Le doute

Le premier soleil fourre ses rayons dans le brouillard, discrètement, comme s’il farfouillait le contenu de ses poches sans vouloir se faire remarquer. Ça donne des jets lumineux pâlichons mais baladeurs, et des bulles de clarté matinale éparpillées sur la Clairière. L’une d’entre elles, flotte, en suspens, sur le toit de l’Estaminet.

Yrgrave et Benali s’apprêtent au départ. Benali se demande toujours comment son ami s’y retrouve dans cette vieille remise pleine à craquer. Au fond, il préfère ne pas le savoir, puisqu’il y perçoit vaguement, à la lueur d’un soleil providentiel, les sacs de grains et les fûts de xyl côtoyant dangereusement les barils de poudre rouge et les tonneaux de fermentation. Les deux amis sont là sans trop savoir pourquoi. Ils n’ont besoin de rien de particulier. Yrgrave, d’habitude, ne trimballe que sa fiole de xyl et son lance-pierres. Mais là, il parcourt d’un regard méthodique sa resserre, scrutant les hauteurs encombrées et les profondeurs poisseuses. Benali partage son désarroi. Un sentiment de honte s’empare de lui. Yrgrave cherche quelque chose, c’est évident, une idée, un instrument pour parer les coups à venir. Mais quels coups ? Comment esquiver l’inconnu ?

Une odeur de soupe s’insinue joyeusement dans la méditation métaphysique, puis, la voix de Falika les rappelle à la réalité. Arrêtez-donc de fouiner là-dedans et venez, les garçons. Vous ne partirez pas sans avoir goûté ma soupe. Yrgrave abandonne son inspection minutieuse et se déride. Il répond d’une voix câline. Loin de moi cette idée, ma douce colombe ! J’arrive, j’accours. Puis, d’un ton nettement plus brusque. Trêve de kloutcheries, Benali ! Falika a raison. Qu'est-ce qu’on fout ici ? Allons manger.

Les soupes de Falika sont toujours délicieuses. Ses salades aussi. Un talent rare qui ne s’exerce qu’avec les plantes. Ses ragoûts de viande sont exécrables, tout comme ses poissons au grill. Yrgrave cuisine volontiers les bestioles. Elle, c’est la princesse de la chlorophylle, dit— il. Les repas à l’Estaminet vous requinquent un homme. D’abord parce que c’est bon. Ensuite parce que Falika s’est emparée de cette tranche du jour pour y faire la loi, sans conteste. A sa table, il est formellement interdit de crier, de discuter, de parler de maladies, de mort, de problèmes graves, bref, de malheur en général. Personne n’oserait désobéir. C’est une méthode forte qui donne des résultats assez doux. Les repas sont réconfortants à l’Estaminet. On cause, on plaisante, on rigole. Ça dure jusqu’à la dernière gorgée de chay que l’on sirote tout doucement tant il est chaud, amer et condensé. Alors, Falika se lève et abdique discrètement de son pouvoir. Les gens se lèvent aussi, levant, par la même occasion, l’état de siège au malheur. Il reprend ses droits. Dès lors, reviennent au galop, les affres du doute, de la peur, les discussions enfiévrées, les cris, les menaces. Falika ne s’en émeut pas le moins du monde. Tant qu’on n’est pas à table...

Mais aujourd’hui, il n’y a pas de vacarme. Les provisions de Benali ont été distribuées entre les commerçants. Sa pirogue est prête. Le deuxième soleil réchauffe l’air ambiant et accroît la luminosité du ciel. L’heure est au départ. Yrgrave embrasse délicatement Hyperbole et Césure. Falika les suit. Sur la jetée, le tavernier la serre tendrement dans ses bras. Les hommes sautent dans la pirogue. Elle vogue doucement sur la nappe luisante. Alors, Falika chante. D’une voix chaude et puissante. Campée sur ses hanches généreuses, elle laisse jaillir de son ventre arrondi un souffle de velours qui s’étend ondulant et vibrant sur toute la Clairière. Le chant les accompagne encore quand sa silhouette s’est depuis longtemps effacée dans le lointain.

Ils l’écoutent en silence. Benali envie son ami. Quand s’éteint la dernière note, il ne peut s’empêcher de lui dire:

— Tu en as de la chance ! Une belle femme, qui t’aime et qui chante si bien ! Le visage d’Yrgrave s’épanouit en un large sourire. Il est fier de sa femme.

