageur. Que les lointaines céphéides éclairent votre route !

Le petit groupe jette un dernier regard sur la peau lisse du lac et la ligne de faîte puis s’engage dans le sentier. La descente se fera en silence. Il faut être attentif sur ce chemin escarpé. Il impose le respect, tout comme le paysage, qui se déroule en éventail, majestueux, grandiose. Les questions de Benali attendront.

Sérénade

Les crapaudes géantes coassent à la lune, cachée sous la couette de nuages. Croissant imperceptible, mais que l’on sent grossir, chaque soir, au rythme de leur chant. Elles coassent à la lune de la Grande Marée, qui vient, gorgée d’eau pure, abreuver la planète. L’orchestre retentit maintenant tous les soirs. Les voix des lointaines Flaques se retrouvent, se métissent, s’alourdissent, et se fondent. La chanson prend forme, s’étoffe de notes, et couvre peu à peu tous les registres. En choeur ou en solo, les gardiennes de l’équilibre de l’eau, se préparent à dégorger la lune. Maintenant, la nuit noire, truffée de nuages noirs, vibre et vrombit comme un danseur en transe. Les hommes de la planète tremblent d’impatience.

Les hommes venus d’ailleurs tremblent de peur. Des voix effrayées fusent de partout.

— C’est affreux ! Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un bruit de tonnerre ?

— Un moteur ?

— C’est peut-être un tremblement de terre !

Un petit vent de panique souffle, ce soir, à l’intérieur du Vaisseau. La nuit d’Ixe, qui vient de tomber, n’en est pas responsable. Les journées se font opaques, le brouillard de plus en plus dense. Les nuages les emmurent dans leur quarantaine. Dans cette nouvelle prison, ils entendent un grondement menaçant qui déchire la nuit.

La fleur de l’âge

Les voyageurs ont rejoint la plaine. Elle continue à tanguer, comme une mer houleuse, noire et poreuse, figée dans son ancien élan. Mouch se déchausse et presse les plantes de ses pieds nus sur les coulées d’obsidienne. Elle promène son regard sur les immenses rochers qui les observent, fantassins aux aguets, puis ferme les yeux. Elle se laisse imprégner de l’énergie pensante qui coule sous terre. Benali l’observe avec inquiétude. Il se méfie de cette force qui vous fossilise si vous n’êtes pas vigilant. Il a essayé, il y a bien longtemps. Une bouffée d’intelligence vous assaillait et vous astiquait proprement le cerveau, le monde devenait plus clair, l’esprit plus lucide, mais ça vous donnait la migraine et c’était dangereux. Mouch se dégage gentiment de l’emprise, lui adresse un sourire radieux et remet ses bottes tout en expliquant:

— J’ai besoin de reprendre forces mentales, tu comprends. Eux, fit-elle, en signalant les autres qui marchaient loin en avant, ils sont tout le temps là-haut, mais moi je dois profiter quand je peux.

— Quel âge as-tu, Mouch ?

— J’ai 33 ans. Et toi ?

— 45. Quand es-tu venue à Peau-Lisse ?

— Il y a bien longtemps, j’étais jeune fille.

— Pourquoi ?

— Je cherchais livres. Ici, j’étais sûre de trouver.

Ils enfourchent leurs hipparions et pressent l’allure.

— Maintenant, je suis contente de grossir bibliothèque avec contes que je recueille.

— C’est ça qui te retient là-haut ?

— Oui, et lac, étoiles, air. Et, rigolades. On s’amuse bien à Peau-Lisse. Et puis, j’aime silence. Il donne envie d’étudier. Je reste aussi à cause d’Ariane. C’est un beau endroit pour vivre, mieux que brouillard de ta mare.

— Bel endroit, on dit bel, murmure Benali automatiquement. Mais Mouch est sur sa lancée.

— Vie plus facile aussi. Faut pas tout le temps compliquer son temps à marchander, discuter, batailler pour tout. On partage.

— Facile ? Tu trouves que la vie est facile là-haut ? On se gèle les fesses parfois, on se donne un mal fou pour se nourrir, on se creuse les méninges à longueur de journée, on...

— Arrête, petit bonhomme. Tu sais que vie est belle là-haut. Tu pourrais rester. Beaucoup de mes collègues veulent apprendre terrien.

— Tu étais la seule douée, je dois dire. Mais je suis comme toi, Mouch, toujours en vadrouille. Je ne peux pas m’installer à Peau-Lisse. Je ne saurais que faire de toutes ces heures que vous passez à réfléchir dans le creux des cavernes. Je n’ai pas d’objet de recherche, je n’ai pas l’âme d’un pédagogue et j’aime trop bouger.

— Tu es feu follet, p’tit bonhomme.

Le feu follet continue, imperturbable: Tu as dit que tu restais aussi à cause d’Ariane. Pourquoi ?

— Ariane est vrai mine de contes. Elle avait grand-père conteur dans son village et mère tricoteuse. Elle assure que ça explique tout. Le vieux racontait histoires à la veillée. Il traçait toujours spirale des conteurs qui s’enroule sur elle-même pendant durée du récit. Sa mère d’un long fil faisait trame, comme l’araignée. Elle aussi pris goût. Elle dit que, ainsi, de fil en aiguille, elle est arrivée à Peau-Lisse. Avec ses feuillets gribouillés de calculs, son tricot et son araignée Pénélope. Mais sa tête est encore pleine de contes.

Ils rattrapent les autres. Benali continue à dévider ses questions.

— Et Ariane, elle a quel âge ?

— Il parle d’Ariane ? interroge Yrgrave, soupçonneux, qui a reconnu le prénom dans cet horrible baragouin.

— Excuse-moi, mon vieux, répond Benali en ixien. Je veux savoir son âge.

— Mais, c’est une véritable manie, s’indigne Yrgrave. Qu'est-ce que ça peut bien te faire l’âge d’Ariane !

— Calme toi, c’est une question pertinente, coupe Mouch. Personne ne sait au juste son âge. Elle ment, la petite coquine. Mais je parie pour 77 ans.

Le petit terrien, la mine soucieuse, semble perdu dans un calcul mental compliqué.

— Et pourquoi, je vous prie, cet intérêt soudain ? raille le tavernier.

Benali répond doucement.

— Là d’où je viens, il y a beaucoup d’Arianes et de Séraphins. Puis il ajoute, dans un soupir: Mais, ils ont 100 ans.

— 100 ans ????? interrogent d’une seule voix les cinq ixiens.

— 100, confirme Benali, l’air contrit, parfois 120. C’est, ou c’était, l’espérance de vie des terriens.

— Mais tu ne me l’as jamais dit ! proteste Yrgrave.

— Tu ne me l’as jamais demandé.

Un drôle de silence plane sur le petit groupe. Un vent tiède court en rafales désordonnées. Il soulève les pans de leurs tuniques et batifole dans les cheveux de Mouch. On entend les sabots des montures heurtant le sol. Les compagnons, songeurs, laissent errer leurs pensées sur l’étendue de lave.

Yrgrave, maussade et renfrogné, insiste: — Tu aurais pu te rendre compte que les vieux ne courent pas les rues ici !

— Chez moi non plus, figure-toi, rétorque Benali. Il y en a beaucoup mais on ne les voit pas souvent. Quand ils sont trop vieux, on les parque quelque part à la campagne.

— On les parque ? Je ne comprends pas.

— On les met ensemble pour pouvoir les soigner, parce qu’ils sont malades, ils ont perdu la mémoire, ils ne peuvent plus vivre seuls.

— Ils n’ont pas des jeunes pour les aider, des parents, des amis, des voisins ?

— Non. Enfin, si, quelquefois. Mais personne ne peut vraiment s’en occuper. Il n’y a pas de place dans les maisons. Pas le temps... Moi j’aimais bien ma grand-mère. J’allais la voir dans son parc, souffle-t-il, rêveur.

— C’est singulier, chuchote Basile, singulier.

Benali n’ose toujours pas poser la question qui lui brûle les lèvres depuis quelques jours. Pourtant, il est certain que tous les esprits se concentrent sur le même problème. C’est palpable, manifeste dans tous ces regards plongés vers l’intérieur, sondant le poids et la valeur du temps. Il se décide.

— Et ici, comment ça se passe exactement ?

Les autres se regardent et semblent se concerter en silence pour céder la parole à son ami.

— Ici, murmure Yrgrave doucement, nous avons des cycles. C’est ainsi que l’on mesure la vie. Des cycles de 7 ans. Le cycle de l’éveil, celui de l’apprentissage et celui du choix nous amènent à l’âge adulte. Nous en avons quatre de plus pour faire éclore et mûrir nos graines de vie. Les ixiens, en principe, vivent sept cycles complets. Après, c’est le délai de grâce, souvent court, conclut-il, mélancolique.

— Mais alors, s’exclame le terrien consterné, toi tu

Le tavernier interrompt: — Oui, je suis en sursis. J’ai bientôt fini mon septième cycle.

— Mais, s’acharne Benali, tu es en pleine forme ! Tu ne peux pas mourir comme ça, tout d’un coup ?

Il plonge des yeux empreints de détresse dans ceux de son ami. Il est suffoqué. Pris de panique. C’est la voix de Mouch, grave, posée, qui répond avec douceur.

— Ça dépend des graines de vie, petit bonhomme. Nous vivons jusqu’à épuisement de la dernière.

— C’est quoi, ces graines ?

— Des germes. On les trouve dans le flux vital.

— Et ce flux-là, où le trouve-t-on ? demande-t-il, excédé.

— Dans le sperme des mâles et le sang des menstrues femelles, explique Mouch gentiment.

La réponse le cloue sur place.

— Je ne comprends pas, murmure-t-il, angoissé.

— C’est pourtant simple, petit terrien, déclare Sitacor. Nous vivons tant que nos hormones sexuelles gargouillent à l’intérieur. En général, sept cycles. Quand elles prennent la poudre d’escampette, nous les suivons bien sagement.

— Mais Ariane, s’insurge Benali, tu ne vas pas me dire qu’elle... Il se tait, soudain confus.

— Ariane est spéciale, assure Sitacor. Elle a enfanté dans son neuvième cycle. Un cas unique. Si Mouch a vu juste, elle accomplit et couronne maintenant son onzième cycle. Du jamais vu.

— Et Séraphin ?

— Autre anomalie. On ne comprend pas bien ce qui se passe.

— Il y a quelques exceptions. A la Clairière, il y avait, dans le temps, avant que tu arrives chez nous, une petite vieille qui avait bien 65 ans. On se disait qu’elle avait été épargnée pour une raison bien précise, mais la seule particularité qui la distinguait des autres, c’était son clafoutis de pétoncles. C’était peut-être ça sa mission exceptionnelle, mitonner au four de fabuleux clafoutis de pétoncles pour plusieurs générations.

— Mais, ces femmes, elles avaient encore du, des, euh...

— Non, répond Mouch, catégorique.

— Mais alors ?

Nouveau silence. Compact, ramassé sur lui-même. Basile le brise de sa voix claire: — Qui sait ? Les graines doivent pousser. Une lente germination jusqu’à l’éclosion, puis le temps de l’amour, de l’arrosage, de la longue maturation. Elles sont fécondées de vie, elles deviennent chair et pensées, car le flux vital charrie le concret et l’abstrait. Certaines fleurs mettent longtemps à s’épanouir. Ariane reste en vie pour voir éclore une de ses graines qui prend du retard. Et je ne parle pas de son rejeton, le petit Endrix qui se débrouille très bien comme musicien. A quinze ans, il a déjà fait son choix. Elle veille à un autre grain, conclut-il en riant.

— Il fera du bruit ce gamin, interrompt le jeune Bricole, je lui ai fabriqué pour son chelonium, une belle carapace de tortue-lyre d’avant la prohibition, un petit appareil qui fera sensation.

Le poète sourit, puis, signalant la silhouette d’une tortue qui se profile au loin, il enchaîne: — La tortue-lyre, précisément. Regardez-la mes amis. Cette antique beauté, que fait— elle de tous les cycles qu’elle accumule sur son dos ? Encore un mystère. Ah, la vie est belle, pardi, belle à ravir !

Basile chantonne. Il est heureux. Il puise dans le sachet qui pend à sa ceinture et en extrait un mince ruban de papier qu’il lance joyeusement en l’air. C’est son sac à poèmes. Sur chaque morceau de papier — de la pâte à cactus particulièrement légère - il a griffonné un vers de sa Petite Ode à la Vie. Il a enduit l’extrémité de chaque ruban d’une minuscule goutte de résine, qui l’aidera, après son envol dans le ciel, à se fixer quelque part. Quand Basile est en balade, il sème ses vers à tous vents. Benali l’a entendu disserter souvent, dans les vapeurs de xyl, sur la nécessité impérieuse de libérer la poésie de ses geôles livresques, de lui permettre de s’envoler, libre comme l’air, lui laisser le droit de s’attacher ici ou là et de consoler l’être de son choix, la poésie en action, la balade du hasard, le vers solitaire... C’est la première fois, pourtant, qu’il le voit à l’oeuvre.

La voix de Sitacor le rappelle à la conversation: — Vous survivez à vos hormones ?

— Pardon ?

— Quand vos hormones sexuelles prennent le large, vous...

— On les laisse partir et on continue tranquillement, s’empresse de répondre le terrien. Aux femmes, il leur reste à peu près la moitié de la vie à tirer. Les hommes conservent plus longtemps leurs hormones sexuelles. Mais ils y survivent aussi.

— Comme c’est bizarre !

— C’est pas possible !

— Quelle chance !

— Va savoir, moi, cette histoire de parc...

Comme les vers du poète, les paroles s’échappent dans l’air.

Pot-pourri de vers

Ils ont pris leur dernier repas sur la terre ferme chez Palude, palefrenier et charretier de père en fils, dresseur et loueur d’hipparions qui tient boutique aux abords de la Mare. Pendant que les convives sirotent le chay brûlant, Benali a pris congé de leur hôte pour partir en reconnaissance. Il a hâte de regagner sa pirogue. Depuis un moment, il ne pense qu’à ça, et se morfond en attendant la fin du petit-déjeuner. Yrgrave, qui l’a suivi peu après, l’aperçoit en extase, plongé dans la contemplation de sa barque. Fort heureusement, elle l’a attendu sagement, et il la retrouve intacte dans cet abri douillet qu’il lui avait ménagé. Sur Ixe, on respecte tant bien que mal la propriété d’autrui, tant que les circonstances le permettent. Benali est heureux comme un gamin.

Il lui caresse doucement le flanc pendant qu’il en explore l’intérieur d’un regard avisé. Ce morceau d’écorce serait-il son seul trésor ? se demande Yrgrave en approchant.

Le terrien défait maintenant les amarres, love consciencieusement les cordages, absorbé dans ses pensées. Yrgrave n’ose interrompre. Quand le dernier morceau de corde est enroulé sur lui-même, Benali lève les yeux sur son ami et un voile de tristesse couvre subitement son regard. Voile passager qu’il s’efforce de chasser au plus vite. Pour y parvenir, il esquisse un sourire, mais le résultat est si piteux, si lamentable qu’Yrgrave ne peut s’empêcher de rire.

— Que t’arrive-t-il, petit chenapan ? Qu’as-tu donc à faire des grimaces ?

Benali, bien incapable d’offrir une explication, cherche maintenant à se donner une contenance. Pourtant, il n’arrive pas à se départir de son sourire idiot et patauge dans le mutisme.

— Allons, galopin, ne t’en fais pas. Tu as beau venir de très loin, je te connais comme ma poche. C’est mon grand âge qui te fait souci, n’est-ce pas ?

Benali s’obstine à rester muet comme une carpe et s’emploie à ébaucher un nouveau sourire, tout aussi navrant que le précédent. Le tavernier, continue, persifleur.

— Tu comptais boire longtemps à l’oeil dans ma taverne ! Avoue, petit gredin centenaire !

Le silence qui suit le fait se raviser subitement et d’un ton morose, c’est lui qui avoue:

— «Ô douleur! Ô douleur! Le Temps mange la vie Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur du sang que nous perdons croît et se fortifie.»

L’air parait soudain froid, le silence tranchant. Les deux hommes esquivent le regard. Yrgrave poursuit.

— «Serré, fourmillant comme un million d’helminthes, dans nos cerveaux ribote un peuple de démons, et quand nous respirons, la Mort, dans nos poumons, descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.»

Les vers retentissent dans le silence devenu glacial. Yrgrave en cherche d’autres, et pioche, dans sa tête, au hasard.

