Tête à tête

L’éprouvette remonte à la surface. Il en est à sa quinzième récolte verdâtre. Il a largement dépassé la dose et le périmètre convenus.

Il aurait dû s’en tenir strictement à la base. Circonférence dérisoire, qui ne pouvait suffire à ses pieds trépignants, à son esprit avide d’horizon. Le brouillard aidant, il est parti un peu plus loin, au-delà des sévères limites. Ça faisait plaisir de se dérouiller les jambes, même en pataugeant dans la vase, et de respirer de l’air, du vrai, même s’il puait, de l’Air Aimable, à plein poumons. Et la volupté de laisser couler son regard à la ronde... Pour se faire éventuellement pardonner, il recueillait des échantillons un peu partout comme s’il voulait écoper la mare.

L’éprouvette remonte lentement à travers la vase. Il l’attend et fixe la nappe stagnante. Quand elle crève la surface, ils sont deux à la contempler. Une silhouette se penche sur lui. Un rayon laisse entrevoir leur reflet zigzagant à tous deux. C’est là qu’a lieu leur première rencontre, dans le miroir. Il se retourne d’un geste vif pour se retrouver face à face avec une tête aux yeux pétillants. Son cœur bondit et il laisse jaillir un torrent de paroles.

— Bonjour ! Bonjour ! Que je suis heureux de vous rencontrer ! C’est... solennel ! voilà le mot, solennel ! Vous en rendez-vous compte ? Bonjour! Rebonjour ! Vous habitez dans le coin ?

Le visage le scrute de son regard brillant. Silencieux, il l’observe. Il est vrai qu’il doit avoir une drôle d’allure, engainé dans sa combinaison bleue et coiffé de sa cloche protectrice. L’ixien a une forme nettement humanoïde, fort heureusement, même taille à peu près, genre primitif. Il est fier d’être le premier à faire cette précieuse découverte. L’occasion est trop belle ! Il parlera avec cet ixien, il sera l’ambassadeur de son peuple. D’un ton grave, rendu un peu caverneux par l’amplificateur, il poursuit.

— Je vous salue au nom de la Terre ! Puis, sur un ton plus léger: — Je vais vous expliquer ce que je fais dans ce coin perdu de l’Univers. Je vous rappelle qu’il est désormais scientifiquement établi que l’Univers a 27 coins et cette planète se trouve dans le plus reculé, le vingt-septième. J’y fais mes premiers pas. Nous avons amerri ce matin au lever du premier soleil. Je suis content car c’est la première fois que je pose les pieds sur un bout de terre depuis dix ans. J’en ai vingt. Ça fait dix ans terrestres que je me balade dans un engin spatial.

L’indigène ne le quitte pas des yeux, de ses yeux rutilants encadrés par des sourcils broussailleux. Il doit forcément s’agir d’un autochtone, présume le jeune explorateur. Qui donc se promènerait sans casque, sans protection, vêtu d’une simple tunique, pieds nus ? Comprend-il le terrien ? A tout hasard, il continue sur sa lancée.

— Dix ans à consommer de l’air en boîte, aux relents de moisi. Dix ans à préparer cette mission. Attendez, je vous explique, nous sommes venus à plusieurs. Il y a des scientifiques (matheux, astronomes, physiciens, ingénieux, bios), des psis, des logistes sociaux, des philotes, des lettrés, des artistics (une bande hétéroclite de peintres, musiciens, cinocheux, poètes, bidouilleurs et j’en oublie), des fins cuisiniers, des économes-surveillés et bien sûr des pilotes et des précepteurs. J’ai été embarqué, enfant, avec toute une ribambelle de gosses, dans un vaisseau en partance pour ce coin de l’univers. Les adultes nous ont préparés à affronter l’avenir. Moi je serai bientôt bio. Je m’appelle Tryx.

Ils se regardent, assis sur la même pierre, enveloppés de brume. Tryx sourit et lui tend une main gantée dont l’autre ne sait que faire. Légèrement dépité, le jeune bio la retire. L’ixien lui prêtait pourtant une oreille attentive. Le terrien, incapable de proférer un seul mot dans une langue étrangère, ne s’avise même pas d’essayer. Il continue donc, dans sa langue maternelle, espérant contre toute logique que cet être soit à même de le comprendre.