— C’est vrai qu’elle chante bien ! Un don ! La princesse de la chlorophylle n’est que du menu fretin, là, c’est la majesté absolue, la reine, l’impératrice, enfin quelque chose dans ce goût-là.... Elle a toujours adoré chanter. Elle s’y met pour un oui ou pour un non. Mais personne ne se plaint dans la baraque. Mes clients arrêtent de tapager pour mieux l’écouter.

— Chut !

La pirogue glisse lentement, muette, entre les barboteurs. Ils sont bien une vingtaine. Les buttes orangées signalent leur présence. Des dos ronds qui dépassent. De temps en temps, un reniflement inquiétant. Des bulles qui éclatent à la surface et dégagent une odeur fade et douceâtre. Benali navigue en silence entre les collines rugueuses, tachées de cuivre et d’orange, comme les reflets de la mare à l’heure des trois soleils. Les barboteurs sont pacifiques tant qu’on ne les énerve pas. Mais, apparemment, c’est l’heure de la sieste et rien n’énerve plus un barboteur que d’être réveillé en pleine sieste, c’est bien connu. Benali et la pirogue étouffent les échos de leur passage. La rame efface leur sillage. Ils franchissent l’espace barboteur sans encombre.

Yrgrave mordille un bout de sa chique et se met à la mâchonner consciencieusement. Il a l’air de ruminer autre chose que de la nictyne. Il regarde son compagnon de travers. Il crache, puis se remet à mastiquer et à le scruter du coin de l’oeil.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui t’arrive ? lance Benali. Yrgrave grommelle entre ses dents puis énonce d’une voix guère plus intelligible, tout en caressant sa barbe avec application:

— J’ai oublié de te signaler quelque chose. Avant-hier, un galopin, le fils du rebouteux, a affirmé qu’il avait fait une rencontre incroyable.

— C’est-à-dire ?

— Écoute, il faut que tu saches que ce gamin, c’est un gringalet de rien du tout, une demi— portion, une mauviette. A douze ans, il fait à peu près ta taille !

— Et alors ? Ce n’est pas un délit d’être petit. Je ne savais pas que tu avais si mauvaise opinion des rabougris. Ça me désole.

— Ne dis pas de kloutcheries, Benali. Je situe le personnage. C’est un enfant malingre qui fait un complexe d’infériorité. Il raconte n’importe quoi pour se rendre intéressant.

— Qu’a-t-il raconté cette fois-ci ?

— Il paraît qu’avant-hier, il chassait la grenouille jaune à l’endroit dit du Plat Pays, tu connais ?

— Bien sûr. C’est bien loin de la Clairière, pourtant.

— Je te dis que ce gosse c’est un bon à rien. Toujours en cavale, au lieu d’apprendre à lire ou d’apprendre un métier.

— Quel prêchi-prêcha ! Je ne te savais pas si moralisateur. Tu m’as toujours expliqué qu’ici chacun faisait à sa guise, suivait sa pente, comment c’était déjà, ah oui, «chaque ixien est l’artisan de sa propre vie». Yrgrave ronchonne, mécontent. Malgré sa passion intellectuelle pour la dialectique, il déteste être contredit.

— Bon, là n’est pas la question. Nous nous écartons du sujet. Ce gamin a fait, soi-disant, une rencontre bizarre au Plat Pays.

Le tavernier se remet à chiquer et à regarder son interlocuteur avec circonspection. Benali s’énerve.

— Tu me la racontes cette histoire, oui ou non ? Tu es pénible parfois.

— Il a rencontré une chose, un bonhomme peut-être. Petit comme toi, à la peau bleu luisante et la tête sous une cloche à fromage. Ce nabot n’a pas arrêté de parler, enfin, parler c’est beaucoup dire, il émettait des sons incongrus, nasillards et grésillants, du baragouinage incompréhensible.

— Il parlait terrien, à son avis ?

— Il n’en a pas d’avis, le môme. Il n’a jamais entendu votre sabir. Il ne te connaît pas. D’ailleurs, toi, tu ne le parles plus le terrien, sauf quand tu es fin saoul. Tu brailles alors des chansons épouvantables. C’est le terme qu’il a employé, «épouvantable». Je ne sais pas si c’est du terrien ou autre chose. Je me demande vraiment s’il n’y a que les ixiens dans le monde à cultiver la musicalité, l’harmonie, l’euphonie... De toutes façons, je me méfie de ce charlatan. Il a peut-être tout inventé pour attirer l’attention. C’est typique des gringalets, ça, toujours en train de péter plus haut que leur cul.

— Tu commences à m’énerver, Yrgrave, avec tes allusions. Que s’est-il passé exactement ?