— «Voilà que j’ai touché l’automne des idées...»

Le terrien n’en peut plus. Désolé d’avoir déclenché par maladresse ce torrent d’idées noires, il agrippe le bras de son compagnon, et murmure: Yrgrave, mon ami. Mais celui-ci l’arrête immédiatement. Benali, je veux que tu comprennes que ce n’est pas tant la mort qui m’effraie que le contenu de cette vie que je vais quitter. Ce dont on remplit l’existence compte plus que la simple durée de celle-ci. Or, vois-tu, je n’ai pas toujours été à la hauteur. Je suis plein de défauts. A plus d’un titre, énonce-t-il désolé, je suis une crapule.

Benali le fixe d’un air grave. Il voudrait lui servir de bâton de détresse. Yrgrave renonce à chercher ses propres mots et emprunte ceux de Bô, puisque d’autres ont su dire mieux que lui ce qu’il a sur le cœur. Il murmure.

— «Pouvons-nous étouffer le long, le vieux Remords,

qui vit, s’agite et se tortille, et se nourrit de nous comme le ver des morts,

comme du chêne la chenille ? Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?»

C’est là que le bât blesse, petit. On voudrait vivre intensément une vie belle, pure et lumineuse... un jour on se rend compte qu’on a vécu comme une canaille une vie bête, mesquine et sombre... Il y a tant de choses que j’aurais aimé faire autrement ! Tant d’excès que je voudrais effacer !

Ses paroles s’échappent avec difficulté. Égrenées une à une, à voix basse, comme on fait une confession. Benali offre son silence et son regard soutenu. Il ne sait pas quelles fautes tourmentent à ce point son ami. Mais il connaît bien son caractère. Les colères d’Yrgrave sont tristement célèbres. Elles l’enflamment, elles extirpent la rage qui lui tenaille le ventre. Il profère alors des injures immondes, d’effroyables menaces. Il entretient sa fureur avec zèle et la porte triomphant à son paroxysme. Il peut tout mettre en pièces. Puis la crise passe. C’est très pénible. Ses engueulades avec Falika sont aussi légendaires. Comme s’il avait deviné le cours de ses pensées, le tavernier enchaîne.

— Mais tu vois, Bô disait: «Résigne-toi mon cœur, dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,

l’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute.» Or, moi, mon cher, je ne suis pas prêt. Je ne suis ni vaincu, ni fourbu, j’ai encore le goût de la dispute, malheureusement, et l’amour a pour moi une saveur exquise. Je ne suis pas encore prêt.

Il sourit, découvrant ses dents jaunies et déclame, levant les bras au ciel: — «Ô mort, vieux Capitaine», il n’est pas encore temps de lever l’ancre ! Puis, sur le ton de la confidence, il explique: — Je n’en ai pas beaucoup, de temps, il est vrai. Mais je compte l’employer à bon escient. Je vais m’assagir, maîtriser la violence. Mais, surtout, je vais mieux aimer, tu comprends, aimer tout court. J’ai «mon tigre adorable, mon monstre aux airs indolents, je veux longtemps plonger mes doigts tremblants, dans l’épaisseur de sa crinière lourde». C’est le poète qui parle, mais qu’importe. Je deviens vieux, bientôt mis au rebut, mais maintenant, petit, «Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses». C’est ce que je fais. Je presse le jus de chaque nouvelle minute, Benali, d’ici jusqu’à la fin. Avec passion ! Avec ferveur ! Falika a 47 ans. Je le dis à titre d’information puisque tu sembles maintenant t’intéresser à tous les anniversaires et parce que je sais que tu n’oses pas poser cette question qui te démange. Tu sais que je l’aime, mon ami. Je vais mieux l’aimer.

Il parait satisfait de ce dénouement. Il sourit malicieusement. Calme et serein, l’oeil pétillant de gaîté, il ajoute en guise de conclusion:

«Usant à l’envi leurs chaleurs dernières

nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux

qui réfléchiront leurs doubles lumières

dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.»

Yrgrave semble maintenant parfaitement heureux. Le temps n’est plus pour lui qu’un matériau docile, dont il saura extraire l’élixir de l’amour et l’essence de la vie.

La maille aux tiques

Deux adolescents enfilent un des longs corridors du Vaisseau. Des retardataires, sans doute. Ils viennent de quitter une des salles de classe vide. Le premier se gratte distraitement la tête tandis que le second baille à s’en décrocher la mâchoire.

— Je me suis carrément endormi pendant le cours. J’ai dû rêver d’ailleurs, J’entendais le Précep parler de puces !

— De tiques, c’étaient des tiques.

— Alors c’était vrai ? Comment se fait-il qu’il nous parle d’insectes en philo ? Je n’y comprends rien.

— Moi non plus, je n’ai rien pigé. Il y avait une espèce de filet pour les attraper. Ça semblait pourtant lui tenir à cœur, cette maille aux tiques. Il l’a bien répété une dizaine de fois: n’oubliez pas la maille aux tiques, la maille aux tiques... Encore une de ces théories du temps des dinosaures !

— Y sont fous ces précep !

Platane, qui travaille à son bureau, la porte ouverte sur le couloir, a tout entendu. Il en devient blême, rouge, il serre les poings, puis s’élance au dehors avec l’énergie d’un éléphant en colère. Il rattrape les deux écervelés, les fulmine du regard et leur lance, d’un ton sans réplique:

— Vous avez un rendez-vous cet après-midi sous le Vaisseau !

— Un rendez-vous ? Avec qui ?

— Avec moi.

— Pour quoi faire ?

— Pour parler de la maille aux tiques.

Les enfants le regardent, stupéfaits. Platane est habituellement d’humeur placide. Là, il trépigne, il rage, il fume littéralement. La prudence conseille d’accepter l’invitation sans discuter.

— A quelle heure ?

Platane hésite, puis légèrement radouci:

— Je vous attends à l’heure de la brise. Sans faute !

Les deux compères s’éloignent, tête basse. On les entend murmurer: — Je me demande quelle mouche l’a piqué.

Platane, déboussolé, déambule le long du couloir. Hagard, il cherche refuge. La bibliothèque ! Il s’y dirige à grands pas. Il ouvre la porte à la volée. Oxymore ! Un véritable cri de détresse. La bibliothécaire le regarde, étonnée, derrière ses lunettes en amandes.

— Oxymore, c’est affreux ! Platane s’affaisse sur une chaise, les bras ballants. Puis, il cache son visage dans le creux de ses mains vigoureuses. Il se gratte le crâne, chauve, rond comme un oeuf.

— Que t’arrive-t-il, Platane ?

— Si j’avais des cheveux, Oxymore, je me les arracherais tout de suite !

— Que s’est-il passé ? Platane prend une grande inspiration, comme s’il avait peur de manquer d’air. Il suffoque déjà.

— J’ai rencontré deux cancres dans un couloir ! Ils parlaient du cours de philo. Ils n’avaient rien compris. Seule idée retenue: la maille aux tiques.

— La maille aux tiques ? Qu’est-ce que c’est ?

— Une espèce de filet pour attraper des insectes.

— Je ne comprends pas.

— Réfléchis, Oxymore, ces analphabètes viennent de subir, ô malheur, comment cela est-il possible, de subir disais-je, un cours de philo.

— Attends un peu... la maille aux tiques, la maille aux tiques.... Saperlipopette, j’y suis ! La maïeutique ! Socrate !

Elle arbore un large sourire. Fière de son exploit et vaguement amusée. Platane, quelque peu réconforté par ces paroles qui remettent les choses en place, lui adresse un sourire piteux.

— C’est affreux, Oxymore !

— Remets-toi, mon vieux. Ah, je sais bien. Les gosses, ça use, ça use. Toutes ces âneries qu’il faut entendre !

— Je vais reprendre les choses en main, Oxymore. Je vais redonner des cours. Je n’aurai jamais dû quitter l’enseignement. Avant le Grand Chamboulement, je vadrouillais partout, je parlais à droite à gauche, j’écoutais, j’allais au devant des hommes et des femmes, dans la rue, partout. Je pratiquais alors la maïeutique, j’aidais les esprits à accoucher de leurs pensées, je découvrais avec eux les trésors enfouis dans les cerveaux, le plaisir de la dialectique...

Il soupire. Oxymore sourit: — J’aimais beaucoup tes cours de philo. J’allais t’écouter sur la grande place... Ses yeux se perdent un instant dans ce souvenir lointain. Platane gratte consciencieusement le bout de son nez épaté. Il poursuit.

— Tu vois, je me suis un peu éparpillé, une fois à bord. J’ai voulu faire le point. J’ai papillonné ici et là, toutes les variétés de l’existentialisme, incursions scientifiques avec les fondements quantiques, le courant biotechnique, les nouveaux principes cybernétiques, divagations psy dans l’inconscient collectif, tous les néo, les post, les multitudes d’ismes, j’ai tout revu de fond en comble. Tout ça pourquoi ? Pour en arriver à la case de départ. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Comme mon confrère du temps des dinosaures !

Il pousse un soupir de lassitude. Oxymore lui tend un bol de thé chaud. Il le reçoit doucement dans le creux de ses mains larges, le contemple avec amour et murmure: — Ah ! savoir apprécier le thé, cérémonieusement, comme une invite à la réflexion... Ces vieux japonais avaient touché là une fibre essentielle...

— Oxymore, affirme-t-il d’un ton déterminé, je vais réagir. Tout d’abord, réhabiliter le métier, lui redonner son nom, philosophe. Plus de néologisme creux, plus de philote ! J’ai passé outre à l’époque. Les matheux, les ingénieux au lieu des mathématiciens, des ingénieurs. Je m’en fichais éperdument. Comme de la réforme de l’ortographe, les psis remplaçant les psys, les majuscules fantaisistes, etc. Je me disais que le nom peut changer, la fonction reste. Mais je constate qu’on en arrive à oublier l’essentiel avec ces jeux de mots, cette perversion du langage, cette paresse.

— Ah, oui, les nuances en prennent un bon coup, les nuances... fait-elle, attristée.

— Philosophes, des personnes qui aiment la sagesse, qui font prévaloir la raison, la recherche de la vérité. Mais avec toutes ces digressions, depuis le début du voyage, j’en ai oublié ma mission d’éduquer mes contemporains. Un philosophe se doit d’être imprudent, impudent, impertinent ! Conscient de ma propre ignorance, mais fort de mon humble expérience de maïeuticien, je peux aider hommes et femmes à enfanter des idées. On a beau ne rien savoir, rien ne nous empêche de chercher à savoir. Je n’étais pas mauvais pédagogue à l’époque, je vais reprendre mes cours.

— Quand ?

— Ce soir, à l’heure de la brise. J’ai donné rendez-vous à ces deux chenapans sous le vaisseau. J’ai dû différer la leçon, tu comprends, j’étais trop énervé. La recherche de la vérité doit se faire dans la joie et cette petite brise est une goutte d’extase. Ces enfants, Oxymore, endurent leurs cours de philo ! Si c’est pas malheureux ! Il faut leur redonner le goût de penser. Ce n’est pas de la tarte, j’en conviens. Nous sommes toujours à la première case, dans la même caverne, à regarder trembloter les ombres des idées, sachant que nous ne voyons que le reflet d’une réalité bien plus grande et bien plus vraie. Mais qu’importe, nous sommes là, avec nos cervelles bourrées de neurones et de synapses. On doit en profiter.

— Mais, on s’y emploie, Platane, entre tous.

— Tu as raison, Oxymore. Je suis injuste envers mes semblables.

Il soupire, se gratte distraitement le crâne, puis continue doucement.

— Parmi les mordus de savoir, j’éprouve le plus grand respect pour mes collègues scientifiques. Ce sont eux les authentiques chercheurs de vérité, qui se défient des conjectures, qui s’astreignent au réel, à la logique du calcul. Ce sont eux qui s’obstinent à traverser les siècles armés de leurs modestes instruments de mesure et la seule foi de la raison. Mais ce sont des angoissés. Ils éprouvent tous, sans exception, le vertige de l’infini. Ils sont littéralement saisis d’effroi. Pas comme nous qui l’appréhendons vaguement, par une astuce de l’abstraction. Non, chez eux, c’est physique. Ils ont entrouvert une lucarne sur l’espace, ils conçoivent l’infini, ils en pressentent l’horreur. Si tu prends un verre de trop avec eux, tu te trouves plongé dans l’abîme du temps, l’éternelle question du contenant et du contenu, l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’univers en balade et, bon sang, dans quoi se balade-t-on ? C’est parce qu’ils ont besoin de certitudes, de vérités fondamentales pour faire taire l’angoisse, qu’ils déploient tant d’énergie. Et c’est grâce à eux, que nous, le commun des mortels, avons moins peur. Il en a été ainsi de tous temps, depuis l’explication de l’orage. Je les admire. Perclus de frayeur, ils osent cependant regarder le monde d’en haut, de loin, dans les étoiles. Ils guident nos pas dans les ténèbres. Nous, philosophes, soupire-t-il, nous nous regardons le nombril... Nous essayons aussi de déceler les causes premières, de transcender l’apparence, mais notre monde est beaucoup moins vaste. Il se limite à l’humain. A l’homme de la rue qui n’a cure de l’incommensurable. Nous sommes plus paresseux, insouciants, fantaisistes, des dilettantes en somme. Nous sommes peut-être beaucoup plus trouillards et, n’osant regarder la réalité en face, nous nous cachons derrière le voile de l’ignorance. Trop heureux de surfer les vagues de notre humble océan humain, nous continuons à nous débattre dans les méandres de l’origine de la pensée, de la force de la parole, de notre condamnation à la liberté, des impératifs éthiques. Cet univers à notre mesure paraît bien étriqué, et pourtant, si difficile à sonder, avec pour seul bagage la certitude de ne rien savoir.

Il conclut, rasséréné. Il a perdu sa couleur écarlate, il n’a plus envie de s’arracher les cheveux, il souhaite simplement reprendre, honnêtement, son métier de sage-homme.

— Merci, Oxymore, souffle-t-il. Cet endroit est un refuge pour moi.

— Il n’y a pas de quoi, Platane. Je n’ai fait qu’écouter. Il doit y avoir quelque chose dans l’air aujourd’hui. Albertine vient de passer. Elle t’a précédé de peu. Elle aussi avait besoin de reprendre du poil de la bête.

— Qu’est-ce qui peut démonter Albertine ? J’ai rarement connu un esprit plus posé. L’exemple même des vertus scientifiques dont je parlais. Un véritable aventurière de la Physique. Qu’est— ce-qui cloche ?

— Elle a peur que les couloirs du temps ne soient plus navigables. Elle se demande si les relais temporels tiendront le coup. Tout cela dépend de l’évolution de la situation sur Terre et tu sais bien que le contact est rompu.

— En somme, elle a peur que nous soyons condamnés à demeurer sur cette planète sans espoir de retour pour les nouvelles générations.

— C’est à peu près ça, bien que je n’aie pas très bien saisi les détails de ses explications.

Platane farfouille dans sa barbe de ses doigts patauds. Puis il sourit.

— En ce qui me concerne, ça ne change rien. Un homme est un homme partout. Je m’en vais, Oxymore, merci encore, tu m’as fait du bien.

— Est-ce que je peux assister à ton cours sous le vaisseau ?

— Une autre fois, ma douce. Ces deux vauriens méritent une leçon particulière sur la maille aux tiques.

La vraie vie

Les jeunes barbotent dans l’eau bourbeuse de la mare. Ils s’amusent à s’éclabousser de temps en temps. Petits plaisirs d’enfants qu’ils découvrent à peine. On ne peut pas patauger dans la boue dans un vaisseau spatial. Ils cheminent lentement dans un brouillard à couper au couteau.

— Je me demande pourquoi on a atterri ici, dit Vent d’Halle, songeuse.

— Parce qu’ils étaient sûrs qu’il y avait de l’eau et qu’il s’agissait d’un biotope pouvant assurer la biocénose.

— Je n’ai rien compris, Tryx. Tu ne pourrais pas parler plus simplement ?

— C’est un écosystème très intéressant, porteur de vie, rectifie le jeune bio.

— Et parce qu’ils pensaient qu’il n’y avait personne, grogne Imanof. Ceux-là, quand il s’agit de se cloîtrer, ils ne ratent pas une occasion !

— Ne rouspète pas tout le temps, Farouche, glisse Vent d’Halle gentiment. Souviens-toi qu’il fallait respecter la quarantaine.

— Parlons-en de cette quarantaine. Tryx est tombé sur un ixien le premier soir !

