L’assemblée

Oxymore a bien entendu les appels par interphones qui serinent continuellement le même message: «assemblée, assemblée, assemblée », mais elle se penche quand même sur une affiche qui étale en grand le mot ASSEMBLÉE. Elle nettoie ses lunettes et se met à la scruter avec attention. Elle a toujours fait plus de cas des informations écrites, estimant que la nature même de l’écrit conduit à la clarté et à la précision. La notice convoque à une «assemblée extraordinaire pour débattre d’événements exceptionnels qui nous obligent à nous réunir de façon urgente». Quelle horreur ! Quel ignare a donc rédigé cet avis, ce pléonasme absurde ? Ce genre de choses l’exaspère. Elle se dirige, d’un pas énervé, vers la salle de réunion.

Tous les habitants du Vaisseau Spatial s’y rendent, en petits groupes, ou seuls, l’air agacé. On avait tenu des kyrielles d’assemblées dernièrement, aujourd’hui c’était le grand jour, la sortie générale ! Au lieu et place de la balade, il fallait reprendre ces interminables palabres ! Tout avait été réglé au millimètre. Que s’était-il passé ?

L’énorme salle voûtée s’emplit petit à petit. Les gens occupent les gradins dans un désordre qui n’est qu’apparent, puisque dix ans d’assemblées périodiques vous façonnent nécessairement l’espace, et chacun, mû par instinct se retrouve plus ou moins à sa place habituelle, près des copains, dans ce lieu dont on a pris possession, auquel on s’est attaché, l’angle de parole que l’on s’est choisi.

Le Capitaine regarde la salle, bientôt comble. Il éprouve des sentiments mélangés: de l’affection, surtout pour les «petits», qui le resteront toujours même s’ils s’obstinent à grandir, de la fierté aussi, de la nostalgie, une certaine lassitude, un petit vague à l’âme. Il contemple la fourmilière humaine qu’il a guidée à travers l’espace et qu’il s’apprête à débarquer sur une terre inconnue. Il la contemple avec amour. Juché sur un des sièges du poulailler, il jette un vague regard d’adieu à l’assemblée. L’amphithéâtre est le poumon de son navire, les alvéoles sont remplies, sa «deuxième salle des machines» bat son plein. C’est là qu’ont été prises, de commun accord, toutes les décisions importantes de leur long voyage. Geste d’adieu anticipé à son rôle de chef, virtuel bien entendu. Un vaisseau réclame un capitaine, et lui, Hiéro le Boss, est un bon capitaine au long cours; mais une communauté n’a pas besoin de chef, elle exige, pour survivre, la participation, le partage des ressources et des idées. Malgré sa casquette de capitaine, il n’était qu’un marin parmi d’autres dans cette aventure. Certes, il représentait l’autorité abstraite, le dernier recours hypothétique en cas de crise extrême. Mais ce cas de figure ne s’était pas présenté, fort heureusement, et il n’avait finalement joué qu’un petit rôle de figurant, scellant par un rituel improvisé les événements marquants, les naissances, les décès et les liaisons qui se voulaient officielles, un bon papa en somme. Il les regarde avec tendresse, ses moussaillons. Tout le monde est là.

Le silence se fait.

Mais ne dure qu’un instant. Un concert de voix impatientes demandent des explications. Line-Dha, logiste sociale, les interrompt d’un geste sec. Elle attaque, d’un ton cassant où perce un tremblement énervé:

— Nous sommes ici réunis, parce qu’un membre de notre communauté, hier soir, s’est conduit de manière tout à fait irresponsable et nous devons faire le point de la situation.

Elle lance un regard à la ronde, trouve sa cible et vomit ses invectives contre un homme âgé aux yeux bridés et à la maigre barbe blanche, qui sourit perpétuellement.

— Et ce crétin, Professeur Thuan, vient de chez vous !

Thuan observe le visage cramoisi de Line-Dha avec nonchalance. Il sourit tout en caressant sa barbichette. Il ne dit mot.