— Rien. Cet hominoïde bleu s’amusait à recueillir des bouts de mare. Il en avait plusieurs flacons. C’est idiot au superlatif ! Puis il a parlé, tout seul, comme un kloutch, pendant très longtemps. Après, le gosse est parti.... Ça n’a aucun sens. Il fabule, je te dis. Benali réfléchit, l’air soucieux.

— Désolé d’exprimer mon désaccord, mais, au contraire, ça pourrait être tout à fait sensé. Un homme vêtu d’une combinaison et coiffé d’un casque à oxygène. Un peu étonnant, parce que l’air d’ici est respirable, mais la cloche à fromage, c’est courant chez les terriens en balade. Et les flacons pleins de liquide, tout aussi banal. Les scientifiques terriens passent leur vie à remplir des flacons, comme tu dis. Si cette histoire est vraie, Yrgrave, nous faisons fausse route. Le Plat Pays est au nord, et nous avons mis le cap au sud, direction Peau-Lisse.

— Tu as oublié que tu réponds à une invitation personnelle des Sages. Faut-il te rappeler qu’ils ont fait des progrès avec leurs machines et que...

— Je sais, je sais, tu as raison. Mieux vaut prendre d’abord connaissance de ce foutu message.

Le silence s’installe, insidieux. La pirogue glisse au fil de l’eau. Elle s’est engagée depuis peu dans les méandres de la mare. Les deux occupants de la barque suivent également en silence les détours de leurs pensées, divergentes ou convergentes, qui sait. Il est si difficile de partager clairement les idées et les états d’âme. Le raisonnement ne procède pas avec méthode, il suit rarement un cours rectiligne. L’esprit de Benali se perd en remous circulaires, il part à la dérive, reste en suspens, vide, laissant l’emprise aux émotions, aux souvenirs. Pas cartésien du tout. Le cerveau est truffé de circonvolutions. Pas étonnant que le trajet soit sinueux. Combien d’angles, combien de spirales tortueuses y a-t-il dans le cerveau d’Yrgrave ? Comment pense-t— il ?

Ce n’était pas la première fois qu’il se posait ce genre de questions. Il n’était jamais sûr de comprendre sa famille, ses amis, les terriens. Ça ne s’est pas arrangé avec les nouveaux. Déjà, sur Terre, il avait une peine folle avec les Andromes. Il savait l’andromien pourtant. Il avait toujours été doué pour les langues. Il parlait couramment le shinou, le pagnol et le terrien standard, les trois langues de la Terre. Puis l’andromien, la première langue étrangère, qu’il avait appris à l’université. Il se débrouillait en broxien et avait des notions de kataf. Mais dans ce cas, il s’agissait d’un mérite tout personnel. Il les avait appris sur le tas, en bourlinguant dans les mers astrales. Malgré les langues, il n’était jamais sûr de comprendre à fond qui que ce soit. Il s’était toujours senti unique, tiré à un seul exemplaire, vaguement incompris.

Et pourtant, Yrgrave et lui s’entendaient à merveille. Jusqu’à présent, en tout cas. A demi-mot, en un clin d’oeil, en silence. De tous les êtres intelligents que Benali avait rencontré dans le vaste Univers, c’était le seul à mériter le nom de semblable, de proche. Il s’était trouvé un frère dans ce coin perdu. Il en saisissait maintenant toute l’importance, maintenant que la Terre grondait et s’infiltrait dans les antennes rudimentaires de la planète. Et lui, que ferait-il ? Elle viendrait réclamer son dû, exiger de lui l’allégeance, le lien du sang. Ces terriens, s’ils débarquaient, s’ils étaient déjà là, le prendraient forcément pour un des leurs ! Mais Benali ne savait plus ce qu’était l’appartenance. Il avait vu trop de pays, trop de planètes, trop de races différentes. Les frontières, ça ne l’avait jamais intéressé. Et les idées, pensait-il, la poitrine subitement gonflée par un énorme soupir, aucune ne l’avait suffisamment séduit pour qu’il la défende... Non, il n’appartenait à rien, à personne.