— C’est curieux qu’on n’en ait plus vu un seul depuis, observe le jeune bio.

— Ils ne sont pas débiles, les indigènes. Il doit bien y avoir des endroits plus accueillants sur cette planète. On est là à tourner autour du vaisseau, qui s’est miraculeusement posé sur le seul terrain sec aux alentours, à regarder la mare. Enfin, regarder c’est beaucoup dire ! On n’y voit pas à un mètre devant soi.

— Tu as toujours râlé autant ? se renseigne la jeune fille.

— Je crois que ça a commencé quand j’ai mis les pieds dans le vaisseau, répond Imanof en se déridant soudain. Mais ne me prends pas pour un grincheux. J’en veux aux taulards, mais j’adore la vie. La vraie vie.

— Elle est sûrement plus authentique, la vie, depuis que nous sommes ici, souligne Tryx, les yeux rêveurs. Rappelez-vous le jour où le petit Tao s’est fait piquer par une bête. Nous étions tous autour de lui à regarder sa cheville enfler. Il était fier comme un paon, malgré la frousse. Sa première piqûre ! Nous étions jaloux. Lequel d’entre nous se souvient d’avoir jamais été piqué par un insecte ? Claire a touché une urticacée, une sorte d’ortie excuse-moi. Patou s’est planté une épine. Quels veinards d’avoir à gratter ces démangeaisons, à soigner ces brûlures ! Nous attendons tous ce rite d’initiation, de passage à la vraie vie.

— Ça fait déjà du bien de voir les soleils qui se lèvent sur un vrai jour, fait de lumière vraie. Et des nuits bien réelles, même si elles sont si noires. C’est tellement beau le cycle du jour et de la nuit ! murmure Vent d’Halle.

— C’est comme la nourriture, renchérit Imanof. Il me semble que je n’ai rien goûté de meilleur que ces petits amuse-gueules ixiens que nous prépare Maître Kheu. Ce brave homme — c’est bien un des rares adultes au-dessus de tout soupçon — a toutes les peines du monde à nous servir de la boustifaille locale. Les autres invoquent le sacro-saint principe de précaution. Mais ces apéritifs servis au compte-gouttes, quel délice ! Et, pourtant, côté cuisine, nous avons été gâtés au pénitencier.

Tryx et Vent d’Halle lui jettent un coup d’oeil amusé. Enveloppés de brume, tous les trois avancent à tâtons, heureux de pouvoir flâner, humer les effluves qu’exhale la mare, agréables ou pestilentiels, qu’importe. Toute émanation de vie est perçue comme une aubaine. Leurs narines frémissent à chaque nouvelle odeur. Friands de terre, d’humus. Avides de tout ce qu’ils n’ont pas connu.

— Il paraît qu’il va pleuvoir...

Ils attendent la pluie comme un cadeau. Certains s’en souviennent. La plupart l’ont oubliée.

— J’ai fait un rêve très bizarre cette nuit, enchaîne Vent d’Halle.

— Raconte.

— Je dormais profondément, sous terre, enfouie sous les couches les plus reculées de la croûte terrestre, le plus près possible du cœur de la planète. J’étais bien. Une sensation de paix, d’abandon. Puis j’ouvrais les yeux et je m’élevais lentement, très lentement, vers la surface. Au cours de cette montée paresseuse, je pouvais contempler à loisir les strates géologiques les plus anciennes, puis les couches suivantes, une à une. Je voyais défiler le temps et je comprenais l’état d’âme de ces lits de pierres superposés, j’entendais les pensées de ceux qui les avaient habités. Je montais sans effort, je volais lentement, sans bouger pourtant, vers l’écorce de la terre et je me remplissais de l’histoire de la planète. En haut, à l’extérieur, je me trouvais nez à nez avec une grenouille gigantesque qui me disait: «Bonjour Vent d’Halle, petite sœur de Sommeil. Écoute-moi bien. Il faut un nouveau copernique pour déloger l’homme du centre de la conscience». A ce moment-là, je me suis réveillée. C’est vraiment bizarre. Je ne sais même pas ce qu’est un copernique.

— Copernic, c’est un vieux monsieur, enfin non, un gars d’il y a mille ou deux mille ans, qui démontra aux crétins de l’époque que les planètes tournaient autour du soleil et pas autour de la terre, explique le petit Farouche.

— Ce qui délogea l’homme du centre de l’univers qu’il croyait occuper, précise Tryx. Ensuite les crétins eurent beaucoup de mal à avaler que la planète Terre n’était qu’un point ridicule qui orbitait autour d’un soleil minuscule dans une lointaine banlieue de la galaxie, et un mal fou à admettre que la Voie Lactée elle-même n’était qu’un petit amas de poussière quelconque dans l’immensité du cosmos.

Après un silence prudent, Imanof s’enquiert, mal à l’aise:

— C’est quoi une grenouille ?

— Une grenouille ? s’exclame Vent d’Halle, surprise. C’est un animal qui nage, qui saute et qui coasse. Il y en a de toutes les couleurs.

— Il y en avait. Plus maintenant. Ça fait des siècles qu’il n’y a plus de grenouilles sur Terre, Vent d’Halle. Elles ont toutes disparu sans laisser de traces il y a très longtemps, au XXI siècle, si mes souvenirs sont bons. C’étaient des batraciens, ou des amphibiens, si tu préfères. Ici, il y en a des jaunes. L’ixien en avait tout un chapelet épinglé à sa ceinture.

— C’est bizarre, insiste Vent d’Halle. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

— Quoi ? La disparition des grenouilles, ton rêve ?

— Euh, les deux... Vous croyez que ça veut dire quelque chose ?

La réponse s’estompe dans la nappe de brouillard qui se resserre.

Aux alentours, deux hommes cherchent le chemin du retour. Cernés par le brouillard, ils se tiennent par la main. La vapeur est dense et la blancheur épaisse.

— On n’y voit goutte.

— Tu fais de l’esprit ? Ce ne sont pas les gouttes qui manquent pourtant ! Il doit y en avoir des millions en suspension...

— Très drôle. Je te dis qu’on n’y voit absolument rien !

— Moi j’y vois clair, ne te tracasse pas.

— Heureusement que tu es là

L’aveugle guide le clairvoyant à travers le jour opaque. Une rumeur sourde se fraye un chemin dans la brume, et bientôt c’est tout un tintamarre qui les accompagne.

— Ce vacarme m’intrigue, Nokt. J’imagine que le brouillard déforme le son, mais, par moments, je jurerais qu’il s’agit d’une machine. Ça bourdonne, ça vrombit, ça ronfle comme un moteur à explosion. Quand le bruit prend de l’ampleur, le soir, et que l’air vibre de partout, je ne sais plus si c’est une lame de fond prête à déferler ou des hordes de sauvages vociférants qui nous entourent.

— Moi je pense que c’est un chant.

— Un chant ?

— Un chant nuptial.

Thuan braque des yeux incrédules sur son guide. Regard parfaitement inutile, puisqu’on n’y voit goutte. Celui-ci précise sa pensée.

— N’as-tu pas remarqué l’attaque, les différentes intonations, les modulations, le phrasé ? C’est un chant, je te dis, un chant polyphonique. Une sorte de chorale.

— Et, qui, à ton avis, peut émettre ce genre de voix ?

— Je ne suis pas sûr. Probablement un animal. Enfin, des milliers d’animaux pour atteindre un tel volume sonore.

— Quel genre d’animal, un animal humain ?

— Je ne crois pas. Mais c’est toi le scientifique ! Et puis, j’ai entendu si peu de cris d’animaux sur Terre, que je ne saurais dire.

Thuan arbore maintenant un large sourire.

— A cet égard, nous sommes logés à la même enseigne et c’est bien fâcheux. Mais comment n’y ai-je pas songé ? Je faiblis, c’est évident. Tu comprends, ça changerait tout. Les bêtes ne font pas le mal sciemment. J’espère que tu as vu juste, Nokt. Ah, vivement la fin de cette quarantaine, qu’on puisse sortir de ce marécage fumeux ! J’ai envie d’aller voir ailleurs.

— Moi aussi. Et vivement qu’arrive la pluie ! Car il va pleuvoir, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute, Nokt. De la vraie pluie, j’espère. De la vraie pluie, répète-t-il doucement.

Les deux hommes se souviennent en silence des dernières averses qui se sont abattues sur eux, dans leur lointaine planète. Des averses acides.

Nuit noire de questions

Les crapaudes se sont tues depuis longtemps. La chanson d’Eau-Tonne allège les ravages de la tombée de la nuit, mais celle-ci s’installe quand même, partout, en despote. Plongée dans l’obscurité, une pirogue traverse la mare.

Tout un fatras de questions en attente encombre encore l’esprit de Benali. Bric-à-brac de doutes divers qui s’entassent pêle-mêle dans sa tête. Égrapper une à une ces interrogations est devenue une nécessité absolue. Il lui faut épancher ce trop-plein d’incertitudes qui portent sur tout et sur des riens. Cette planète où il a trouvé refuge il y a longtemps, qu’il a adoptée, qu’il chérit, lui est devenue soudain étrangère. Il pensait avoir tout compris, mais il sent bien maintenant, qu’il n’a pas pénétré ses secrets. Ses amis recèlent des mystères qu’il n’a pas su sonder, qu’il n’a même pas devinés. Il croyait avoir levé tous les voiles. Quelle dérision ! Et désormais, le temps presse. Il veut tout savoir, faire entièrement sienne la vie des ixiens avant de se retrouver face à face avec les terriens. Il revendique intérieurement le droit d’être ici chez lui, sous le ciel qui l’abrite, sur la mare qui le nourrit. Il l’a gagné, ce droit: il trime sous les trois soleils depuis quinze ans, sa pirogue sait se laisser glisser sur les ondes obscures, il aime Bô de l’Air. Benali, le petit terrien, le passeur, c’est un gars du coin, un familier. Les autres sont des inconnus. Il ne supporte pas l’idée d’être assimilé à ces étrangers, fussent-ils de son espèce. Il doit se dépêcher de tout comprendre. Avant. Avant la rencontre. Ainsi vont ses pensées, au fil de l’eau, au rythme de la pagaie, qui troue les ténèbres, qui fait clapoter la nuit, la nuit noire, de la planète Ixe. Il en a oublié ses cinq passagers, endormis, blottis dans le creux de la pirogue, lovés comme des cordages. Or, une voix perce maintenant l’obscurité:

— A quoi penses-tu, petit terrien ?

— Sitacor, tu m’as fait sursauter ! Je croyais que tu dormais.

— A quoi penses-tu ?

Le terrien hésite, puis murmure: — Je me demande comment j’ai pu demeurer si longtemps ignorant. Des choses essentielles m’ont échappé.

— A nous aussi apparemment, répond l’ixien dans un souffle.

La rame plonge. L’eau répond. Le clapotis marque la mesure du temps qui coule.

— C’est à cause de la ressemblance, murmure Benali, c’est elle qui m’a trompée.

— De quoi parles-tu ?

— De nous, Sitacor. Toi et moi nous nous ressemblons beaucoup. J’ai vu toutes sortes de tronches au cours de mes voyages. Parmi les humanoïdes, nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. En plus petit. En plus chauve. La plupart des terriens sont chauves. Moins forts. Mais, je t’assure, mon vieux, nous sommes presque cousins.

— Moi, vois-tu, je n’ai pas eu tes fréquentations, mais ça m’a aussi frappé. Mais, comme personne d’autre ne nous est tombé du ciel, et qu’on n’a guère de chances d’y aller, je ne me suis pas vraiment posé la question.

— Quelle question ?

— Mais, celle du pourquoi, du comment !

— De quoi ?

— De la ressemblance.

— Ah, ça c’est une autre paire de manches. Le problème, maintenant, c’est que cette fichue ressemblance m’a fourvoyé. J’ai supposé que tout se passait à peu près comme chez... moi, fait-il, hésitant.

— Et maintenant, tu es terrassé parce ce que notre vie dure la moitié de la tienne.

— Ç’a m’a fait un coup, c’est vrai, mais je me pose maintenant beaucoup plus de questions. Sur tout.

— Par exemple ?

— Comment naissent les enfants ?

— C’est une blague ?

— Non. Dis-moi tout.

— L’homme et la femme doivent s’accoupler. L’homme a un membre sexuel. Comme le tien, toutes proportions gardées. Je peux te l’assurer parce que les filles t’ont bien reluqué pendant ton sommeil au début. Les hommes sont aussi venus guigner. Donc, ce membre, il faut l’introduire...

— Continue, continue.

— Il faut l’introduire dans la gouttière de la femme, puis dans sa grotte, lâcher la semence. Tu as compris ?

— Parfaitement. Chez nous c’est pareil. Continue, s’il te plaît.

— Alors, si les graines de vie du mâle et de la femelle s’accordent à créer une nouvelle vie, la femme est fécondée. Elle grossit. Elle enfante après sept lunes.

— Sept ?

— Oui, sept. Et chez vous ?

— Neuf mois.

— Solaires ou lunaires ?

— Euh, solaires, je crois. Je ne sais plus.

— Curieux.

— Combien d’enfants avez-vous ?

— Mais, deux, évidemment ! Ou quatre, exceptionnellement, si les parents sont géniteurs de jumeaux. Mais les jumeaux, c’est rare.

Sitacor écarquille les yeux pour voir le rameur dans le noir. Il hasarde, inquiet:

— Et chez vous ?

— Chez nous, soupire Benali, enfanter est devenu difficile. Les graines ne s’accordent plus aussi bien qu’avant, ajoute-t-il en souriant. Beaucoup d’enfants sont conçus en laboratoire. Mais les rares terriens fertiles d’aujourd’hui peuvent engendrer plusieurs enfants.

— Plusieurs, ça fait combien ?

— Les terriens d’autrefois en avaient dix, douze, voire plus. Après, ils ont décidé de contrôler les naissances.

— Contrôler ?

— Oui, ils ont trouvé des moyens pour empêcher la conception.

— C’est logique, murmure Sitacor. Avec une telle fécondité... Quelle planète bizarre que la tienne ! Quel est son sens de l’équilibre ?

— Euh...

— Ici, deux vies donnent deux vies.

— Sauf pour les jumeaux, souligne Benali. Là, c’est toujours quatre ?

— Si une mère génitrice de jumeaux est engrossée une deuxième fois, elle portera toujours de nouveaux jumeaux. Mais les jumeaux, c’est rare.

— Je ne comprends pas. Vous avez des graines de vie jusqu’à la fin !

— La vie, petit, ce n’est pas seulement la descendance.

Ils se taisent un instant, perdus dans leurs pensées. Si proches, si différents. Le terrien pagaye, d’un geste sobre, plein de grâce. La pirogue fend l’eau noire. Elle file bon train, elle connaît son chemin. Le silence est rompu par une nouvelle voix qui s’avance timidement.

— Tu as oublié quelque chose.

— Bricole! proteste Sitacor. Je croyais que tu dormais.

— Je faisais semblant.

— Et les autres, ronchonne Benali, ils font aussi semblant ?

On jurerait que les autres dorment à poings fermés. Yrgrave ronfle. Basile sourit aux anges. La respiration de Mouch, recroquevillée sur elle-même, paraît douce et sereine.

— Ils dorment, petit.

— Qu'est-ce qu’il a oublié ?

— Tu ne lui as pas parlé du sexe des enfants.

— Mais, ça, c’est évident, Bricole !

— Ce qui nous semble évident ici ne l’est pas toujours là-bas.

— Tu as raison, affirme-t-il, en débitant d’un trait: Les enfants conçus la nuit sont des femelles et les enfants conçus le jour sont des mâles. Ça coule de source !

Benali les regarde, troublé. Il ne dit mot. Les deux voix fusent en même temps:

— Et là-bas ?

— Là-bas les astres n’interviennent pas dans le sexe.

Devant leurs mines, qu’il devine ébahies, il précise:— En laboratoire, on peut choisir le sexe de son enfant si on a obtenu au préalable la permission des autorités. Dans la nature, enfin, quand on fait l’amour naturellement, on ne peut pas prédire le sexe de l’enfant. Et la lune et le soleil n’ont rien à voir là-dedans.

— Vous n’avez peut-être pas étudié la question sous cet angle, insiste le mathématicien.

— Non, Sitacor, je crois que c’est différent, tout simplement, conclut Benali.

Ils se taisent à nouveau. Mais le petit terrien est pressé de dévider le long fil d’incertitudes.

— Vous n’avez pas de mariages ici, n’est-ce pas ?

