Planète Ixe, Début de l’Eau-Tonne, An 15 après le Grand Chamboulement



La mare

Le crapaud laisse émerger un oeil tout boursouflé de pustules, entrouvre une paupière et glisse un regard indolent sur la mare verdâtre.


Rien n’a changé, semble-t-il. Elle s’étend à l’horizon, horizontale à mourir d’ennui, verte, de tous les verts possibles, ça il faut le reconnaître, vert émeraude, vert pissenlit, vert bouteille, vert chaud, froid, glacial, vert gris, vert jaune, vert frémissant, vert gluant, vert traître, vert beau, vert, quoi, vert à l’infini, vert plat.


L’estivation du crapaud, longue à souhait, a pris fin. Elle, parce que c’est une crapaude, une femelle, énorme, moussue, elle remonte des profondeurs de la vase, elle immerge lentement dans le paysage de la mare. Son sommeil a été long cette année. Normal, il fait de plus en plus chaud sur cette foutue planète. L’été, c’est carrément pourri, infesté de minuscules moustiques, méchants, énervants et puants, la vase cuit par endroits, forme des cloques visqueuses qui éclatent comme des pets. Il est vrai que parfois, l’une d’entre elles, plus hardie, s’allège et réussit, pleine de grâce, à prendre son envol dans le ciel tiède... Bref, l’estivation est indispensable à la survie des crapauds géants.


Elle glisse donc un regard sur l’étendue verdâtre. Elle s’attarde à contempler la mare. Son oeil pustuleux, seul témoin de sa présence, en arrêt, s’emplit du spectacle. La pupille s’ouvre au bonheur des couleurs, au plaisir de redécouvrir la ligne parfaite de l’horizon posée sur le monde pour en définir l’équilibre, les contraires, les compléments, le haut et le bas, le ciel et la terre, le près et le loin, le jour et son point de chute, tout cela, et bien plus encore, lui revient à l’esprit par l’entremise de l'œil solitaire, embrassant la mare de son regard avide. Bonheur placide et passionné de celle qui revient, une fois de plus, d’un long sommeil philosophique lové dans les profondeurs souterraines, les «fraîches extatiques» d’après les initiés. Bonheur pétillant de tout être qui refait surface, qui remonte à la vie.


Laissons-la donc jouir de ce réveil en toute intimité. C’est un moment précieux pour la planète. Le réveil du crapaud annonce le renouveau.


Il y a son oeil ouvert, son ombre devinée en dessous, et la mare. Eh oui, la mare, la Mare à Bout, parce qu’on n’en voit jamais le bout, dit-on. Verte. Elle n’abrite qu’une Crapaude. Comme il se doit. Les quelques spécimens restantes sont réparties dans d’autres régions humides de la planète: le Marais Sale An, le Marais Cage, le Bourbier, L’Etang Sondur, le Marigot d’Ame Azonie... J’espère ne pas en avoir oublié. J’ai la mémoire qui flanche. Bref, chaque Flaque en a une, une seule Crapaude, gardienne de l’équilibre de l’eau. Elles ont fort à faire. Comme tout le monde d’ailleurs. Enfin, ce qui reste du monde après le Cas Ta Clysme.


Propos du berger-guide au réveil du crapaud.