Des voix étonnées interviennent dans un brouhaha plutôt confus. Mais qu’est-ce qui t’arrive Line-Dah. Au fait, au fait. C’est vrai, c’est pas des manières. Et on ne sait toujours pas ce qui se passe. Du calme. Écoutez, on ne s’entend plus. Arrêtez. On ne peut pas commencer par des insultes. Mais laissez-la. Pourquoi vous vous énervez. C’est pas correct.

— SILENCE. Le mot est tombé, tranchant comme un couperet. C’est le capitaine qui a décidé de profiter de ses hautes fonctions fictives. Sa manœuvre a du succès. La rumeur s’éteint. Il reprend, radouci: Quelqu’un peut-il donner une explication plus pondérée ? En l’occurrence, peut-être vous, Professeur Thuan ?

Le vieux professeur s’exécute. En arborant son sourire le plus placide, il énonce de sa voix légèrement chevrotante mais toujours empreinte de son accent d’origine:

— Un de mes élèves, un des jeunes bios qui sont descendus à terre hier soir, a contrevenu aux ordres que j’avais donnés. Il a étendu ses observations au-delà du périmètre prescrit et a entrepris une exploration personnelle. Il a rencontré un individu, un indigène probablement et s’est entretenu avec lui. Il n’est rentré que très tard au Vaisseau car il s’est égaré dans le brouillard. Nous discutons, en petit comité, de cet incident depuis 4h du matin.

— Un incident, dites-vous, proteste Line-Dha, avec tout le mépris dont elle est capable. Un accident d’importance, Professeur, et comme toujours vous vous en fichez comme de votre premier scaphandre.

— Mais c’est incroyable. Je pensais que nous avions fait des calculs et des observations et que cet endroit était inhabité !

— Moi je trouve ça génial. On arrive et on trouve un ixien au premier coup !

— Comment sont-ils ? -Que s’est-il passé exactement ?

Ce sont les jeunes, «les petits», qui s’expriment de la sorte, excités et joyeux. Certains visages, parmi les adultes plus mûrs, trahissent l’inquiétude et la réprobation. Mais la curiosité l’emporte chez tous ces voyageurs de l’espace et les censeurs relèguent les critiques à plus tard. Que s’est-il passé exactement ?

Le Professeur Thuan se lève et déclare cérémonieusement, avec une pointe d’ironie. Notre illustre explorateur, Tryx, mon disciple, se trouve derrière moi. Il se retourne à demi, et murmure, encourageant: Je lui cède la parole. Thuan s’assied et le visage de l’apprenti apparaît soudain, derrière le maître. Il est rouge, tirant au violet sur les pommettes. Il se lève, étourdi par tous les regards qui le dévorent, par le silence qui attend.

— Écoutez, bafouille-t-il dans un jet précipité, c’était plus fort que moi. Le périmètre, c’était excessivement minuscule, frustrant au possible, il fallait que j’aille voir plus loin !

Chacun comprenait ce désir. Combien, dans leur for intérieur, se demandaient s’ils auraient résisté à la tentation ? Tryx reprend, plus calme, encouragé maintenant par le silence qui l’entoure, conforté dans son audace passée par tous les non-dits.

— Alors, je suis parti. J’avais tellement envie de voir un paysage ! Mais on n’y voyait pas grand chose. Il y avait beaucoup de brouillard. Partout. J’ai rempli des éprouvettes. J’ai beaucoup d’échantillons, ajoute-t-il en esquissant un petit sourire.

— Allons au fait ! A l’essentiel ! crisse une voix impatiente.

— Pendant que je faisais ma cueillette, accroupi, il est venu par derrière, et je l’ai vu.

— Comment l’as-tu vu s’il est venu par derrière ?

— J’ai vu son reflet dans l’eau, reprend le jeune bio, doucement, les yeux perdus dans le souvenir. Je me suis retourné et je l’ai vu. Il était humanoïde. Presque comme nous. Même taille. Plus costaud ou plus osseux peut-être. Plus poilu. L’air sympathique. Je l’ai salué. Et on a parlé.

— Vous avez parlé ? s’enquiert, interloquée, Ipocagne. En quelle langue ? raille-t-elle.

— Enfin, moi j’ai parlé terrien. Lui, il n’a pas beaucoup causé. A la fin, probablement.