— De quoi ?

— Une sorte de cérémonie devant les autorités pour signer un pacte, l’alliance que l’on fait avec une femme pour vivre avec elle. Pour pouvoir s’appeler mari et femme.

— Ici on s’appelle homme et femme. Rien de ce qui se passe entre un homme et une femme n’intéresse les autorités. On ne signe pas de pacte et on ne fait pas de cérémonies. Si tu partages ta couche et ton toit pendant plus de sept lunes avec une femme, elle devient ta compagne de route. Inversement, il faut aussi que sept lunes s’écoulent après son départ pour que ce lien de compagnie soit totalement dissous.

— Le temps d’une grossesse ?

— Exactement. Certains couples vivent unis très longtemps. D’autres sont éphémères. Ça se défait quand ça ne va pas. L’odeur du malheur est âcre, elle vous prend à la gorge et pousse à la séparation. Chacun va son chemin.

— Et s’ils ont eu des enfants, il n’y a pas de pacte ? Pas de règles ?

— S’il y a des enfants, il y a des responsabilités. Tous les ixiens sont responsables de leur descendance. C’est dans la nature de la planète.

Il prononce ces paroles d’un ton si définitif que Benali n’ose pas insister.

— Et là-bas ?

— Là-bas, on se marie, on se sépare, on se remarie ou on ne se marie pas du tout.

— Ça ne change rien ?

— Pas grand-chose.

— Et si un couple avec enfants se sépare, ils regardent le papier qu’ils ont signé pour savoir ce qu’il faut faire ?

— En général, ils signent un autre papier, un nouveau pacte. Pour savoir qui élèvera l’enfant, fixer les droits de visite de l’autre, partager l’argent, les propriétés, les charges...

— Je ne comprends pas. Ici, c’est simple. Nous avons des fêtes importantes, tu le sais. Celles des solstices d’hiver sont femelles, elles reviennent à la mère. Celles des solstices d’été sont mâles et reviennent au père. L’enfant y participe, du début à la fin, une bonne semaine chaque fois, sous la conduite de sa mère, puis de son père. Ce sont des moments où l’on partage des joies, des ennuis, des connaissances. Les fêtes des équinoxes réunissent les proches, la famille au sens large. Les vrais parents n’y manquent jamais. Et puis il y a les voyages. L’usage veut que chaque enfant fasse un voyage avec son grand-père et un autre avec sa grand-mère dans son premier ou deuxième cycle . S’il n’y a pas de grand-parents, les anciens font l’affaire. Puis, un long voyage avec son père, et un autre avec sa mère pendant le cycle du choix. C’est ainsi que se tissent les liens du sang, même si les parents ne partagent plus la même couche. Ainsi, et autrement. Sans papiers, conclut Sitacor.

Il se gratte la bosse distraitement. Il réfléchit. Comme les deux autres. Puis, soudain, il déclare: — Tu n’as besoin de rien, Benali ?

— Non, Sitacor.

— Alors, je vais dormir. Le sommeil porte conseil.

Assis en tailleur au fond de la barque, il s’affaisse soudain sur lui-même, comme une fleur qui se fane, ses muscles fléchissent, sa tête s’effondre dans le calice de ses jambes croisées et il s’endort. Profondément. La rumeur de l’eau reprend ses droits. On n’entend plus que l’aviron qui s’enfonce dans l’eau et le vol léger d’un frétillant. Benali laisse couler les minutes. Reposer les idées. Il les laisse doucement décanter dans ce noir d’encre qui les enveloppe. Le monde est obscur, l’esprit confus. Bricole y mêle son petit grain de sel.

— Ça risque d’être coton avec tes copains ! Centenaires et procréateurs sans limite... Ça va faire du raffut chez nous !

— Ne t’en fais pas, petit. On s’arrangera.

— Tu crois ?

— J’en suis persuadé. Dors, Bricole, tout va bien.

— D’accord, Benali.

Le jeune bricoleur se cale le plus confortablement possible dans le flanc rugueux de la pirogue. Il s’assoupit, au son de la vase qui clapote.

Tout va bien, tout va bien, mon oeil, se dit Benali. Tout cela va être bougrement compliqué. Et moi, je me retrouve en plein dedans. Pas moyen de me défiler. Ils sont peut-être là, quelque part, dans le brouillard de la Mare à Bout, et moi, au lieu de me réjouir, je préférerais attendre la saison des pluies, aux quais, comme d’habitude. Aider à renforcer les charpentes, nettoyer les citernes, réparer les toitures. En lieu et place de ces besognes, il faut résoudre ce casse-tête terrien et, moi, je suis perdu dans un dédale de sentiments incongrus.

Il en est là de ses réflexions, lorsqu’une masse imposante se dresse et s’ébroue dans le noir. C’est Yrgrave qui secoue sa crinière et sa torpeur à grand bruit. Il se frotte les yeux. Il rote. Savoure un instant le silence. Puis, imprimant à sa voix une suavité inaccoutumée, il affirme.

— Je peux répondre à ta question.

— Laquelle, vieux forban ?

— La toute première, celle que tu te posais tantôt à toi-même, comme si personne d’autre ne pouvait comprendre. Or, moi, je connais la réponse.

Il le dit avec une satisfaction manifeste. Benali l’entend farfouiller dans sa blague à nictyne, il devine les gros doigts caressant le rouleau de feuilles, il perçoit le bruit sec quand il mord la carotte, puis le son caractéristiques des mâchoires broyant la chique. Il ne sait pas du tout où son ami veut en venir.

— Tu te demandais comment tu étais demeuré si longtemps ignorant. Des choses essentielles t’avaient échappé. Effectivement. Mais, pas n’importe quelles choses, vois-tu, pas n’importe lesquelles. Tu as su comprendre la nature, tu as déchiffré la mare comme peu d’entre nous, tu as gagné la confiance et le respect des hommes et des femmes. Mais, je ne vais pas faire ici l’éloge de tes talents, petit, je veux juste te faire remarquer que dans ce vaste territoire que tu traverses depuis quinze ans, notre bonne vieille Ixe et ses habitants, il y a des chemins que tu n’as jamais empruntés et des pistes que tu n’as jamais suivies. Tu les a évités, et, je mettrais ma main au feu car je te connais comme ma poche à nictyne, tu les a évités exprès. Parce que tu es dé-li-cat. Tu n’irais pas questionner les gens, de but en blanc, quel âge as-tu, où parques-tu tes vieux, pourquoi n’as-tu pas plus d’enfants, as-tu signé un pacte avec celle qui partage ta couche... D’autre part, je comprends parfaitement que tu n’aies pas demandé avant comment naissaient les enfants. C’est gênant, à notre âge. Le fait est, mon ami, que tu as éludé des sujets bien précis: le sexe, l’amour, l’intimité. Tu es d’un naturel réservé et discret à ce propos. Tu fais preuve de délicatesse. J’aime ça. Moi aussi, je suis délicat, fait-il en crachant une boulette brunâtre.

Benali navigue sans encombre. Les flots de la mare ne sont pas traîtres ce soir. Ils s’évasent, ils attendent grand ouverts les prochaines ondées. II a tout le loisir d’écouter. C’est ce qu’il fait. Attentivement.

— Il y a les délicats et les bizarres. Les gens ont des réactions singulières par rapport aux choses de la chair. Il n’y a qu’à voir Sitacor expliquer tout cela. Il régresse, il emploie la langue de ses ancêtres, inexplicablement. Où a-t-on vu un scientifique parler de gouttière, de grotte, de semence, de femmes engrossées ? Comme s’il n’y avait pas de termes plus précis, qu’il connaît parfaitement ! Il n’est même pas pudique, je te dis, mais il ne peut en causer qu’en utilisant ce satané vocabulaire de ses aïeuls. C’est comme ça chez lui. Un atavisme. Certains ne peuvent tout simplement pas en parler. D’autres ne font que ça, à tort et à travers. Ils cachent tous le même malaise... La vie est fragile et l’amour, en fin de compte, c’est ce qu’on a de plus intime... Bref, toi tu es délicat. Tu as du tact. Si tu avais posé une seule de ces questions indiscrètes, tu aurais pu lever le voile sur ces mystères.

— Tu te leurres sur mes qualités. Je suis kloutch, tout bêtement. Mais, dis donc, je constate que tu n’as pas beaucoup dormi. Tu ronflais, pourtant, fieffé menteur ! Tu as tout entendu ?

— Jusqu’à la fin, quand tu rassurais le jeune Bricole. J’imite très bien mon propre ronflement. Je le fais de temps en temps, par pure espièglerie. Mais, cette nuit, ça m’a permis de réfléchir tout en écoutant la conversation.

Sa voix s’est muée en un fil ténu.

— Benali, mon ami, j’ai compris quelque chose que je n’avais pas voulu voir, moi non plus, jusqu’à présent. Je vais me permettre de te poser une question inconvenante, mais je veux être sûr de bien te connaître avant... avant de rencontrer les autres. Tu comprends ?

— Parfaitement. Tu peux y aller. Et c’est dans un murmure à peine audible qu’il lâche:

— Depuis que tu es chez nous... tu n’as pas connu de femme, n’est-ce pas ?

Benali sourit. Il devine le visage empourpré de honte et les efforts que cette question a coûtés. Il répond avec simplicité.

— Non, Yrgrave. C’est difficile, vois-tu, j’ai la sensation de ne pas faire pas le poids. Je ne me sens pas de taille, ajoute-t-il en riant .

— Ça n’a rien à voir avec les poids et les mesures, rétorque le tavernier qui soupire, puis marmonne: — Pourtant... si c’était moi qui étais tombé du ciel sur ta planète, j’aurais probablement fait pareil.

Le clapotis des flots marque la mesure du temps. La pirogue file, cape nord. Les deux hommes qui tiennent absolument à se connaître avant de rencontrer les terriens, sont là, ensemble, à sonder l’ampleur des ténèbres. Soudain, Yrgrave déclare, très affligé:

— Ton jeûne sexuel me désole et me pèse autant qu’à toi ma courte vie.

— Écoute, Yrgrave, comment dire, euh... zut... Je n’ai pas, moi, un poète dans la tête qui me souffle des vers quand je ne trouve pas mes mots.

— Tu as remarqué que cette nuit je me débrouille tout seul.

— Écoute, mieux vaut en rire. Je vais te raconter quelque chose que je n’ai jamais osé raconter à personne. Et, pourtant, c’est marrant. Tu te souviens quand tu m’as tiré de la vase il y a quinze ans ?

— Oh oui, s’esclaffe Yrgrave.

— Sur le chemin qui menait à La Clairière, j’ai vu les premières femmes de la planète. Elles marchaient en procession. Elles revenaient de la récolte de pistils bleus. Enveloppées dans les voiles à moustique qui jouaient avec les pans de leurs tuniques. Elles étaient belles. Elles ressemblaient aux femmes de ma planète. En grand, bien sûr. Mais elles avaient trois seins. Celui du milieu pouvait être grand ou petit, sans proportion avec la paire habituelle. Ç’a m’a beaucoup frappé. Puis, en entrant chez toi, j’ai frissonné d’horreur en voyant ta fille Césure farfouiller dans l’encolure de sa robe et en extraire son troisième sein, sa poche à pistils. J’ai dû en rire tout seul, comme un kloutch.

Yrgrave se retient depuis un moment, mais maintenant il part d’un énorme éclat de rire, auquel Benali s’associe de tout cœur. Les autres se tiennent cois, endormis, sans nul doute. Yrgrave se calme soudain et demande à brûle-pourpoint:

— Tu n’as jamais vu une fille de chez nous à poil ?

— Je ne vais pas, moi, lorgner les filles pendant leur sommeil ! proteste Benali

— C’est vrai qu’elles ne se montrent pas volontiers. Bon, tu te rattraperas maintenant avec les terriennes.

— Ça m’étonnerait.

— Dis donc, tu nous fait une dépression ?

— Ne dis pas de kloutcheries.

Ces choses furent dites dans le noir, sur les flots incertains de la mare.

La Claire Fontaine

Ils avaient accosté le quai précaire de la Butte. Toujours en balade ce quai ! Mac Kosmic s’en foutait éperdument. Les clients devaient toujours se débrouiller pour retrouver la passerelle et la fixer quelque part avec des moyens de fortune. Heureusement qu’elle était toujours dans les parages. Elle suivait très exactement une trajectoire circulaire paresseuse, en tournant inlassablement autour de la Butte. La source souterraine créait une sorte de tourbillon autour du tertre isolé solidement planté au milieu de la mare. La fontaine jaillissait de la roche. Elle remontait des entrailles de la planète et se répandait généreusement alentour. Cette source purifiait l’endroit. L’eau vive semblait diluer l’épaisseur de la mare, la rendre plus transparente. On l’appelait la Claire Fontaine. Elle tarissait la moitié de l’année, mais maintenant, à l’approche de l’Eau-Tonne, elle était en pleine effervescence et devenait un point d’eau privilégié. Les voyageurs venaient s’approvisionner en eau et en produits divers. Mac Kosmic vendait toutes sortes de choses: variétés de champignons de mare séchés et frais, selon saison, des génufles, des espèces de nénuphar, des nattes, des lianes, des butiflores, du jus de canne, des pousses de phyle, des oeufs de toutes les couleurs puisqu’il disposait d’une magnifique volière, enfin, chez Mac Kosmic on trouvait de tout. Et pourtant, c’était la boutique la plus solitaire et retirée du monde. Mac Kosmic s’en foutait. Il avait bâti sa maison sur ce monticule, à grand-peine et à grand renfort d’imagination. Elle ressemblait à une pagode, avec ses trois étages bringuebalants, juchée sur le rocher, s’évasant vers les hauteurs. D’innombrables rames la traversaient de part en part et projetaient des bras noueux vers l’extérieur. Il y tendait des filets pour sécher ses articles, pour garder ses oiseaux, il y posait des bassines, il y attachait des hamacs. Cette bicoque criblée de pieux, vue de loin, avait tout d’un hérisson. Retraite idéale pour l’albinos venu d’on ne sait où, il y a très longtemps, qui supportait mal les affaires mondaines, et aimait à jouer de sa «barbotine» sur la terrasse qui coiffait le toit de chaume du troisième étage. C’était le seul dans la région à utiliser la peau et les boyaux de barboteur pour en tirer de la musique. Il avait fabriqué un instrument invraisemblable, truffé de tuyaux partout, qu’on pouvait assembler à un soufflet pour en décupler la puissance. Il en jouait les soirs de lune. En cette saison, il en jouait tous les soirs, pour accompagner la chanson d’Eau-Tonne.

Ils avaient donc accosté à l’aube. Ils avaient cherché cette fichue passerelle et l’avaient attachée le plus solidement possible à l’un des points d’ancrage. Le rocher était en pente raide. Il fallait l’escalader ou utiliser les cordes qui tombaient du sommet de la butte, comme des cheveux épars. Yrgrave, Sitacor, Basile et Bricole grimpaient avec ardeur. Ils avaient hâte de goûter à la réserve personnelle de xyl de Mac Kosmic. Le tavernier en parlait avec enthousiasme depuis qu’ils avaient décidé de faire une courte halte à la Butte. Bénali vérifiait les amarres. Mouch s’étirait et baillait. Le premier soleil fourrait à nouveau ses rayons dans le brouillard, tripotant de ses doigts la pâle clarté du jour. L’aurore étalait ses couleurs et cherchait à teindre la mare. Des reflets scintillaient ça et là dans l’eau limpide. Les animaux s’approchaient pour s’abreuver, à pas lents, circonspects. Ils partageaient cette source entre tous. Prédateurs et proies s’y retrouvaient dans un moment de trêve. Ils formaient un large cercle silencieux autour de la Butte. Mouch s’étirait encore.

— Tu as bien dormi ?

