Peau-Lisse

La route qui y mène plonge le voyageur, au détour d’un chemin, dans un paysage lunaire. L’écorce noire du sol s’étend à perte de vue, ondulante, poreuse. L’ancien magma a fait couler jadis ses vagues rougeoyantes. Elles déferlent encore, immobiles. L’ancienne écume s’est figée dans des formes fantasques. La peau sombre et rugueuse de la terre se hérisse de rochers clairsemés. Le ciel se dilate en fines vapeurs blanches.

Paysage désolé où nulle herbe ne pousse. Seul fleurit le roc, imprégné de solitude. Cela vous contraint au silence. La vaste étendue de lave invite à la réflexion. Le voyageur averti fera bien de se déchausser et de fouler de ses pieds nus les coulées d’obsidienne et de basalte. Il s’en dégage une étrange force magnétique qui vous pénètre et vous insuffle de pensée. Si l’on n’y prend pas garde, elle vous pétrifie. Désert de pierre. La route est longue.

Les rochers qui se dressent ça et là, s’enhardissent, se multiplient et s’élancent toujours plus haut. Quand on aperçoit finalement l’immense montagne, jaillie de terre pour s’envoler vers le ciel, le transpercer et se perdre dans les nuages, on a l’impression que ces pics annonciateurs n’étaient que des sentinelles chargées de veiller sur le majestueux volcan. Le voyageur s’arrête, frappé de grandeur.

La route est encore longue jusqu’au socle. Immense. Massif. Un sentier escarpé, à flanc de montagne, s’insinue vers les hauteurs. Une montée lente, soucieuse d’économie d’énergie. Le voyageur en devient pèlerin. Ses pas se laissent guider désormais par le respect qu’impose la magnificence des lieux. Montée circulaire, où l’on règle sa marche sur une respiration intérieure, dont le cycle, paisible, épouse les rondeurs de la spirale que l’on trace, maintes fois, nuit et jour, autour du volcan. Il faut être animé d’une certaine dévotion pour entreprendre l’ascension du sommet. Il se laisse désirer. Il veut être mérité. Les yeux du voyageur, au fil de ce flanc escarpé, s’emplissent d’espaces, s’embrasent d’horizons. Jusqu’à ce qu’il s’engouffre dans les nuages où sa marche se fait plus pénible, ses cinq sens lui jouent des tours fantasmagoriques et sa progression vers la cime prend des allures d’épreuve initiatique. Il arrive ainsi, trempé par l’expérience, humble et aguerri, au terme de la longue route qui sillonne la colossale cheminée tellurique. Il atteint le cratère gigantesque et son vaste lac. La bouche du volcan, couronnée de crêtes dentelées. Peau-Lisse. Majestueuse. Nue.

Rien ne laisse deviner, au premier abord, la présence des hommes. Les habitants ont su rendre à cette nature grandiose l’hommage qu’elle mérite, ils ne l’ont pas souillée. Ils sont restés ce qu’ils étaient incontestablement face à elle, petits, effacés. Ils se sont glissés dans le tableau en catimini, aménageant des habitations dans les creux et les anfractuosités des crêtes. Troglodytes épris de savoir, ils peuplent discrètement les cavernes de la ligne de faîte.

Yrgrave et Benali débouchent à l’instant sur le cratère, perchés sur leurs hipparions fatigués. Ils s’abîment dans la contemplation du lac. Ses eaux plates. Elles sont d’un plomb livide ce soir. C’est la saison où la planète est coiffée de nuages. Mais, les deux voyageurs ont vu ce même lac briller de tous les feux du firmament. Sa surface immobile réfléchit fidèlement la nuit. Le spectacle des étoiles au ciel et de leur reflet exact dans ce miroir a valu à l’endroit le nom de Peau-Lisse. Le lac à la peau si lisse que les étoiles viennent s’y mirer.

Le cratère attrape-étoiles a attiré les chercheurs de corps célestes. Ils y ont construit, au fil du temps, un télescope. Peau-Lisse, comme un aimant, a drainé les chercheurs d’absolu. Appâtés par le silence des hauteurs et l’immuable beauté du cratère liquide. Mûs par une étrange force, les esprits assoiffés de connaissance se retrouvaient là pour étancher leur soif, abreuver leur pensée dans le lac miroitant. Certains venaient, repartaient. D’autres restaient et vivaient, juchés sur les cimes, depuis des années, cerclés d’étoiles. Les Sages, disait le peuple. Les Nuls, répondaient-ils en souriant, douloureusement conscients de l’étendue de leur ignorance. Ils étaient incontestablement farfelus. C’était peut-être l’ivresse des hauteurs qui les faisait sourire hébétés, l’air vif qui les grisait et donnait à leurs yeux des reflets enjoués, la fameuse folie douce des étoiles qui les poussait à faire des farces de gamins ? Tous différents, tous bizarres. Des loufoques. Qui ouvraient leur porte à tous ceux désireux de s’instruire, sans contraintes, au gré de leurs recherches. Ils cherchaient des réponses au sommet du monde, et toute personne qui gravissait la montagne, partageait avec eux le pain du savoir et le vin des lacunes. Les gens venaient goûter au plaisir de la découverte, à la joie de l’étude. Ils restaient quelques semaines ou des années, d’autres venaient, en habitués, savourer de temps en temps leur petit verre de science. On y entrait et en sortait librement, sans diplômes ni grades, l’esprit plus riche, le cœur plus léger.

La science, sur cette planète, était allée se nicher sur les plus hauts pics, elle s’était réfugiée par-delà les nuages. Elle était là, généreuse, mais superbement indifférente aux tracas quotidiens des gens d’en bas. Ils étaient quelques centaines à peupler la bouche du volcan, hommes et femmes, toutes disciplines confondues. Et, depuis l’installation du télescope, un petit groupe de polisseurs perchait aussi là-haut. Il fallait une minutie, une patience et une dextérité exceptionnelles pour polir la gigantesque lunette astronomique. Les Sages, forcément, se déclaraient nuls, mais les artisans du désert, par contre, y excellaient. Ils étaient venus, de leurs lointaines contrées méridionales, avec le grand disque. Depuis, ils le frottaient tendrement, à l’aube, à la lueur douce qui blanchit l’horizon. L’aurore les surprenait, tous les matins, emmitouflés dans leurs nombreuses pelures, transis de froid, ronds comme des oignons, coccinelles affairées sur le verre luisant.

Peau-Lisse, c’était tout à la fois. La cime, les étoiles, le lac, les Sages-Nuls, les Polisseurs, les lumières indécises à l’intérieur des grottes, le silence et le ciel à portée de la main... Et, pour le tavernier, le repos, le répit intérieur, une trêve au combat routinier de la subsistance. A la vue de ce lac de plomb, son esprit s’apaisait et volait, libre d’attaches, pour se perdre, oisif, chancelant et avide, dans les vers de ses poètes préférés. Il murmurait, comme une oraison funèbre:

«Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits...»

— Secoue-toi, mon vieux ! Allons-y ! lui lance son ami.

Ils s’acheminent, lentement, vers les lumières tamisées qu’ils devinent au cœur de la pierre. La nuit tombe, silencieuse. La nuit noire d’Ixe.

— Où faut-il s’adresser, à ton avis, Yrgrave ?

— On va chez Basile, bien sûr.

— Ce n’est peut-être pas le plus indiqué.

— Ne dis pas de kloutcheries, fiston.