— Probablement ?

— Il a fait des bruits absolument épouvantables, des sons monstrueux. Pas longtemps. Puis il m’a fait un signe d’adieu et il est parti.

— C’est tout ?

— Oui. Enfin non, bien sûr que non ! Nous sommes restés un long moment ensemble. Ça se passait bien. On ne peut pas résumer les choses en deux temps trois mouvements. Moi, je trouve que c’est une découverte fantastique ! Le premier soir, nous rencontrons, ou plutôt je rencontre un indigène sympa. On bavarde. Nous savons qu’ils sont très proches de nous...

— Je t’arrête un instant, interrompt Léonard, le vieux matheux. Je pense que le moment de tirer les conclusions scientifiques et philosophiques de ta découverte, n’est pas encore venu. Avant, j’aimerais être sûr d’avoir toutes les informations. Par exemple, je serai curieux de savoir ce que tu lui as dit, s’il a eu l’air de comprendre, s’il présente des signes particuliers, s’il s’est passé autre chose.

— Écoute, je ne me souviens pas exactement de tout ce que je lui ai raconté. Mais en gros, je lui ai d’abord dit que j’étais enchanté de le voir, je l’ai salué au nom de la Terre, puis je lui ai expliqué qui j’étais, la Mission, le Grand Chamboulement, le vaisseau...

— Vous avez toujours été loquace, siffle Line-Dha. Mais Tryx continue, ignorant le sarcasme. Ses yeux interrogent grand ouverts ceux de Léonard:

— Quand à savoir s’il m’a compris, à vrai dire, je n’en sais rien. Il m’a écouté. Il souriait. Il avait des yeux brillants. On était là, assis sur la même pierre, enveloppés de brume. Il avait l’air de suivre ma conversation... C’était koul... J’ai voulu représenter la Terre, être aimable,expliquer notre projet, c’est logique, non ?

— Attends. Revenons aux faits. Tu n’oublies rien ? Tryx se gratte la tête, puis soudain: — Si. Il a roté ! C’était terrible ! Du tonnerre ! Et puis, il avait, épinglés à sa ceinture, des batraciens jaunes.

Sur ce, le jeune bio se tait et la salle reste muette, le regard perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que la voix moqueuse de Line-Dha vienne couper court à ses délibérations.

— Il semble que votre jeune disciple, Professeur Thuan, n’ait pas de jugeote. Il révèle d’un trait notre emplacement et nos projets à un étranger, dont il ne tire rien d’autre qu’une description approximative. Nous sommes à découvert. Et ce, par manquement aux règles, une indiscipline qui ne surprend personne quand on connaît le maître.

— Je rêve, je rêve, s’écrie une voix désolée qui projette son indignation du haut des gradins. Vous êtes devenus fous, surtout vous Line-Dha, vous êtes abominable !

La jeune fille se rassied, les larmes aux yeux. C’est la petite Claire, 14 ans. Ses accès de larmes l’empêchent souvent de terminer ses argumentations. Mais, Imanof, dit Le Farouche, prend le relais du haut de ses 17 ans, dont 10 en taule, dit-il souvent . Il lance, sombre et sûr de lui: — Elle a raison. Vous êtes odieuse, madame.

Il lui adresse un sourire âpre. Elle semble outrée, mais ses joues s’empourprent de honte. Il continue, accusateur.

— Vous êtes mal polie, vous êtes raciste, madame, et surtout, vous êtes morte de trouille. De quel droit qualifiez-vous d’étranger cet indigène ? Nous sommes les étrangers. Et que signifie ce langage: nous sommes à découvert ? Je vous rappelle que depuis que nous orbitons autour de la planète, il y a de cela une semaine, nous envoyons des messages radio. Nous annonçons notre arrivée, madame. Vous crevez de peur, Line-Dha, et vous aussi, jette-t-il, à la ronde. Nous allons enfin sortir de cette prison ambulante et nous nous barricadons parce que vous avez peur. Moi, je sais que si je ne sors pas d’ici, je vais devenir fou !