Mouch se contente de sourire pour toute réponse. Un sourire malicieux qui lui fend les yeux en amandes et creuse des fossettes sur ses joues. Elle le regarde sans mot dire. Comme s’il fallait respecter cette minute de silence qui remplit la Claire Fontaine et qu’observent scrupuleusement les animaux qui étanchent leur soif. Elle le regarde longuement, puis elle porte doucement la main à son cou et entrouvre le col de sa tunique. Ensuite, elle fait glisser ses doigts menus sur les gros boutons qui tombent gentiment l’un après l’autre. Sous la tunique, un corsage qu’elle délace lentement pendant que Benali attache ses cordages. Il la regarde. Elle se dépouille de ses vêtements comme d’une vieille chrysalide. Elle en émerge nue, splendide. Ronde, soyeuse, deux seins généreux comme des fruits mûrs, un ventre arrondi, doux comme une colline, un triangle roux, ébouriffé, à la naissance des cuisses, rondes, robustes et délicates à la fois. Mouch s’est dénudée pour lui. Il a envie de fondre en larmes, comme un kloutch. Elle pointe sur lui ses yeux sépia et fait tinter un rire sonore et frais qui coule en cascade le long de ses hanches. Puis elle plonge. Benali l’aperçoit dans l’eau transparente de la mare devenue blonde. Les hipparions, les barboteurs, les férons, les petits fouineux et les autres lèvent la tête pour suivre la jeune femme du regard. Le premier soleil a définitivement percé le brouillard et verse un torrent de lumière chaude sur la scène. Mouch revient. Elle se hisse sur la pirogue. Son corps ruisselle d’eau claire. Elle sourit.

Dans la mémoire usée de Benali, une histoire tente de se frayer un passage, celle que racontait sa grand-mère dans son Parc, à propos d’une légende ancienne incitant les hommes à se méfier des jeunes femmes nues dans les sources et les rivières. Leur beauté cachait un piège. Mais ce mauvais présage ne parvient pas à prendre corps dans l’esprit de Benali. C’était un avertissement de temps plus anciens, où les déesses mineures cohabitaient volontiers avec un dieu suprême. Benali croit vaguement à un Grand Tout, mais il est bien incapable de reconnaître une naïade, modeste nymphe des rivières et des sources. Il ne voit que son amie Mouch, cette femme exceptionnelle et généreuse qui lui fait don de sa nudité. Il s’incline cérémonieusement devant elle et la remercie. Elle éclate de rire puis se rhabille en un clin d’oeil. Ils partent, eux aussi, à l’assaut de la Butte et grimpent allègrement vers le sommet.

Dans la chaleur douillette de la pagode, ils retrouvent leurs compères, attablés autour d’une bouteille d’un joli bleu fluorescent, la fameuse réserve de Mac Kosmic. C’est une variété de xyl que l’on boit très chaud. Ils sirotent leur verres fumants. Basile accueille les nouveaux venus à grands cris.

— Dis donc, mon vieux, il paraît qu’avant de fêter tes cent ans, tu peux engendrer une ribambelle de gosses ! C’est incroyable !

Benali sourit et répond, amusé: — Cher Basile, je me rends compte à l’instant que tu es le seul à avoir dormi la nuit dernière. Il faut peut-être avoir un cœur de poète pour échapper ainsi au réel, se livrer tout entier au sommeil...

Il s’interrompt un instant. Basile se gratte l’oreille, un peu décontenancé. Il se demande si c’est vraiment un compliment. Les louanges le démontent facilement, alors que les critiques aiguisent son esprit. Mais Benali reprend sur un ton enjoué, d’une gaîté un peu fausse où perce un soupçon d’amertume:

— Servez donc à boire au futur centenaire ! Et détrompez-vous ! Je n’aurai pas d’enfants. Non, mais, vous me voyez avec une flopée de mômes sur ma pirogue ?

Ses amis ixiens le regardent, tout petit, fluet, juché sur le banc, les jambes ballantes. C’est vrai qu’il fait très peu père de famille.

Monstres familiers

On ne savait plus qui avait lancé l’idée. Peut-être un des vieux rigolos ou les jeunes. Les plus petits assuraient qu’ils étaient les seuls et uniques auteurs du projet. Le fait est qu’une bande d’excités s’était attroupée devant la porte de Lotar. Celle-ci s’obstinait à rester fermée. Malgré les supplications et les protestations. La foule savait que l’économe-surveillé se cachait derrière sa porte. Ils avaient commencé par des s’il vous plaît, Lotar, s’il vous plaît. Puis le ton était monté. Nous voulons du papier, nous voulons du papier ! La porte demeurait résolument fermée. Alors, ce fut la révolte. Radin, radin ! Grippe-sou, lâche tes sous ! Lotar, avare, Lotar , avare ! Certains adultes essayaient de calmer les esprits, mais ils se dépensaient inutilement, parce que d’autres, par contre, s’étaient ralliés aux meneurs. Maître Kheu, par exemple, criait à pleins poumons, Rapiat, montre ta face de rat ! Et quand Madame Oxymore lança, furibonde, Harpagon, tourne tes gonds !, la porte tourna lentement sur les siens. L’avare apparut, blême. Le silence se fit immédiatement. Lotar les toisait du regard. L’ancien révolutionnaire, accablé d’injures, se tenait immobile dans l’embrasure de la porte. Deux yeux brûlants tranchaient sur la pâleur de son visage. L’offensé les dévisageait, l’un après l’autre, et imposait, par son maintien empli de dignité, un silence respectueux. Il leur dit d’une voix tremblante. Prenez les clefs. Videz les réserves si vous voulez. Puis il fendit la foule d’une allure noble et fière, le regard fiévreux, la tête haute. Les séditieux, vaguement mal à l’aise, le regardaient partir sans oser ouvrir la bouche. Dès qu’il disparut de leur vue, le vacarme reprit de plus belle. Nous avons du papier, nous avons du papier ! Ils couraient vers la remise, les clefs farfouillaient dans la serrure, les petits soulevaient bien haut les liasses de papier, comme des trophées. Puis ce fut la ruée vers l’atelier d’art et la frénésie du dessin.

Ils dessinaient les animaux de la mare. Le professeur Thuan leur avait remis, pour les inspirer, des photographies des plantes et des animaux qui avaient été découverts depuis leur arrivée. Mais la plupart ne s’en souciaient guère. La réalité de la planète Ixe s’estompait dans ce brouillard de plus en plus dense, et faute de pouvoir observer le nouveau monde, c’était l’ancien qu’ils projetaient pêle-mêle sur le papier, ou plutôt, un souvenir lointain, déformé par l’oubli et nourri de toutes les craintes et les espoirs de l’ancien. Ces terriens, petits et grands, dessinaient des êtres qu’ils n’avaient pas connus. La Terre, naguère si riche en espèces diverses, avait perdu presque tous ses animaux. Le vingt et unième siècle avait vu disparaître les dernières forêts et, avec elles, un gigantesque patrimoine méconnu. Il n’y avait plus d’argent pour maintenir les réserves naturelles. Les cervidés, les ours, les loups et les fauves disparurent. Puis, un étrange virus toucha les oiseaux migrateurs qui, avant de mourir décimés, l’avaient généreusement transmis à tous leurs congénères ailés et aux volailles domestiques, ainsi qu’aux chats, aux porcs et à toute une panoplie d’animaux de la ferme. Les vaches furent enfermées pendant des années, tout comme les chats et les chiens qui avaient échappé au sacrifice, protégés par leurs maîtres et les barreaux de leurs fenêtres. Ces terriens n’avaient vu, en somme, que ces quelques chats et chiens rescapés, des vaches, quelques poissons et des insectes. Mais leurs cerveaux étaient bourrés d’histoires et de légendes anciennes. Malheureusement, lors du Grand Chamboulement, plusieurs bibliothèques importantes avaient brûlé et notamment, celle qui conservait précieusement, les registres audiovisuels complets de la faune de la Terre. Presque personne ne savait quelles sonorités se cachaient derrière les verbes hennir, rugir, bêler, piailler, coasser, croasser, barrir, vagir... Les hommes de la Terre vivaient entre eux, accompagnés, en sourdine, par une armée de rats et de cafards, qui se faisaient discrets pour masquer leur nombre. Ils inventaient donc. Des têtes biscornues, des yeux globuleux, des ailes poilues, des pattes griffues. On aurait dit un bestiaire médiéval. Les plus cartésiens s’efforçaient de garder une certaine logique et respectaient les quatre pattes des mammifères terrestres, les deux ailes des oiseaux, la queue unique, mais d’autres profitaient pour donner libre cours à leur imagination et concevaient les bêtes les plus bizarres et les plus farfelues qu’aucun monde ait portées.

Il y avait beaucoup d’animaux au pelage doux et au regard limpide, qu’on avait envie d’apprivoiser. Enfermés dans leur soucoupe volante, ils avaient tous rêvé secrètement d’un chien, qui pourrait courir les chemins avec eux et deviendrait leur ami. Ces compagnons revêtaient les formes les plus ahurissantes. Il y avait aussi toutes sortes d’animaux féroces, hérissés de dents, de griffes, aux yeux cruels, ceux qu’il fallait fuir ou défier, ceux qui donnaient la mort. Il y avait tous les troupeaux d’antan, tous les disparus. Par ailleurs, on retrouvait, curieusement, les animaux fabuleux qui ne devaient leur existence qu’à l’imagination fertile des ancêtres. Mais il avaient la vie dure ! Dragons cracheurs de feu, hydres à plusieurs têtes, licornes, sirènes, aucun ne manquait à l’appel. Comment les légendes résistent-elles au temps qui passe ?

Ils firent des centaines de dessins. Ils placardèrent les couloirs. Ils fêtèrent la gigantesque exposition en invitant bruyamment tous les habitants du Vaisseau. Cette flambée de couleurs sur les murs, c’était l’explosion des sentiments longtemps refoulés, le rêve, l’amour, la colère et la peur. On célébrait dans la joie l’heureuse initiative. C’était assurément une libération, une véritable catharsis à l’ancienne.

Thuan cherchait, parmi les exemplaires, le responsable du tapage assourdissant qui se déclenchait le soir. Adèle examinait attentivement tous les dessins, à l’affût de la vie psychique des uns et des autres. Nokt se faisait expliquer, en détail, chacune des œuvres. Hiéro-le-Boss se promenait de long en large, fier comme un père: vous voyez ce qu’ils ont fait mes petits ? L’atmosphère était à la fête à l’intérieur du vaisseau, malgré la quarantaine qui les mettait en cage, malgré le brouillard qui les isolait plus encore. La vie débordait.

Lotar enfilait maintenant le couloir principal, souriant, mais toujours sombre, sans se départir de cette allure princière qu’il avait adoptée depuis qu’il avait signé sa défaite en remettant les clés de l’armoire. Les gens s’empressaient autour de lui. Ils voulaient lui demander pardon d’avoir été si grossiers, mais ne savaient trop comment s’y prendre. On lui offrait du champagne, les enfants le tiraient par la manche pour qu’il admire les dessins, le capitaine, d’un coup de coude affectueux, lui glissait, Tu as vu ce qu’ils peuvent faire, nos petits ?, Oxymore, rouge de honte, bredouillait des excuses incompréhensibles, on le pressait de questions et de sourires bienveillants, et lui, bon prince, répondait à droite et à gauche, souriait, admirait. Quand cette ardeur farcie de remords s’apaisa quelque peu, Maître Kheu, bon enfant, s’approcha, et lui souffla:

— Ne t’en fais pas Lotar, ici on pourra fabriquer du nouveau papier.

— Non, Maître Kheu, répondit-il, tranquillement.

— Et pourquoi ? semblaient dire les yeux du fin cuisinier.

— Non, mon ami, je ne permettrai pas que l’on déboise un nouveau monde pour des prétextes futiles. Si l’on doit se méfier de ma fonction, c’est parce qu’il faut tenir en bride les penchants égoïstes et frivoles de notre espèce. J’ai le douteux privilège d’être officiellement surveillé. Mais qui faut-il surveiller ? Moi ou vous ? N’oublie pas que je ne suis qu’un bouc émissaire, je porte tous les torts.

Thuan s’était rapproché, ainsi que Nokt, Oxymore et Hiéro-le-Boss. Ils l’entouraient gentiment, dans ce mouvement inconscient qui vous porte à soulager un semblable et partager le poids d’un fardeau beaucoup trop lourd. Lotar continuait:

— Vous avez vu ces dessins ? Des merveilles, sans doute. La sédition a toujours du bon. Je vous félicite. Cette fête est une réussite, non, vraiment, je suis sincère. Il fallait une échappée... toute cette tension accumulée... Mais, outre la beauté incontestable de cette manifestation artistique collective, que voyez-vous ? Observez ces dents, ces griffes, ces yeux injectés de sang, regardez bien les monstres qui nous habitent, parce que c’est bien de nous qu’il s’agit. Ils prétendaient dessiner les animaux de la mare, n’est-ce pas ? Ils ont fait mieux: ils nous ont donné un miroir pour nous regarder en face. Je noublie jamais, moi, que nous sommes des animaux. Dangereux. Nuisibles. Dominants. Ces crocs ensanglantés ne sont rien à côté des mille et un massacres de l’humanité.

Oxymore lui serrait le poignet et murmurait doucement, Lotar, s’il te plaît, Lotar, s’il te plaît. Les autres ne saisissaient pas bien ce qu’elle demandait avec tant de ferveur. L’économe- surveillé l’enlaça, elle cacha son visage et ses lunettes en écaille tout embuées dans la veste de Lotar, et se mit à sangloter. Lui continuait à la serrer dans ses bras. Elle avait l’air toute petite et frêle, le corps secoué de sanglots silencieux, qui s’étouffaient, par saccades, dans la veste.

— Madame Oxymore, reprit-il dans un murmure, je ne devrais pas vous dire cela maintenant, et je vous en demande pardon d’avance, mais quand je vous ai entendu m’insulter, vous, si posée, si bonne, mon sang n’a fait qu’un tour. C’est bien ça le problème. Je sais combien vous pèsent, à vous aussi, tous ces crimes que vous classez savamment, nous nous sommes posés les mêmes questions, comment des hommes capables de tant de beauté peuvent-ils devenir des bourreaux, comment est-ce possible, pourquoi la guerre... et pourtant, vous hurliez comme une forcenée tantôt, Oxymore, vous étiez déchaînée, vous aviez tous l’air de vouloir me lyncher. De quoi faire réfléchir, je vous assure.

Les autres tentaient de protester, Tu exagères, mon vieux, Tu ne t’es pas gêné dans le temps toi. Mais Lotar leur coupa la parole tout en caressant gentiment les cheveux de la bibliothécaire, dont les sanglots se muaient peu à peu en hoquets désordonnés.

— Ce n’est pas de votre faute. Évidemment que j’ai fait pareil dans le temps, et même pire. C’est la fichue nature humaine, j’imagine et ce besoin de recourir à la violence. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela. Trop peut-être. Parfois je deviens fou... J’en arrive à des conclusions terrifiantes: la guerre comme mal nécessaire, régulateur écologique, mécanisme de défense de notre bonne vieille Terre pour préserver d’autres enfants de la planète, mesure pour endiguer la croissance imparable de l’espèce. Et si je regarde l’effet de ces luttes dévastatrices sur nos semblables, j’en viens à des suppositions encore plus effroyables. La guerre serait-elle véritablement consubstantielle à l’espèce ? On découvre, atterré, comme elle aiguise l’esprit, comme elle pousse à la recherche, à la création, à cultiver des sentiments d’entraide, de solidarité, à trouver la force, la résistance, et comment, quand elle n’est plus là, l’homme s’ennuie, s’avachit, s’enferme dans un égoïsme sordide et refuse de croire à l’avenir. Je deviens fou, Oxymore, fou... je ne savais pas que mon cerveau pouvait engendrer de telles abominations ! Et puis, voyez-vous, mes amis, je ne suis pas sûr que ce zèle de bonne volonté qui a inspiré nos décisions depuis le Grand Chamboulement soit véritablement judicieux. Et pourtant, je l’ai tellement désiré, cet état de choses ! Abolir les Armes, surtout... mais, le mal existe, c’est évident. Ce n’est peut-être pas le bon mot, celui-ci est teinté de morale, mais il est certain qu’il existe quelque chose de potentiellement destructeur et violent dans chacun de nous. Et cette puissance cachée peut être exacerbée, manipulée par le premier tyran venu et ça provoque des catastrophes épouvantables. J’ai peur, voyez-vous, murmurait-il dans un souffle, de voir resurgir tout cela. Je ne serai même pas surpris quand la première crise se déclenchera: une confrontation entre nous, quelque chose de beaucoup plus sérieux que votre petite mutinerie de ce matin, bien entendu, mais qui se nourrit des mêmes racines. Ou l’éternelle guerre à l’ennemi extérieur, l’autre, celui qui est tout simplement différend. J’ai peur, mes amis. L’homme est le seul animal véritablement spécialisé dans l’art de la guerre. L’homme de la Terre et ceux des autres planètes, qui n’étaient pas en reste. Nous avons porté la guerre dans les étoiles, mais elle existait déjà. D’autres hommes, des êtres doués de pensée et de libre arbitre, l’avaient aussi inventée ailleurs. Suffit-il maintenant de choisir le camp de la paix ? Suffit-il d’être bon ?

