∑¢¥ fixe le mot FIN, le regard perdu. Puis il ferme le livre. Il contemple à nouveau le titre sur la couverture «Planète Ixe, Début de l’Eau-Tonne, An 15 après le Grand Chamboulement». Il examine le tracé, la calligraphie propre et soignée. Il effleure de ses mains les feuillets en fibre végétale. Il s’y attarde, en éprouve la texture. Il sourit et lève la tête. -Très intéressant ton rapport. Je pense que le déluge a brouillé toute transmission et t’a obligé à revenir. Mais je suis surpris, il s’agit d’un support inhabituel.

Ωµ∂◊ se trémousse sur son siège. Il va se lancer dans une explication, mais ∑¢¥ l’arrête tout de suite.

— Tu sais bien que ce n’est pas la peine. Je vois clair dans ton esprit. Tu t’es identifié à ces gens-là, tu t’es fondu dans leurs pensées, ils t’ont passé leurs petites manies. Ce n’est pas grave. Le phénomène d’assimilation est courant, mais là, je dois dire, je suis surpris.

— «Je dois dire». C’est amusant, cette expression, de ta part. Moi aussi j’ai envie de dire, d’émettre des sons, même si nous communiquons par la pensée. Les idées, quand on les formule à voix haute, prennent parfois des détours inattendus. C’est une question de nuances. Ce n’est pas parce qu’on est télépathe qu’il faut s’abstenir de parler.

— Les paroles masquent souvent la vérité.

— Les paroles me sont devenues nécessaires au cours de cette mission. Et j’ai été étonné de ce que les hommes peuvent en faire. Les mots cachent, mais ils révèlent aussi. J’aime leurs sons, leurs rythmes. Cette Mouch, par exemple, elle peut toucher, caresser avec ses paroles. C’est étrange. A force de transmission extrasensorielle, j’en avais oublié la douceur des mots.

— Et ce papier ?

— J’ai utilisé le convertisseur d’énergie, avoue Ωµ∂◊ un peu gêné. Ça t’ennuie ?

— Non, pas du tout, mais je croyais que tu avais besoin de toute l’énergie pour maintenir ton écran d’invisibilité.

— Je l’ai un peu bricolé.

∑¢¥ sourit à nouveau. Et ces intitulés ? Quelle curieuse idée !

— Il paraît que les anciens livres terriens, du moins ceux destinés aux enfants, étaient toujours divisés en chapitres, chacun avec son titre. A moi, ça m’aidait à faire le point. Je t’aurais livré toutes ces informations, en détail, dans une séance d’échange, mais j’ai préféré le faire comme ça. Pour te mettre dans l’ambiance.

— C’est très bien, Ωµ∂◊. Je ne te fais aucun reproche, tu le sais parfaitement. Et physiquement, comment te sens-tu ? Très fatigué ?

— Crevé. Tu avais raison, il faut une concentration du tonnerre. Je suis fourbu. Mais je me sens aussi reposé. Ça fait du bien de cerner un minuscule petit bout d’univers et d’oublier un instant que nous tournons à 30 kilomètres par seconde autour d’un soleil qui tourne dix fois plus vite autour du centre de la galaxie qui elle dégringole encore plus vite vers l’amas le plus proche et ainsi de suite. Ce petit coin de l’univers, le vingt-septième comme ils disent, m’a laissé le temps de souffler un peu. J’étais même content qu’il n’y ait pas d’étoiles.

∑¢¥ soupire. Il connaît. Ce besoin de répit. Ces yeux qui leur permettaient de scruter l’espace-temps, c’était épuisant ! Ils en rêvaient depuis toujours, mais quand la mutation se produisit finalement, la profondeur cosmique se révéla un privilège lourd de conséquences.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? s’enquiert Ωµ∂◊.

— Rien. On ne va rien faire. On ne fait qu’un recensement, tu le sais bien.

— Nous n’allons pas les contacter ?

— C’est délicat ces contacts entre civilisations différentes. Tu as pu le constater dans le cas présent. Le parcours est semé d’embûches, malgré les bonnes volontés. D’ailleurs cette bienveillance, cet altruisme dont ils font preuve de part et d’autre, risquent de ne pas durer. En général, les rencontres entre peuples différents, ça se passe mal. Il y en a toujours un qui essaye de s’imposer. Et puis, les contacter, pour quoi faire ? Pour leur dire que nous avons vu de nos yeux profonds le Grand Attracteur, que nous savons maintenant que la densité de la matière est supérieure à la densité critique, que notre univers est finalement fermé, sa courbe positive et qu’il va gentiment commencer à s’effondrer ? Leur expliquer que leur Grand Chamboulement et leur Cas Ta Clysme ne sont que les premiers frissons de cette future contraction ? Ça servirait à quoi ? De toutes façons, ça va prendre des siècles.

Il semble très las. Mais ses lèvres esquissent un sourire malicieux. Il poursuit: -Laissons-les croire qu’ils ont déglingué tout seuls l’univers. Ça les rendra meilleurs. Ce qu’ils peuvent être vaniteux, ces terriens ! Ils ont détraqué leur propre planète, c’est entendu, ils se sont empoisonnés tout seuls, mais de là à se considérer capables de chambouler l’Univers ! Et pourtant, j’affectionne ces créatures, leur courage, si l’on tient compte de leur technologie spatiale si primitive.... et les ixiens, un peuple remarquable, exceptionnel...

— Et c’est moi qui m’identifie trop aux sujets d’étude ! le taquine Ωµ∂◊. Tu as beau être mon maître à penser, je vois clair dans ton esprit. Cet univers fermé t’a fichu un sacré cafard, même si tu ne seras plus là pour le voir s’embraser. Et ton fameux inventaire du vivant, c’est tout ce qu’il y a de plus sentimental.

∑¢¥ frôle à nouveau de ses doigts les feuilles manuscrites et les fait bruisser doucement. Puis, il ouvre le livre en son milieu, y plonge son nez minuscule et hume longuement son arôme. Il ferme les yeux et savoure cette sensation.

— Tu as eu une très bonne idée. Je n’avais jamais senti un livre. C’est délicieux !

— Fantastique, confirme Ωµ∂◊.

Ils sont là, immobiles, penchés sur le livre, fascinés comme des enfants devant leur première bicyclette. L’apprenti chuchote: On est vraiment vieux jeu ! Ils sont alors secoués d’un rire léger, comme des joncs que plierait la brise au passage. Les télépathes ne ressemblent que de loin aux hommes qui sont restés sur Ixe. Un vague air de famille, une branche très éloignée. Cependant, le rire est identique. C’est ce même rire, tenace, qui traverse les siècles en compagnie des hommes, toutes espèces confondues. C’est un baume de fraîcheur pour ces êtres aux yeux profonds.