— Tu es perspicace, Imanof, interrompt doucement Adèle, la doyenne psi, c’est bien la peur qui s’est emparée de notre logiste-sociale. Nous avons tant attendu ce moment... c’est un aboutissement, un renouveau, une rupture... Il est fréquent, dans ces périodes de crise, de voir surgir les fantômes psychiques, les défenses et les pulsions primitives. Nous devons contrôler nos émotions, mes enfants, et nous soutenir. Ensemble, nous sommes préparés à connaître ce monde... Du côté scientifique, ça avance ?

— Ça avance, ma chère Adèle, ça avance, répond Thuan, ravi. Les prélèvements nous ont permis de confirmer nos hypothèses, déjà bien étayées, sur la viabilité de cette planète. Par un heureux hasard, et son sourire rayonnant s’élargit plus encore, nous sommes compatibles ! En tout cas, pour l’instant, glousse-t-il dans sa barbiche. Quand à la découverte de mon indiscipliné disciple, j’en suis fort aise. Elle confirme une fois de plus la devise des bios, lance-t-il comme un collégien. On ne peut pas réprimer l’envie de connaître, de comprendre le monde. C’est d’ailleurs bénéfique à l’évolution de l’espèce. Donc ! Nous cherchions la vie, nous la trouvons sous une forme évoluée. Plus tôt que prévu, c’est là, la seule différence.

— Il me semble que c’est une excellente nouvelle ! s’exclame Maître Kheu. Non seulement, je vais pouvoir tirer parti dès aujourd’hui de la matière première de cette planète, mais encore je vais avoir le privilège de connaître bientôt une nouvelle cuisine ! J’ai hâte d’échanger des recettes.

— Vous avez parfaitement raison de vous réjouir, Maître Kheu, proclame allègrement Nokt de sa voix trouble. Nous devrions tous nous réjouir. Échangeons donc nos recettes. Et le petit jeunet, Imanof, n’a pas tout à fait tort. Nous ne sommes pas venus de si loin pour nous barricader. Sortons vite au grand air ! Rien n’a vraiment changé.

— Si, réplique sèchement Line-Dha. Nous supposions que cette planète était habitable, peut— être habitée. Nous pensons depuis quelques jours qu’il y a des signes de vie ici et là, mais nous avions choisi un emplacement tout à fait sûr. Avez-vous oublié qu’il nous faut absolument respecter un temps d’isolement et d’acclimatation ? Et par la faute d’un petit jacasseur égoïste incapable de respecter une consigne, nous sommes à découvert. J’insiste.

Le professeur Thuan lui répond doucement.

— Ma chère Line— Dha, nous ne pouvons pas tout contrôler. Ce serait rassurant, mais mortel. Partout où il y a vie, il y a organisation, structure, mais aussi et ô combien, désordre, mutation. Mon élève, bavard je vous l’accorde, n’a été qu’une étincelle d’entropie. Si cet endroit est habité, et si le brouillard se lève, nous serons de toutes façons rapidement localisés. Je vous rappelle que notre vaisseau n’est pas discret. Nous passons difficilement inaperçus.

Il fait une pause pour caresser sa barbiche. Pensif, il continue.

— Pour le temps d’acclimatation, vous avez raison. C’est écrit dans le manuel en tout cas !

Il part d’un éclat de rire amusé que vient casser abruptement le ton glacial de Zor, le juriste. -Je ne comprends pas que l’on puisse prendre à la légère la désobéissance aux normes. C’est un acte grave. Faut-il répéter à nouveau que nous nous sommes donnés ces règles nous mêmes ? Elles n’ont pas été imposées de l’extérieur, non, elles ont vu le jour ici, dans cette assemblée. Nous sommes liés par un contrat qui exige de nous une discipline absolue. Il y va de notre survie.

— Je forme des bio, pas des militaires, grommelle Thuan.

— Ne recommencez pas à faire le procès de Tryx, s’indigne Imanof. Sa découverte est bien plus importante que son escapade. Et d’ailleurs, nos fameuses règles, nous verrons ce qu’elles tiennent ici-bas ! Choisies et non pas subies, dites-vous ? Comme si la «majorité» n’était pas un diktat en soi ? Vous n’avez pas le droit de nous imposer votre contrat à perpétuité. A propos, de quel droit, monsieur le juriste, nous avez-vous embarqués sur ce tas de ferraille ? De quel droit, avez-vous pris des décisions en notre nom ? De quel droit sommes-nous en taule depuis dix ans ?