Maître Kheu, dont les yeux pétillaient de tendresse, lui répondit: — On va déjà commencer par ce bout-là et on verra bien où ça nous mène. En tout cas, tant que tu seras parmi nous, nous ne risquons pas de faire des bêtises. Continue à nous surveiller, Lotar, s’il te plaît. Ça me rassure, personnellement. Même avec ces idées noires qui te trottent dans la tête. Tu es un homme bon, Lotar. Et sincère. Un oiseau rare. De toutes façons, tu sais, je n’avais aucune intention de déboiser quoi que ce soit. Je trouve des merveilles dans ma poubelle.

Il le prit à part et lui montra, en cachette, un petit objet. Son calepin, se dit Thuan, hypothèse aussitôt confirmée par le commentaire de Lotar dans le coin. C’est vraiment de l’oignon ? Puis ils rejoignirent le petit groupe et l’économe-surveillé déclara : Si c’est artisanal, ça peut se discuter, les amis, au cas par cas, ajouta-t-il en riant.

— Quand aux idées noires, Lotar, on en reparlera, conclut le vieil aveugle. Je vois, de mes propres yeux, que l’humanité se construit, petit à petit, un avenir meilleur...

Le temps s’emballe

Tout à coup, tout semblait aller très vite. Comme si le Temps avait appuyé quelque part la pédale d’un accélérateur. Il filait droit maintenant. Il ne s’attardait plus, indolent, dans ses propres replis, les méandres où les heures coulent plus lentes et les hommes s’épanchent et explorent les recoins de leurs propres pensées. L’heure était à l’action. Les six passagers de la pirogue s’en rendirent compte immédiatement, lorsqu’ils furent accueillis à la Clairière par une multitude. Les quais étaient noirs de monde. Tous ces gens les attendaient, visiblement. Leur arrivée déclencha un brouhaha spectaculaire. La traversée de la mare, truffée de silence, nourrie de confidences, prit subitement fin. Ils mirent pied à terre. Yrgrave ne voulut rien entendre jusqu’à ce qu’il ait pu embrasser Falika. Tout le monde parlait en même temps. Yrgrave, après un long baiser, rugit soudainement. Ça suffit ! et se dirigea, d’un pas décidé, vers son estaminet, serrant bien fort sa compagne contre lui. Ses amis le suivirent et la taverne se remplit. Bourrée, prête à craquer, mais ordonnée, silencieuse. Le tavernier, derrière son comptoir, demanda en ces termes quelle était la cause de tout cet émoi, Qu’y a-t-il, bord d’aile de merle ? Le petit galopin, le fils du rebouteux, avait débité ses boniments un peu partout. Les gens de la Clairière étaient désormais convaincus que les Terriens n’étaient pas loin. La rumeur s’était répandue. Les curieux, les querelleurs, les indécis, les peureux s’étaient rassemblés, mûs par le même ressort, aux abords du petit troquet. Les pirogues se balançaient gentiment, amarrées à tous les pieux disponibles. Ils attendaient impatiemment l’opinion des Sages.

D’habitude, ils s’en moquaient de cet avis. Les ixiens menaient leur train de vie sans se soucier de ce que concoctaient, là-haut, les cerveaux des chercheurs. Ceux-ci faisaient souvent l’objet de railleries, plus ou moins spirituelles. Mais les gens s’en moquaient gentiment, parce qu’ils savaient, dans leur for intérieur, que seule cette bande de lunatiques pouvait forger les clés des mystères de l’existence. Au fond, ils suscitaient le respect. Et curieusement, puisque personne n’ignorait qu’il y avait aussi des femmes, on les imaginait, immanquablement, barbus. Quand Yrgrave les mit au courant de la situation et leur présenta les envoyés des Sages, la présence de cette rousse flamboyante fit sensation. Le fait qu’elle sût également parler terrien les stupéfia. Quel exploit !

Le peuple qui sillonne la mare avait trop attendu, trop parlé, trop pensé. Les esprits s’étaient échauffés. Rakam, bâtisseur de grues, avait déjà équipé un rafiot d’un engin bizarre qui avait tout de la catapulte. Les sages protestaient avec véhémence. Comment peut-on accueillir ainsi des visiteurs des étoiles, s’insurgeait Basile, et la famille de Benali, qui plus est ? On aurait l’air de quoi ? Bande d’ignares ! Dis donc, le sage, faudrait pas abuser ! rétorquait l’autre. S’ensuivit une discussion animée, où chacun voulait intervenir, parlait à bâtons rompus, le ton montait. La supériorité technologique des terriens ne faisait aucun doute. Personne n’était dupe. Les efforts de Rakam paraissaient dérisoires. La peur couvait. Certains symptômes se manifestaient ici et là. Une agitation fébrile s’était emparée des habitants de la mare: pêcheurs, commerçants, vagabonds, fugitifs, aucun n’y échappait. Dans cette société sans chef, qui se méfiait instinctivement de toute personne prétendant se situer au-dessus des autres, dans ce monde où les communautés étaient réduites et l’on s’organisait à la bonne franquette, où les règles étaient rares et ne portaient que sur des questions de vie ou de mort, il était parfois difficile de gérer les moments de tension collective. Il ne fallait pas faire preuve d’autorité, mais d’ascendant, pour séduire les esprits et apaiser la foule. Falika distribua alors, à tour de bras, des bols de soupe, ce qui eut pour effet instantané de calmer les ardeurs belliqueuses. On connaissait sa loi inexorable. Pas de tensions à table. La conversation reprit doucement. Basile rappela que les terriens avaient envoyé un message de paix, qu’ils se devaient, eux, les sages, de les accueillir en hôtes. Chez nous, assurait-il, l’hospitalité est de mise entre confrères. Et puis, mes amis, ces gens sont parents de Benali. N’exagérons rien, soufflait l’intéressé. Allons-y, poursuivait le poète, allons-y tous ensemble. C’est un cadeau que le ciel nous envoie ! Allons-y, mais sans machines de guerre, Rakam, déclarait posément Yrgrave. Allons-y, allons-y ! Le mot circulait, bourdonnait, frétillait et s’éparpillait au dehors, gagnant le cortège des curieux attroupés sur les quais. Il se répandit comme une traînée de poudre et bientôt les gens s’empressaient et les embarcations appareillaient.

Ils avaient convenu, tacitement, de laisser la pirogue de Benali prendre les devants. Les Sages étaient en charge de la mission et du contact. Les autres suivaient. Ils formaient un triangle parfait, comme une pointe de lance qui s’avançait sur la mare, direction le Plat Pays. Ils s’étaient munis de torches et d’instruments de musique. Ils annonçaient leur arrivée au son des cors, des flûtes et des tambours, à la lueur des flambeaux. Yrgrave assurait qu’il ne tomberait pas, lui, sur un galopin comme le fils du rebouteux qui disait n’importe quoi. Il voulait s’entretenir avec les grands, les notables. Il tenait à être reçu en haut lieu. Il arrivait en grande pompe. Benali se plaignait. Pourquoi cette hâte ? C’est de la folie ! La flèche était lancée, elle filait maintenant à toute vitesse et Benali, au bout de la pointe, dirigeait la première pirogue. Il était à nouveau la proie d’une étrange appréhension qui s’accentuait à l’approche de ses semblables. Il demandait, anxieux. Qu’est-ce qu’on va leur dire et puis qui va le leur dire ? Parce que Mouch peut très bien le faire, hein, dites ? Yrgrave répondit instantanément, sans laisser aux autres le soin de réfléchir. Tu parleras en premier. Je veux voir leurs bobines et savoir ce qu’ils se disent entre terriens. Je vois que la confiance règne, maugréa Sitacor, mais pourquoi pas ? Mouch va craquer rapidement, de toutes façons. Elle ne sait pas tenir sa langue. Dis donc, toi ! Mes amis, ne nous cherchons point querelle, c’est un grand jour !

. Ce jour défile à toute allure. Le temps s’emballe. C’est déjà l’heure des trois soleils. Le triangle avance, inexorablement, dans le brouillard épais. Il brille de tous ses feux. Certaines voix de femmes s’élèvent et deviennent chants, au rythme lancinant de la musique. La pirogue de Benali, fer de lance de cette équipée, marque la mesure. Le terrien va retrouver ses frères de race, protégé par la communauté de la mare, ses amis. La chanson d’Eau-Tonne les accompagne. Les chanteurs rivalisent d’ardeur pour couvrir la voix de la Crapaude.

Cette clameur ne passe pas inaperçue. Les habitants du Vaisseau perçoivent les échos d’une mélodie lointaine, qui se glisse et chevauche la complainte désormais familière. Le brouillard est piqué d’étincelles, qui persistent à briller, qui se précisent. On convoque, en toute hâte une assemblée. Regardez, écoutez, il se passe quelque chose, quelque chose s’approche. Et tous, de scruter les nappes de brumes, pour constater, effectivement, qu’il se passe quelque chose. Pas de panique. C’est de la musique ? Des ixiens peut-être. Ils se rapprochent. Mais c’est trop tôt, la quarantaine n’est pas terminée ! La quarantaine, on s’en balance ! C’est fantastique ! C’est effrayant ! Le vaisseau devient ruche affolée. Les uns s’affairent autour des plus respectés, pressés de faire quelque chose, n’importe quoi. Les autres s’attroupent aux fenêtres, s’efforçant de percer le brouillard moucheté d’étoiles. Les plus hardis et les mélomanes, sont rassemblés dehors, autour du vaisseau, à l’écoute de la nouvelle symphonie. Certains cœurs sont serrés par l’angoisse, d’autres débordent de joie, tous battent la chamade. Ces battements se confondent avec ceux des tambours qui se rapprochent. On entend mieux maintenant. Le brouillard chante, c’est indéniable. D’une voix lancinante, d’une voix de femme. Ça sort de la brume. Leur musique les devance. On ne voit que leurs feux. C’est magique, souffle quelqu’un. Ne quittez pas le périmètre de sécurité, nous formons un comité d’accueil, dit un autre. Un comité, pour quoi faire ? demande la petite Claire écarquillant ses yeux rêveurs. Tu as raison, renchérit Imanof. Mais oublie les vieux, regarde comme c’est beau. Les vieux discutent. Qu’est-ce qu’on va leur dire ? et qui va le leur dire ? Un silence fugace plane, à peine une pause. Le capitaine, clament les enfants, pour qui la question ne fait aucun doute. C’est assurément au capitaine que revient ce privilège. Le code est clair. Mais rien d’autre n’est clair. Les esprits se fourvoient ici-bas. Tout est nébuleux. Un phare. Il nous faut un phare. Un signal. Il faut les avertir de notre présence. Ce n’est pas nécessaire. Ils arrivent.

Les pirogues soulèvent le dernier voile blanc et sortent, l’une après l’autre, de l’épais brouillard. On devine les silhouettes des occupants. Le chant n’a pas cessé, bien au contraire, il redouble d’intensité, comme si un chef d’orchestre, de sa baguette invisible, les conduisait vers l’apothéose finale. Il en vient toujours plus et ils se rapprochent de plus en plus. La mare grouille de monde. Les barques ont ralenti l’allure. Leur approche se fait prudente.

Léonard, derrière ses jumelles, gronde: Mais qu’est-ce qu’il nous a raconté, ton fameux disciple, Thuan ? Où est-il ? Tryx, viens donc jeter un coup d’oeil. Tu me diras à quoi ressemblent tes ixiens. Le jeune bio, vaguement inquiet, s’exécute. Ils sont bien humanoïdes, non ? Presque comme nous, c’est ce que j’ai dit. Tu as aussi affirmé qu’ils avaient la même taille que nous. Or, sauf pour le petit de la première pirogue, là j’en conviens, les autres m’ont l’air rudement... Grands, interrompt une voix affolée, ils sont immenses. Ce sont des géants ! hurlent les petits à l’unisson. On les fait taire. Calmez-vous. Tout le monde devrait se calmer d’ailleurs. Les énervés dévisagent Tryx d’un oeil soupçonneux, plein de rancune. Mais ce n’est pas de ma faute ! Le mien était plus petit, je vous assure ! Nokt se tord de rire. Il a dû rencontrer un enfant, c’est trop drôle ! Le rire de l’aveugle est particulièrement communicatif. Ici et là, on pouffe. Les visages se dérident.

Leurs pirogues se sont immobilisées. A quelques dizaines de mètres du rivage. La musique faiblit, les dernières voix s’éteignent avec les dernières notes. Seule, la percussion résiste. On retrouve sur les visages ixiens, hommes et femmes de tous âges, la même expression fascinée et perplexe. Ils fixent le vaisseau, envoûtés. Les tambours roulent une dernière salve, qui affirme, sans conteste, la fierté de ce peuple. Puis, le silence. Subit. Vibrant. Presque électrique. Les deux groupes se regardent. Les uns, recroquevillés pour la plupart, dans leur soucoupe. Les autres, en rangs serrés, sur leurs pirogues, qui flottent au gré des eaux bourbeuses.

Les terriens sortent enfin de leur tanière. Ils descendent, en grand nombre, de leur machine énorme. Comme des chiots qui auraient peur de s’éloigner de leur mère, ils se regroupent sous la panse du vaisseau. Les ixiens les observent, droits comme des piquets sur les chaloupes qui tanguent. Jamais le silence n’a paru si dense.

Quelques terriens s’avancent maintenant. En l’occurrence, le Capitaine, Adèle, Léonard, Thuan, Ipocagne et Zor. Platane et Nokt suivent, un peu en retrait. Les notables, dit Yrgrave, allons-y. La pirogue de Benali se risque elle aussi vers la grève. La mare, en cet endroit, semble retenir son souffle. Tous les regards convergent sur cette approche inexorable. Elle est faite de lenteur, de pas mesurés, de coups de rame circonspects. Les deux communautés s’observent intensément et ne quittent pas des yeux leurs émissaires. Eux seuls avancent. Les autres restent cois, tassés sur les pirogues et sous le Vaisseau. Les trois soleils s’efforcent de glisser quelques rayons indiscrets dans le décor, mais la mare jalouse s’est coiffée ici de lourdes brumes. Cette rencontre est son secret. Elle se produit dans une de ces bulles d’air que la vieille mare exhale de temps en temps et qui flânent capricieusement dans les épaisses couches de brouillard. Celle-ci baigne maintenant la scène d’une clarté diffuse. Pas à pas, à coup d’avirons, les envoyés se rapprochent de la berge. L’assistance ne les quitte pas des yeux. Chacun progresse lentement, chacun tend, le souffle coupé, vers l’autre.

Parmi les terriens, une voix chuchote, tout bas. Ce petit avec eux, c’est peut-être celui que Tryx a rencontré. C’est le seul de notre taille. M’étonnerait. Curieux, je le trouve curieux. Les autres sont carrément gigantesques. N’exagérons rien. Taisez-vous. Un peu de dignité, quand même. Chez les ixiens, c’est du pareil au même. Y sont vraiment pas grands, souffle quelqu’un, regardez-les, on dirait des gosses. Oui, imberbes, en plus. Tu as vu de quoi ils sont capables, tes mômes ? Taisez-vous. La quille heurte les galets du rivage. A ce bruit, les terriens s’arrêtent. Les ixiens débarquent lentement. Le silence est si dru qu’on entend les pierres crisser sous les pas. Les deux groupes se regardent, immobiles. Quelques mètres les séparent. A peine quelques pas à franchir.

Basile, le premier, rompt le silence et envoie promener la stratégie d’Yrgrave. Il ouvre grands ses bras en signe d’accueil et s’écrie, tout joyeux: Soyez les bienvenus, ô terriens ! Hiéro-le-Boss, ne se fait pas attendre et répond immédiatement: Nous vous saluons au nom de la Terre ! De part et d’autre, on entend quelqu’un grommeler, à voix basse: Quelle langue épouvantable ! Yrgrave, énervé, se renseigne sans tarder. Qu’est-ce qu’il a marmonné, celui-là ? Il a dit, «quelle langue épouvantable», répond Benali, un peu gêné. Mais j’ai bien entendu, mon vieux, c’est Bricole qui a dit ça. J’aimerais, si tel est ton bon plaisir, que tu me traduises ce qu’a dit l’autre, là-bas. La même chose, rouspète Benali, il a dit lui aussi, «quelle langue épouvantable». Comment ? C’est impossible ! s’insurge Yrgrave. Mouch cache son visage dans ses mains, pour mieux étouffer son rire. Elle essaie de le faire en douce, se débat, mais elle explose, inévitablement, et part de son rire énorme qui roule comme un tambour sur les galets. Les terriens se demandent ce qui se passe. Les ixiens se demandent ce qu’il faut faire. Mouch se marre. On attend poliment. Ça risque de prendre un certain temps, se dit Benali. Quand Mouch éclate, il faut la laisser rire tout son saoul. Yrgrave a l’air furieux, Bricole un tantinet honteux. Sitacor et Basile sourient: un rien les amuse. Ipocagne, armée de patience, prend alors le relais et répète son salut en terrien, puis en andromien, puis en broxien, et en kataf et en syrtien. Yrgrave, écrasé de mots étrangers, supplie Benali d’interrompre ce flots de civilités. Elle continue à nous dire bonjour ? Fais quelque chose, petit ! Parle ! Qu’est-ce que je dis ? La vérité, pardi !