Il doit maintenant manoeuvrer avec attention. La passe est dangereuse. Les sables mouvants se déplacent discrètement. Il faut sonder délicatement, à chaque fois, le ventre sablonneux pour éviter de le fouler. Sa rame ne peut ni froisser ni offenser. Il la manie avec des gestes doux et maternels, mais ses yeux en arrêt sont durs comme l’acier. Yrgrave, à la proue, le regarde. Comme il aime ce gringalet ! Il observe le silence scrupuleux qui convient à la situation. La passe est dangereuse. Yrgrave le sait. Il est fier du petit, de sa façon de naviguer, de se mouvoir dans la mare. Ce petiot, il y tient. Sans jamais le formuler à haute voix. Yrgrave a excessivement peur du ridicule. Il est inquiet. Les petits terriens à l’affût le tracassent, ceux-là, il ne les porte pas dans son cœur. Les minutes s’écoulent dans leur interminable longueur. Le silence leur donne le poids du présent. Secondes muettes, électriques, aux muscles tendus par la concentration. Rumeur de l’eau, apaisante, tant elle est douce et naïve dans ce décor de sable prêt à vous engloutir. Les minutes s’écoulent et l’on franchit la passe. Yrgrave a décidé de rompre ce damné silence: - Qu’est-ce que tu en penses de tes terriens ?

Benali serre de ses doigts le bois de la pagaie. Il s’y accroche comme un aveugle à son bâton. Il rétorque, énervé: — Ce ne sont pas mes terriens et je n’en pense rien.

Le silence fait une nouvelle tentative, sournoisement, un instant, il occupe l’espace. Mais les deux occupants de la pirogue n’en peuvent plus. Ils sont à bout de pensées, ressassées, remâchées, refoulées. Deux boxeurs K.O d’avoir combattu en solo leurs doutes et leurs frayeurs.

— Écoute, disent-ils à l’unisson.

— Excuse-moi Yrgrave, je suis un peu perdu. Ne le dis à personne, mais j’ai peur.

— Moi aussi, fiston

— Je n’ai peur de rien de précis. C’est idiot.

— Benali, mon ami, dois-je craindre les terriens ?

Benali coule son regard dans celui de son compagnon, lentement, comme l’ancre qui s’enfonce. Il reste perdu dans la contemplation des pensées qui tourbillonnent.

— Non, finit-il par murmurer, non, je ne pense pas. Les hommes, les terriens, pardon, sont bons, enfin, non, n’exagérons rien, disons, les terriens sont capables de tisser des liens avec d’autres peuples de l’espace. Ils l’ont montré à plusieurs reprises.

— Tu m’as aussi raconté qu’ils montraient les dents de leurs sales armes.

— Ils n’étaient pas les seuls à être armés.

— Oui, c’est ça le progrès, des bombes de tous côtés qui sifflent d’un seul coup tout semblant de vie ! Eh bien moi, je n’en veux pas de cette technologie de kloutchs. On a suffisamment de problèmes comme ça.

— Ils ne veulent pas faire la guerre.

— Pourquoi en es-tu si sûr ?

— Ils ne s’annonceraient pas.

— Oui, évidemment. Yrgrave mâchouille sa boulette de nictyne consciencieusement.

— Écoute, petit, je ne comprends pas, ça devrait te réjouir d’avoir des nouvelles des tiens... -Je dois être un peu patraque. Tu as raison, je devrais être content. Au moins, on aura des informations de l’extérieur. C’est curieux, depuis que tu m’as repêché, il y a 15 ans, je n’ai plus vraiment repensé au destin de la Terre et des autres planètes. Je sais parfaitement que l’Univers a été secoué comme un vieux tapis, les étoiles sont parties en poussière. J’ai vu, de mes yeux vu, le cosmos se déglinguer. Je lui suis reconnaissant de m’avoir épargné. Depuis, je suis heureux d’être ici, vivant, je ne demande pas plus... C’est surprenant, ce manque de curiosité pour un explorateur de l’espace....... ce que je peux être crétin, Yrgrave, je n’étais, en fait, qu’un commis voyageur.

— Moi je suis tavernier, il n’y a pas de sot métier.

— Tu as raison, mon vieux. Benali s’amuse maintenant à taquiner l’eau de sa rame, à créer des vaguelettes qui détalent joyeusement alentour.

— J’ai l’impression que les terriens sont au Plat Pays, Yrgrave.

— Hum, hum.

— Nous fuyons, en quelque sorte.

— Ce n’est pas une fuite. Tout au plus une digression, une parenthèse. Et puis, nous ne sommes que deux. Attendons d’être plusieurs et d’en savoir plus pour aller les trouver.

— Ça ne t’ennuie pas qu’ils soient dans les parages ?

— Tu m’as dit, mon ami, que je n’avais pas lieu de craindre les terriens.

La pirogue étincelle de soleil, au centre d’une circonférence toute ridée d’ondes concentriques. Les deux hommes se dressent sur la barque scintillante, au milieu d’une mare dont on ne voit pas le bout.