L’adolescent se tait, suffoqué par sa tirade, conscient d’avoir blessé une partie de l’auditoire, obstiné dans sa rage silencieuse.

Zor, s’apprête à répondre, l’air pincé, mais un murmure poignant se fait entendre. C’est la voix du capitaine, triste et voilée, qui tombe par grappes espacées du haut du poulailler.

— Ne sois pas injuste, mon petit farouche... Je sais que tu n’as jamais aimé mon bateau... Tu t’y sens enfermé... Tu es un enfant de la terre... J’avais un fils, avant, il était comme toi, cloué au sol, il ne supportait pas le voyage... Tu vas pouvoir sortir maintenant, marcher et courir dans tous les sens, des heures durant. Tu en as besoin... Heureusement, la plupart des petits n’ont pas vécu mon vaisseau comme une prison... Je m’en voudrais d’en être le capitaine...

Il marque une pause et laisse échapper un soupir bref et discret. Puis il reprend, d’une voix triste et voilée, qui coule en cascade, depuis les hauteurs.

— Nous vous avons embarqués sur ce tas de ferraille parce que notre planète était chamboulée... elle se désagrégeait.... ses plaies suppuraient de partout... les rayonnements radioactifs jaillissaient ça et là... les plaques tectoniques glissaient, disloquaient... la terre tremblait d’une fièvre erratique, imprévisible, jusqu’au tréfonds de l’océan...

Il se tait. Dans ses yeux assombris, le passé prend forme, les images se dessinent avec une précision cruelle. Les regards des «adultes» sont tournés vers l’intérieur. Les mots abstraits du capitaine tentent, délicatement, de ne pas blesser. Il veut s’en tenir au général et se garde bien d’effleurer le particulier. Cependant, chacun revit, en l’écoutant, sa blessure personnelle, cette brûlure, intime, indélébile qui renferme la douleur du deuil, des amours et des vies tronquées. Dans les yeux des adultes, d’insupportables scènes défilent. Les «petits» se taisent. Ils écoutent le récit, maintes fois entendu, toujours un peu différent suivant l’orateur. Pour la plupart d’entre eux, ce ne sont que des mots. Les images ont été détruites, sciemment ou inconsciemment, comme s’ils avaient conclu un pacte avec le passé qui conduisait inexorablement à l’oubli pur et simple. Une amnésie compatissante, épaulée par l’insouciance et la gaîté de l’enfance, qui a chassé le visuel, les a délivrés des fardeaux d’horreur dont les adultes sentent encore, et toujours, le terrible poids. Le capitaine cherche péniblement des paroles douces pour contrer la violence.

— L’avenir de la planète semblait... compromis... Nous déambulions, petits et grands, sur cette fébrile croûte terrestre. Nous avions tous perdu quelqu’un... Nous errions parmi les décombres. Nous devions réagir, mes enfants, chercher le salut quelque part. Et nous l’avons cherché partout, aux 27 coins de l’Univers. Nous vous avons embarqué sur ce tas de ferraille pour préserver la vie, la vie humaine, présente et future. Nul ne sait ce qu’il adviendra de la Terre et de l’Univers. Nous avons essaimé dans toutes les directions, pour multiplier nos chances de survie.

Le capitaine cache un instant son visage entre ses mains, puis il lâche ces derniers mots, qui tombent comme des larmes.

— Je vous ai transporté dans ce vaisseau comme une mère porte un enfant. Avec amour, avec une confiance tenace dans un avenir meilleur. Sinon, comment pourrait-on se hasarder à prendre une telle décision ? De quel droit, mon petit Farouche, amène-t-on quelqu’un à la vie, alors qu’on ne peut prévoir l’avenir ?

La salle s’est drapée de silence. Les paroles, en suspens, accablent de questions, et suintent les doutes goutte à goutte.

Maouxa, 26 ans, enceinte, frissonne.

Puis, la voix basse de Léonard se fraye un chemin à travers les couches épaisses de silence.