Benali franchit les quelques pas qui les séparent. Il aspire une bonne bouffée d’air et énonce d’une voix lente et claire: Bonjour, nous vous attendions. Ces mots provoquent un émoi considérable. Benali continue, d’un trait, car il a hâte d’en finir maintenant, il veut presser le dénouement. Je suis terrien, comme vous. J’ai atterri sur cette planète par accident, il y a quinze ans. Les sages ont reçu votre message. Nous sommes venus vous trouver parce qu’un de nos... de leurs gamins a fait une rencontre bizarre il y a trois semaines. Nous avons fait le rapprochement. Euh... voilà. Il se tait. Le tavernier glisse, Qu’est-ce que tu leur as dit ? Oh, toi, ça va, hein ? Tu me les casses ! Les terriens piétinent de joie. Ce congénère échoué sur Ixe, rompu à ses usages, cet interprète, quelle aubaine ! Mais le plus heureux, incontestablement, c’est Thuan. Un sourire radieux épanouit le visage du Professeur. Ses yeux bridés scintillent comme deux étoiles. Nous n’allons pas les exterminer. Nous sommes compatibles. Nous pouvons vivre sur cette planète... Il contemple la scène sans la voir. Il caresse doucement sa barbiche. Transporté de joie, il sonde l’avenir d’un regard serein. Les questions fusent de partout, en ixien, en terrien. Benali ne sait où donner de la tête. Il les arrête d’un Silence ! bien senti, énoncé presque en simultanée dans les deux langues. Puis d’un geste ample, qui tient du semeur et de la révérence, il présente ses amis.

— Voici les Sages. Sitacor, mathématicien. Basile, poète. Bricole, bricoleur en chef. Et là-bas, fait-il en signalant la rousse qui se trémousse encore de rire, Mouch, linguiste de terrain— spécialité contes populaires. Les Sages ont reçu votre message radio à Peau-Lisse, leur ville sur un volcan. Ils ont dépêché ces quatre messagers. Puis, voici Yrgrave, tavernier à La Clairière, l’agglomération la plus proche. Moi, je m’appelle Benali, voyageur de commerce indépendant.

— J’ai l’honneur de vous présenter, enchaîne le Capitaine cérémonieusement, notre comité d’accueil. Adèle, doyenne psi, le Professeur Thuan, bio, Léonard, matheux, Zor, juriste, Ipocagne, linguiste et moi-même, Hiéro-le-Boss, capitaine de ce vaisseau, ajoute-t-il, plein de fierté, montrant du doigt la splendide soucoupe.

Benali traduit au fur et à mesure. Pendant les présentations, les notables ont l’air tout raides. Les terriens, empêtrés dans leurs combinaisons bleues, les ixiens, engourdis dans leurs tuniques bariolées. En entendant leurs noms, les ixiens lèvent les bras, l’un après l’autre, les terriens hochent la tête, l’un après l’autre. Pendant que se déroule cette gymnastique, Platane et Nokt se joignent au groupe, puis, petit à petit, insensiblement, les gens se rapprochent, de part et d’autre. Les terriens quittent la panse protectrice, les ixiens pagaient vers la rive. Tout doucement, ils se rassemblent sur la grève. Ils forment un cercle autour des premiers venus, qui s’agrandit silencieusement, qui se nourrit de tous les curieux, un cercle dense dont une moitié est bleue et l’autre bigarrée. Deux arcs de cercle parfaitement distincts. Tous ces gens se regardent intensément dans un silence feutré. De sa voix lointaine et trouble, embuée d’obscurité, Nokt le brise. Platane, comment sont-ils ? Et le philosophe de répondre: Ils sont beaux, Nokt, ils nous ressemblent. Très grands, bien bâtis, chevelus, des femmes étonnantes, ils sont très bien. Qu’est-ce qu’ils disent ceux-là ? s’enquiert Yrgrave. Que vous êtes beaux et que vous avez des femmes superbes. Tu te payes ma tronche ? Non, je t’assure. Que dit ce monsieur ? interroge Léonard. Benali soupire, Ça ne va pas du tout. On ne s’en sortira jamais. Il répond obligeamment, Il voulait savoir ce que disaient vos copains là-bas. Vous savez, on n’ira pas bien loin de ce train-là. Mais nous avons tellement de questions, mon ami, rétorque l’autre, soyez patient je vous prie, vous êtes notre seul intermédiaire. Benali lance un regard angoissé vers Mouch, un véritable appel à l’aide. Elle sourit. D’un ton badin, elle déclare. Moi aussi, je parle terrien. Cette révélation fait sensation. Tous les regards convergent sur elle, qui se pavane, qui exhibe sa fierté légitime face aux siens et aux étrangers. Puis, espiègle, elle ajoute. J’ai question très importante à poser. Très, très importante. Cette demande pressante, ce regard câlin, ne peuvent être ignorés. Nokt se précipite. Quelle question, mon enfant ? Connaissez-vous un conte ? Le silence tombe. Limpide. Mouch insiste. Racontez-moi conte terrien. Benali ne connaît même pas un ! S’il te plaît. Nouveau silence qui tressaille peu à peu sous les murmures dans les deux langues. Crois-tu que le moment soit vraiment indiqué ? susurre Sitacor. Qu’est-ce qu’elle leur a dit ? Quelle drôle d’idée ! Un conte, ça doit pouvoir se trouver. Cette enfant est merveilleuse, souffle l’aveugle, merveilleuse ! J’aimerais bien comprendre ce qui se passe, moi. Le cercle frémit, bruisse et se resserre. Les bords se fondent, le bleu se teinte de couleurs. Mais personne ne répond à la requête de Mouch. Tout à coup, une silhouette frêle et chétive, les cheveux en bataille, fend la foule d’un pas décidé. Vent d’Halle vient à la rencontre de Mouch. Elle plonge des yeux voilés de brumes dans ses yeux sépia, et lui dit simplement. Je connais un conte. C’est formidab ! s’écrie la rouquine. Raconte. Elle s’assied sur les galets. Vent d’Halle l’imite. La foule s’accroupit et se tait. Vent d’Halle récite, d’une voix rauque et distante.

«Il était une fois un Roi et une Reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, vœux, pèlerinages, menues dévotions; tout fut mis en œuvre, et rien n'y faisait.

Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d'une fille: on fit un beau Baptême; on donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu'on pût trouver dans le Pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables....»

Elle leur raconte, de cette voix étrange venue d’ailleurs, du début à la fin, sans omettre un seul mot, l’histoire de «La belle au bois dormant». La Crapaude s’est tue pour l’écouter.

Soupe primordiale

— Dis, Basile, tu ne pourrais pas me donner un coup de main ? Yrgrave commence à me pomper l’air. Dès que quelqu’un m’adresse la parole, il surgit derrière moi, comme un diable d’une boîte, et demande: qu’est-ce qu’il a dit ? Ça commence à me taper sur les nerfs.

— Tu as raison, je vais te le tirer des pattes, susurrait le poète.

Ils avaient tous passé une nuit agitée. Les ixiens avaient été invités à monter à bord de la soucoupe volante. Ils flânaient, l’air hébété, dans le vaisseau. Ils avaient pourtant refusé d’y dormir et avaient préféré les galets de la berge aux couchettes ergonomiques et les feux de camp à la lumière artificielle. De petits groupes s’étaient formés d’instinct. Les musiciens du Vaisseau s’étaient empressés d’aller chercher leurs instruments et un petit orchestre s’était rapidement constitué. Il est des arts qui ne nécessitent pas de médiateur. Toutes les rencontres qui se passaient de paroles se produisaient naturellement, sans effort, dans la joie. Certains ixiens admiraient l’exposition de dessins et esquissaient volontiers sur le revers des tableaux les vrais bêtes de la mare: hipparions, fouineurs, férons, barboteurs, grenouilles, tortues et volants surgissaient devant les yeux émerveillés de ces terriens qui avaient perdu leur faune. Sitacor et Léonard s’étaient penchés sur des calculs. Il faut dire que Sitacor avait préparé un peu le terrain pendant le voyage. Après avoir vérifié que la numération des terriens avait aussi pour base le nombre dix, ce qui semblait logique vu que les individus des deux espèces disposaient de deux mains munies de cinq doigts, il avait mémorisé les chiffres arabes des terriens. Il avait fait ainsi le premier pas. En outre, il avait été le premier à demander une feuille de papier et avait entamé son dialogue avec Léonard en inscrivant le nombre 3,1415926... A partir de là, tout coulait de source et ils n’avaient guère besoin d’intermédiaires. Bricole s’était précipité dans les entrailles du vaisseau, il en scrutait les moindres recoins, s’arrêtait devant toutes les machines et obtenait quelques explications grâce à des croquis improvisés, à force de gestes et de mimiques. Il aurait profité, lui, d’un bon interprète, mais ni Mouch ni Benali ne se sentaient de taille à traduire des discours techniques. Il se débrouillait. Il était aux anges. Comme Basile, qui souriait béatement dans un état de ravissement complet et s’émouvait de tout ce qu’il voyait. Mouch ouvrait maintenant sa sacoche et déballait ses cadeaux. Petits et grands s’extasiaient devant les caractères en relief. Ils n’avaient jamais vu une imprimerie typographique. Oxymore en avait les larmes aux yeux. Ipocagne s’emparait avidement de l’alphabet ixien. Mais Mouch avait autre chose en tête. Elle s’était immédiatement liée d’amitié avec Vent d’Halle. Elle réclamait de nouveaux contes. Cette petite terrienne était un vrai filon. Par le passé, elle s’était sérieusement demandée, devant l’amnésie de son ami terrien, si ces pauvres gens avaient été privés dans leur trouble histoire, de la douceur des contes. Mais non, Benali n’avait peut-être pas connu ce bonheur, mais ses frères de race l’avaient éprouvé, et ils avaient pris soin du trésor. La preuve, cette fillette qui connaissait par cœur des centaines de contes. Elle devrait changer son timbre de voix, trop distant, métallique. Mouch était heureuse. Elle donnait, elle aussi, en retour. Elles avaient organisé un duo de contes dans la grande salle de réunion. L’amphithéâtre accueillait depuis hier, une assemblée de jeunes, attroupés autour des deux conteuses. Nokt ne perdait pas la Sage de ses yeux vides. Les histoires se succédaient, fantastiques, étranges. Les récits de Vent d’Halle permettaient aux terriens de redécouvrir leur propre patrimoine oublié. Ceux de Mouch galvanisaient l’assistance. Sorcière de l’oral, même avec ses mots terriens un peu malingres, elle faisait des prodiges. Elle ouvrait toutes grandes les portes du merveilleux ixien, elle dévoilait les peurs ancestrales, les passions, elle faisait don des rêves de sa planète. Ils étaient bouleversés, captivés. L’assemblée avait passé une nuit blanche. Au matin, le marathon de contes se poursuivait.

Certaines personnes se débrouillaient donc parfaitement sans son concours. Mais Bénali était quand même le centre d’attention, partout, constamment. Pour un solitaire, c’était stressant. Et son ami le tavernier, qui n’arrivait pas à se départir de sa méfiance et le suivait pas à pas, commençait à l’agacer sérieusement.

— Yrgrave, tu devrais m’accompagner à l’amphithéâtre, glissait Basile, ce qui s’y déroule tient du miracle.

— Quoi, les contes ?

— Oui, c’est fabuleux !

— Mais ça parle terrien là-bas, même Mouch. Je n’y comprends pas un traître mot à cette langue épouv... différente.

— Ça ne fait rien, elles racontent si bien, toutes les deux ! Et puis, il n’y a qu’à voir les visages de ceux qui les entourent. Il n’y a rien de plus parlant que ces frimousses. Ça devrait t’intéresser, c’est de la littérature.

Yrgrave n’avait pas l’air convaincu. Hiéro-le-Boss s’approcha alors et sans mot dire, servit une bonne rasade de bière au tavernier. Celui-ci ne pouvait refuser un petit verre. C’est du xyl ? demanda-t-il au capitaine. Hiéro-le-Boss, incapable de répondre, indiquait par des gestes éloquents qu’il n’y avait qu’à boire pour comprendre. Yrgrave ingurgita sa bière d’un trait. Ah, c’est pas mauvais, cette petite pisse, pas mauvais du tout ! Mais je ne crois pas que ce soit du xyl. Vous n’avez pas quelque chose de plus fort ? fit-il en pointant stupidement son index vers le haut. Le capitaine s’en fut quérir une nouvelle bouteille. A partir de là, tout coula de source, à grands flots. Basile, Yrgrave et Hiéro-le-Boss devinrent les meilleurs amis du monde.

Bénali soupirait d’aise, soulagé. Il avait besoin de souffler un peu, de se retrouver seul pour ouvrir une petite fenêtre sur l’état de son âme. Il avait été pris dès le début dans la tourmente de cette rencontre, il s’était senti happé par un tourbillon dont il était le centre, il aspirait maintenant à un moment de calme pour analyser ses sentiments. Ces retrouvailles avec ses semblables ne l’avaient pas vraiment remué. C’était un peu comme dans son enfance, lorsqu’il se trouvait nez à nez dans les grandes occasions familiales avec des cousins éloignés qu’il ne connaissait pas. La sensation d’un vague lien de parenté qu’aucun souvenir ne venait cimenter. Un flou... Son répit fut de courte durée. Certains de ces cousins montaient de nouveau à l’assaut.