— Nous sommes venus ici parce que nous avions eu de graves ennuis chez nous, sur Terre. Nous avions déjà de sérieux problèmes de santé qui remontaient au siècle précédent, quand le Grand Chamboulement a tout aggravé. Ça s’est passé quand j’étais très petit, ç’était épouvantable ! On n’avait plus de maison, il pleuvait à torrents ou à verses, puis la terre tremblait, tout s’effondrait, rien ne marchait, on avait faim, les gens mouraient. Après quelque temps, certains ont commencé à s’organiser. On s’est mis à chercher, avec l’énergie du désespoir, des hommes et des femmes bons et intelligents, en général, ceux qui, avant le Grand Chamboulement ne passaient pas leur temps à extorquer les autres ni à s’abêtir devant la Boîte Scintillante. Car il avait été démontré scientifiquement que cette boîte d’apparence anodine était porteuse d’imbécillité, sous une forme particulièrement rebelle à la récupération. Elle avait été interdite.

Un gargouillement inquiétant, suivi d’un rot magistral secouent l’échevelé qui le contemple d’un air placide. Le jeune terrien poursuit son récit.

— Beaucoup de choses avaient été interdites après le Grand Chamboulement. Des choses que j’ai un peu oubliées et qui ne servaient à rien, vu qu’on a pu s’en passer: l’Argent, les Impôts, les Assurances, que sais-je encore, et d’autres qui avaient surtout servi à alimenter le G-C, l’énergie nucléaire, les cravates, le pétrole, l’esclavage, le lait en poudre, la prostitution, le fmi et toutes sortes d’autres lettres incompréhensibles, et les Armes, bien sûr, les Armes. Tout cela avait été purement et simplement interdit. A l’époque il était tout simplement interdit de ne pas interdire. Tout le monde était d’accord là-dessus.

Il fait une pause. L’autre l’observe. Tryx, conscient de monopoliser la conversation, voudrait maintenant conclure en vitesse.

— Il fallait tout reconstruire, mais autrement. Il fallait nourrir et soigner beaucoup de monde, récupérer les bribes de savoir éparpillées. Bon, je résume. Ça s’est un peu arrangé. Les gens étaient pressés de remédier au Désastre Universel. Tout le monde y mettait du sien. Comme on avait supprimé des tas de métiers inutiles, ça faisait beaucoup d’énergie. Ensemble, ils organisèrent tous les aspects de la survie, sur Terre et ailleurs, si possible. Alors voilà, les Scientifiques orchestrèrent nos missions. Plusieurs vaisseaux sont partis aux 27 coins de l’Univers, tous minutieusement préparés comme nous, les gars du vingt-septième ! Tous bourrés d’enfants nés à l’ancienne, ce qui était rare à l’époque. Nous cherchons à comprendre. A Comprendre. Tout. Ce qui s’est passé, ce que nous avions négligé avant, ce qui va se passer... enfin, comme d’habitude, une marotte de scientifique, enfin, même pas, une manie de l’être humain en général, l’irrésistible envie de comprendre. Il est universellement établi qu’on ne peut absolument pas réprimer cette pulsion, d’ailleurs bénéfique à l’évolution de l’espèce. Bref, nous sommes arrivés ce matin sur cette planète, le coin le plus reculé d’un univers tout chamboulé.

Après cette tirade révélatrice, le jeune bio de bleu vêtu coiffé d’une cloche à oxygène, comme un poisson dans son bocal, s’enquiert:

— Vous habitez dans le coin ?

L’ixien répond apparemment, puisqu’une cascade de bruits dissonants rebondit de partout comme les instruments d’un fou cherchant à s’accorder. Le vacarme est bref. Ponctué d’un rire sonore et d’un vague geste d’adieu. L’ixien s’en va. Le brouillard le happe.

Le jeune bio rebrousse chemin vers le vaisseau. Emballé, exalté, un peu penaud aussi, il se perd lui aussi dans le brouillard.