— Adèle a raison, nous vivons des heures délicates. Nous sommes hypersensibles, hantés par nos fantômes psychiques. S’il m’est permis de résumer la situation de façon objective, je dirais que nous avons confirmé un élément d’information: cet endroit est habité par une race humanoïde. Au moins un individu se trouve dans les parages. Je vous rappelle que nos hypothèses allaient dans le sens d’une planète habitable, pourvue d’une bonne petite atmosphère, qui laissait présager bien des choses. Nous avons sérieusement considéré la possibilité d’y trouver des êtres vivants, nous en avons beaucoup parlé et ce n’est pas la première fois que nous rencontrons d’autres peuples du cosmos. Nous y sommes préparés. Néanmoins, ce qui constitue une véritable première, c’est de les affronter sans armes de destruction. Nous étrennons nos nouveaux principes philosophiques et ça nous flanque la pétoche. Pourtant, nous possédons encore tout un attirail défensif. Cette première rencontre avec un indigène, si c’en est bien un, semble prouver que nous ne courons pas de danger immédiat.

Se tournant vers Tryx, il ajoute:

— Si ma mémoire est bonne, tu as dit que «ça se passait bien», que «c’était kool», qu’il t’a salué en partant. Ce sont des signes encourageants.

Puis, s’adressant à la galerie supérieure pour y croiser le regard du capitaine, il déclare avec humour:

— Malgré ton dévouement de mère poule, Hiéro, mon ami, il va falloir ouvrir ta panse. Et vite. Les gens s’impatientent.

Hiéro Le Boss, part d’un éclat de rire bruyant qui détend quelque peu l’atmosphère.

Ipocagne en profite pour avancer une remarque:

— Le comportement de l’indigène laisse à penser qu’il n’en est pas à sa première rencontre avec d’autres races. A moins que les ixiens ne soient particulièrement nonchalants et indifférents. Il n’a pas eu peur, il a interagi sans méfiance. J’emploie ce terme un peu froid, parce que je doute fort qu’il se soit entretenu avec notre jeune bio, qu’ils aient dialogué. A ce propos, Tryx, tu devrais sérieusement revoir ta conception de certains mots, «parler», «bavarder», «causer» par exemple, qui supposent inévitablement un interlocuteur, un échange de points de vue. Mon impression de linguiste, toute personnelle, est qu’il n’a pas compris un traître mot de ce que tu lui as raconté. C’est malheureux qu’il soit tombé sur toi, le seul raté linguistique du Vaisseau. N’importe qui aurait essayé d’employer une autre langue.

Tryx rougit tout en bégayant:

— Raté, raté, vous y allez un peu fort ! Je suis simplement nul en langues.

— Il n’y a pas de nuls en langue, affirme Ipocagne d’un ton sans réplique. Et de conclure: toi, tu es un raté. Puis, se tournant vers les autres: Il est possible que nous ne puissions pas communiquer avec ces individus. Nous trouverons d’autres ressources.

— Oh, ne vous en faites pas, on se débrouillera bien, s’écrie en cœur un groupe d’adolescents.

Zor, le juriste lance un nouvel assaut, d’un ton conciliant cette fois-ci, mais sans se départir de ces petites inflexions prétentieuses qui lui ont valu, en cachette, le surnom de Zor le Raseur.

— Je voudrais revenir aux lois, aux règles qu’il faut observer. Au cours de ce voyage, nous sommes devenus une véritable société. Notre communauté a pu survivre, pendant ces longues années, parce que nous avons su respecter un code de conduite, le nôtre. En tant que conseiller juridique, j’en suis fier. Nous vivons en démocratie. Soyez-en fiers, vous aussi. Il est évident que désormais notre situation va changer radicalement. Nous ne sommes plus seuls à occuper l’espace social. Je me réjouis moi aussi, de tout ce qui m’attend, de ce que je peux apprendre et construire ici-bas. Il faudra, bien entendu, transformer notre code, le faire évoluer. Mais il est indispensable, je répète, indispensable pour notre survie de respecter les lois.

— Alors qu’est-ce qu’on va faire ? souffle une toute petite voix.