Zor, Line-Dha et Adèle se précipitèrent sur lui. Benali, quelle chance de vous trouver seul ! Nous nous demandons, voyez-vous, dans quelle mesure les ixiens peuvent être dangereux. Sont-ils dangereux ? Dangereux... vous savez, moi je suis arrivé ici tout seul, nu comme un ver pour ainsi dire, mon vaisseau et mes armes en compote. Avec moi, ils ont été très gentils. Mais évidemment, vous, euh, vous arrivez au grand complet. Sont-ils violents ? Oh, pas plus que nous. Lotar se joignit au groupe. Quelle est leur organisation sociale, leur système politique ? Eh bien là, vous me prenez un peu au dépourvu, attendez, euh, ça change suivant les endroits, les Sages là-haut, partagent tout, les récoltes, le travail, les idées, je ne sais pas, c’est peut-être des communistes. A la Clairière et dans la Mare-à-Bout, c’est plus chaotique, ce serait plutôt de l’anarco-quelquechose. Ailleurs, car il y a d’autres villes disséminées sur la planète, ça fonctionne par districts, ou par alliances entre différents groupes, guildes de commerçants, d’agriculteurs, que sais-je... Connaissent-ils la démocratie ? Euh, oui, enfin je crois, mais c’est particulier, les centres de décision changent suivant les climats et les saisons, suivant l’importance des récoltes, des travaux, des migrations, c’est probablement assez démocratique. En tout cas, ils n’ont jamais vécu de dictature, jamais eu de rois, d’empereurs et compagnie. Les ixiens se méfient instinctivement du pouvoir, disons qu’ils sont allergiques à l’autorité. Il n’y a pas de chefs, ou alors à l’échelle microscopique. Mais il doit quand même y avoir des lois ! s’insurgeait Zor. Il a une tête de raseur celui-ci, se disait Benali. Oui, il y a des lois, mais pas beaucoup, elles concernent les questions de vie ou de mort comme les meurtres ou les vols de denrées essentielles à la survie de la communauté. Dans ces cas graves et rares, on réunit le conseil du village qui rend la justice. Tous les habitants y participent. La peine de mort n’existe pas. La planète n’est pas très peuplée. La vie y est sacrée. Le pire châtiment est d’être banni. Ont-ils un Grand Tout ou des Grands Plusieurs ? Non. Ils ne comprennent même pas ce que ça veut dire un Grand Tout. J’ai pourtant essayé de leur expliquer, parce que moi, j’y crois, mais c’est peine perdue, c’est quelque chose qu’ils n’arrivent pas à imaginer. Tant mieux, songeait Lotar, qui n’avait jamais réussi, lui non plus, à concevoir pareille idée. Ces gens sont rationnels. Ça va faciliter les choses et éviter quelques prétextes pour s’entretuer. Et alors, après la mort ? répliquait Zor. Après la mort, on les brûle pendant que les femmes chantent une chanson d’adieu, et voilà. Les ixiens, à l’instar des animaux et des plantes, disparaissent tout simplement. Ce qui compte pour un ixien c’est de laisser une bonne souvenance parmi les siens. La souvenance c’est le souvenir que l’on lègue à la communauté. La pensée et l’énergie de quelqu’un ne tarissent définitivement que lorsque sa souvenance est perdue. Les terriens le regardaient, déconcertés. Vous pourriez me laisser un peu d’air, s’il vous plaît ? Le cercle se desserra. Excusez-nous, mais comprenez aussi notre impatience. Ça ne peut pas continuer comme ça, vous savez, je ne tiens pas à être votre interprète à toute heure du jour et de la nuit, il faudra vous débrouiller tout seuls parce que moi je dois retrouver ma pirogue et mon petit commerce. Benali, vous n’y pensez pas, interrompit Ipocagne, nous ne pouvons pas nous passer de vous. C’est vous, madame la linguiste, qui affirmez cela ? Vous n’avez qu’à apprendre la langue, il suffit de s’y frotter. Regardez Mouch ! Oui, évidemment, mais ça va prendre du temps. Je veux bien rester un petit moment comme j’ai fait pour les Sages au début, mais je suis du genre sauvage moi, j’aime trop bouger. Les terriens, l’observaient, étonnés. Vous n’avez pas envie d’avoir des nouvelles de la Terre ? Il les regarda, confus. Si, quand même... L’arrivée en trombe de Thuan dissipa instantanément le malaise qui pointait. La joie éclatait dans ses yeux. Il embrassa affectueusement Benali et s’exclama, Ah, tu ne peux pas savoir à quel point ta vue me rend heureux, mais heu-reux comme c’est pas possible ! Le Professeur étreignit le naufragé de l’espace contre sa poitrine. Quinze ans que Benali n’avait reçu une accolade terrienne ! Ne t’en fais pas. Je ne vais pas te harceler de questions. Tu as déjà répondu aux plus pressantes. Si, si, insistait-il en voyant la mine ahurie de son interlocuteur. Mais tu vas me permettre d’en glisser à peine deux. Allez-y. Quel est ce bruit qui se déclenche tous les soirs ? Benali, sourit. C’est la Crapaude et ses consœurs, c’est la chanson d’Eau-Tonne. Au sortir de l’estivation, les crapaudes géantes remontent des profondeurs souterraines. Elles entonnent la mélodie, chacune de son côté, parce que depuis le Cas Ta Clysme il n’y en a plus qu’une par Flaque, puis elles s’accordent, se répondent et ce qui a commencé par une ballade en solo s’achève dans un gigantesque opéra. C’est fantastique. Mais dans quel but font-elles cela ? Elles forment partie du cycle de l’eau. Ce sont les Gardiennes de l’équilibre. Elles chantent chaque fois plus fort jusqu’à ce qu’elles crèvent les nuages et déclenchent la pluie de l’année. Il ne pleut qu’une fois par an ? s’affole Line-Dha. Oui, mais quelle pluie, rassurez-vous ! Elle dure une lunaison entière et il tombe des paquets de flotte, je vous le garantis. Et quand cela se produira-t-il ? A la pleine lune, un de ces jours. Je suis impatient d’assister à ce spectacle, mon cher, et maintenant la deuxième question: as-tu une information utile pour un bio sur cette planète. Un bio ? Ah, c’est vrai, tu n’étais plus sur Terre quand ils ont décidé de rebaptiser tout le monde. Que doit absolument savoir sur cet environnement un médecin, un biologiste ou un chimiste ? Benali fouilla dans sa poche et en retira une graine ratatinée. Il doit savoir employer ça. C’est une graine de guérix. Ça guérit pas mal de choses, mais ne me demandez pas de quoi il s’agit. Tenez. Je vous la donne. Le grain tomba dans la main tendue de Thuan, comme un fruit mûr, comme une offrande de la planète. Le Professeur sourit comme lui seul savait le faire, d’un sourire qui vous faisait instantanément chaud au cœur. Merci, Benali, merci. Il s’éloigna, serrant bien fort son minuscule trésor dans le creux de la main. Il prit dare-dare le chemin du laboratoire. Lotar revint à l’assaut. Cette fameuse pluie annuelle, risque-t-elle de nous causer des ennuis ? Des ennuis, je ne sais pas, mais il faudra changer vos petites habitudes. Comme tout le monde. Pendant que l’eau tonne, tous les ixiens font le plein, toute l’activité de la planète tourne autour de cette eau qu’il faut savoir emmagasiner. C’est une affaire de survie. Vous, évidemment, si vous vous promenez dans le cosmos depuis 10 ans, vous devez avoir résolu autrement le problème de l’eau potable. Ici, la saison d’Eau-Tonne est fondamentale. Elle risque de susciter quelques petits tracas. Le Plat Pays, ce morceau de terre où nous nous tenons, disparaît sous le déluge car ce n’est qu’un petit plateau, vite englouti. Mais j’imagine qu’il suffit de vous barricader dans votre soucoupe et d’attendre tranquillement la fin du mois lunaire. C’est-à-dire ? 27 jours. Pas question, je ne resterai pas enfermé un jour de plus dans cette prison ! On croyait entendre Imanof, mais c’était Maître Kheu qui protestait avec véhémence. D’ailleurs, c’est décidé, je pars en stage chez Falika. Falika, balbutiait Zor, effrayé. C’est la femme d’Yrgrave, le tavernier. Elle cuisine les légumes à merveille. Je dois absolument partir. C’est une affaire de survie. Benali se demandait comment son ami avait réussi à raconter tout cela au cuisinier. Je ne suis pas indispensable, pensait-il, allégé. Les jeunes réclamaient à grands cris, Nous aussi, nous voulons partir en stage. Ils trépignaient d’impatience. Le syndrome Le Farouche s’étendait. Ils se sentaient tous en taule. Un mois de plus, ce serait intenable. Ipocagne approuva: des stages de langue, ce serait parfait, si les familles locales voulaient bien les accepter. Mais on ne peut pas les laisser partir comme ça, objectait Zor, visiblement anxieux. Mais bien sûr que si, Zor, coupa Nokt, ne sois pas aussi raseur. Léonard s’y mettait aussi. Il faut absolument rejoindre ces sages, il se trame là-bas des choses importantes, j’ai hâte de les connaître. Ces gens ont la bosse des maths ! Là je vous arrête tout de suite, le prévenait Benali, il faudra attendre la prochaine lunaison. Les chemins sont impraticables. Des stages à La Clairière, c’est amusant, et viable. Mais plus loin, oubliez ! On ne pourra pas montrer le bout de son nez. Mouch et Bricole faisaient savoir qu’ils n’étaient pas pressés de partir. Le bricoleur avait besoin d’un cours accéléré de recyclage et la rousse avait découvert la bibliothèque. Une étrange bibliothèque, décevante au premier abord, sans livres ni rouleaux, sans volumes reliés, sans odeur. Mais la dame aux yeux cerclés lui avait assurée que les rayonnages aseptisés abritaient des milliers de contes depuis les premiers âges de l’écriture et issus de tous les recoins de la Terre. Hiéro-le-Boss les rassurait, il ne quitterait pas son navire, lui. Seule une poignée d’individus serait autorisée à quitter les lieux. Lotar se rongeait les ongles et réfléchissait. Tout va bien, mais que c’est délicat, par où cela va-t-il péter, quelle est la gaffe à ne pas faire ? Platane insistait. Il faut absolument sortir de cet engin le plus vite possible. Dites-moi, mon brave, chuchota-t-il en prenant Benali à part, y a-t-il des philosophes sur cette planète ? Bien sûr que si, il y en a plusieurs à Peau-Lisse. Le plus sympathique, c’est Xen, un gars qui se promène toujours pieds nus et qui prétend qu’il ne sait rien, rien de rien. Il dit aussi «Je suis la promenade». Platane se frottait les mains. Il va me plaire ce bonhomme, je le sens bien. Tu sais, Benali, s’écriait Basile tout réjoui, j’ai décidé d’apprendre ta langue. Vous avez bien des poètes ? Ça m’étonnerait beaucoup que tu trouves chez eux un Bô de l’Air, ronchonnait le tavernier. Et puis, avec cette langue, avec des sons pareils, de la poésie...?

L’eau tonne

Ce soir les Crapaudes chantent à tue-tête, sans répit, enchaînant l’une après l’autre toutes les pièces de leur répertoire. La planète est littéralement submergée par ce concert assourdissant. Les nuages en rangs serrés opposent la plus farouche des résistances et noircissent le ciel. Accablants. Écrasants. Forteresse impénétrable. Mais les Gardiennes de l’équilibre rallient leurs forces et leurs voix puissantes montent à l’assaut de la muraille. L’air vibre de défi. L’attaque vocale, concertée, imparable, enfle démesurément, il en jaillit des gerbes de notes qui foisonnent, des stridences qui déchirent la nuit, des feux d’artifice sonores, le chant atteint son paroxysme... Le barrage croule ! Dans un fracas sensationnel, les nuages s’épanchent sur le monde. Ils déversent des trombes d’eau chaude. C’est le déluge. Le ciel zébré d’éclairs. La chanson d’Eau-Tonne a libéré la lune de la Grande Marée, celle qui vient, gorgée d’eau pure, abreuver la planète.



FIN

∑¢¥ fixe le mot FIN, le regard perdu. Puis il ferme le livre. Il contemple à nouveau le titre sur la couverture «Planète Ixe, Début de l’Eau-Tonne, An 15 après le Grand Chamboulement». Il examine le tracé, la calligraphie propre et soignée. Il effleure de ses mains les feuillets en fibre végétale. Il s’y attarde, en éprouve la texture. Il sourit et lève la tête. -Très intéressant ton rapport. Je pense que le déluge a brouillé toute transmission et t’a obligé à revenir. Mais je suis surpris, il s’agit d’un support inhabituel.

Ωµ∂◊ se trémousse sur son siège. Il va se lancer dans une explication, mais ∑¢¥ l’arrête tout de suite.

— Tu sais bien que ce n’est pas la peine. Je vois clair dans ton esprit. Tu t’es identifié à ces gens-là, tu t’es fondu dans leurs pensées, ils t’ont passé leurs petites manies. Ce n’est pas grave. Le phénomène d’assimilation est courant, mais là, je dois dire, je suis surpris.

— «Je dois dire». C’est amusant, cette expression, de ta part. Moi aussi j’ai envie de dire, d’émettre des sons, même si nous communiquons par la pensée. Les idées, quand on les formule à voix haute, prennent parfois des détours inattendus. C’est une question de nuances. Ce n’est pas parce qu’on est télépathe qu’il faut s’abstenir de parler.

— Les paroles masquent souvent la vérité.

— Les paroles me sont devenues nécessaires au cours de cette mission. Et j’ai été étonné de ce que les hommes peuvent en faire. Les mots cachent, mais ils révèlent aussi. J’aime leurs sons, leurs rythmes. Cette Mouch, par exemple, elle peut toucher, caresser avec ses paroles. C’est étrange. A force de transmission extrasensorielle, j’en avais oublié la douceur des mots.

— Et ce papier ?

— J’ai utilisé le convertisseur d’énergie, avoue Ωµ∂◊ un peu gêné. Ça t’ennuie ?

— Non, pas du tout, mais je croyais que tu avais besoin de toute l’énergie pour maintenir ton écran d’invisibilité.

— Je l’ai un peu bricolé.

∑¢¥ sourit à nouveau. Et ces intitulés ? Quelle curieuse idée !

— Il paraît que les anciens livres terriens, du moins ceux destinés aux enfants, étaient toujours divisés en chapitres, chacun avec son titre. A moi, ça m’aidait à faire le point. Je t’aurais livré toutes ces informations, en détail, dans une séance d’échange, mais j’ai préféré le faire comme ça. Pour te mettre dans l’ambiance.

— C’est très bien, Ωµ∂◊. Je ne te fais aucun reproche, tu le sais parfaitement. Et physiquement, comment te sens-tu ? Très fatigué ?

— Crevé. Tu avais raison, il faut une concentration du tonnerre. Je suis fourbu. Mais je me sens aussi reposé. Ça fait du bien de cerner un minuscule petit bout d’univers et d’oublier un instant que nous tournons à 30 kilomètres par seconde autour d’un soleil qui tourne dix fois plus vite autour du centre de la galaxie qui elle dégringole encore plus vite vers l’amas le plus proche et ainsi de suite. Ce petit coin de l’univers, le vingt-septième comme ils disent, m’a laissé le temps de souffler un peu. J’étais même content qu’il n’y ait pas d’étoiles.

∑¢¥ soupire. Il connaît. Ce besoin de répit. Ces yeux qui leur permettaient de scruter l’espace-temps, c’était épuisant ! Ils en rêvaient depuis toujours, mais quand la mutation se produisit finalement, la profondeur cosmique se révéla un privilège lourd de conséquences.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’enquiert Ωµ∂◊.

— Rien. On ne va rien faire. On ne fait qu’un recensement, tu le sais bien.

— Nous n’allons pas les contacter ?

— C’est délicat ces contacts entre civilisations différentes. Tu as pu le constater dans le cas présent. Le parcours est semé d’embûches, malgré les bonnes volontés. D’ailleurs cette bienveillance, cet altruisme dont ils font preuve de part et d’autre, risquent de ne pas durer. En général, les rencontres entre peuples différents, ça se passe mal. Il y en a toujours un qui essaye de s’imposer. Et puis, les contacter, pour quoi faire ? Pour leur dire que nous avons vu de nos yeux profonds le Grand Attracteur, que nous savons maintenant que la densité de la matière est supérieure à la densité critique, que notre univers est finalement fermé, sa courbe positive et qu’il va gentiment commencer à s’effondrer ? Leur expliquer que leur Grand Chamboulement et leur Cas Ta Clysme ne sont que les premiers frissons de cette future contraction ? Ça servirait à quoi ? De toutes façons, ça va prendre des siècles.

Il semble très las. Mais ses lèvres esquissent un sourire malicieux. Il poursuit: -Laissons-les croire qu’ils ont déglingué tout seuls l’univers. Ça les rendra meilleurs. Ce qu’ils peuvent être vaniteux, ces terriens ! Ils ont détraqué leur propre planète, c’est entendu, ils se sont empoisonnés tout seuls, mais de là à se considérer capables de chambouler l’Univers ! Et pourtant, j’affectionne ces créatures, leur courage, si l’on tient compte de leur technologie spatiale si primitive.... et les ixiens, un peuple remarquable, exceptionnel...

— Et c’est moi qui m’identifie trop aux sujets d’étude ! le taquine Ωµ∂◊. Tu as beau être mon maître à penser, je vois clair dans ton esprit. Cet univers fermé t’a fichu un sacré cafard, même si tu ne seras plus là pour le voir s’embraser. Et ton fameux inventaire du vivant, c’est tout ce qu’il y a de plus sentimental.

∑¢¥ frôle à nouveau de ses doigts les feuilles manuscrites et les fait bruisser doucement. Puis, il ouvre le livre en son milieu, y plonge son nez minuscule et hume longuement son arôme. Il ferme les yeux et savoure cette sensation.

— Tu as eu une très bonne idée. Je n’avais jamais senti un livre. C’est délicieux !

— Fantastique, confirme Ωµ∂◊.

Ils sont là, immobiles, penchés sur le livre, fascinés comme des enfants devant leur première bicyclette. L’apprenti chuchote: On est vraiment vieux jeu ! Ils sont alors secoués d’un rire léger, comme des joncs que plierait la brise au passage. Les télépathes ne ressemblent que de loin aux hommes qui sont restés sur Ixe. Un vague air de famille, une branche très éloignée. Cependant, le rire est identique. C’est ce même rire, tenace, qui traverse les siècles en compagnie des hommes, toutes espèces confondues. C’est un baume de fraîcheur pour ces êtres aux yeux profonds.