Le message

Les Nuls sont réunis autour de l’invraisemblable machine. «L’émetteur-récepteur», annoncent cérémonieusement les bricoleurs de l’engin. «Le sonorisateur» maintenant. Le bouton est poussé. Silence. Grésillements. Comme une pluie sèche qui crépite. Puis, la voix anonyme troue l’espace et se répand, par vagues successives, couvrant à chaque assaut les parasites, étouffée par les perturbations lors du reflux. Ça donne un discours sinusoïdal. Ça donne le tournis. Et juste quelques mots, «hommes», «femmes» «nus de planète», c’est dingue, ça ne va pas du tout, mon vieux !

— Ça s’arrange un peu par la suite, tu verras, dit le bricoleur en chef d’un ton encourageant.

La voix semble chercher son équilibre sur les ondes capricieuses. Elle se pose enfin, froide et métallique, et délivre d’un trait son message.

«Nous voyageons dans le cosmos depuis dix ans terrestres. Quinze ans se sont passés depuis le Grand Chamboulement. Notre planète Terre a subi toutes sortes de catastrophes: séismes, inondations, raz de marée, pluies acides, radiations. Nous avons perdu une grande partie de la population. Nous savons que d’autres planètes ont été touchées. Nous essayons de rétablir les contacts avec les galaxies connues. Nous sommes aussi partis à la recherche de nouveaux mondes. Nous sommes arrivés ici après ce long voyage spatial. Nous orbitons autour de la planète Ixe. Si vous êtes à l’écoute et si vous pouvez nous comprendre, sachez que nous venons en paix. Nous allons bientôt atterrir et nous essayerons de vous contacter dès que nous pourrons. Nous venons rester quelque temps. Dans l’espoir d’une entente possible entre nos peuples. Nous voulons la paix.»

Benali traduit au fur et à mesure. La voix s’est tue. Puis elle reprend, méconnaissable. Benali écoute attentivement, puis déclare. C’est la même chose en andromien. Le sonorisateur continue de déverser les sons venus d’ailleurs. Il passe au kataf, maintenant, signale l’expert, le moins nul des nuls, en l’occurrence. Puis, nouveaux grésillements. Puis, plus rien.

— Tu pourrais répéter ?

Le bricoleur retrouve le message en terrien. Benali traduit, posément, sous les yeux émerveillés de ses amis. Puis, l’inévitable silence se cale un moment et prend ses aises, dans l’épaisseur des questions non formulées. Silence rompu, d’ailleurs, par la voix tremblante d’Ariane, qui conclut rapidement.

— Bon, c’est bien gentil vos petits messages, mais moi, je dois retourner à mon araignée. Et il faudra avertir Séraphin. Il a quand même envie de savoir.

Sur ce, elle tourne les talons et enfile le chemin de la sortie.

Benali regarde la petite vieille, stupéfait, tandis que les autres dépêchent tranquillement un messager auprès de Séraphin. Puis, subitement, ils l’entourent et jubilent. «Quelle aubaine ! Quelles prodigieuses perspectives en attente ! Ô allégresse, ô joie, ô liesse !» Les nuls dansent la sarabande autour de lui. Benali se demande si l’air du coin n’est pas carrément malsain.

Ils dansèrent longtemps.

La nouvelle avait été estimée excellente, à en juger par les manifestations de gaîté exubérante qui ne tarissait pas. Les savants débordaient d’enthousiasme à l’idée de confronter leurs théories avec celles des terriens. Ils s’imaginaient qu’ils viendraient indiscutablement à plusieurs, un nombre suffisant probablement pour que chacun d’eux y trouve chaussure à son pied. Ils se voyaient déjà, devisant et partageant hypothèses et conclusions, heureux comme des enfants qui préparent une fête. Benali n’en revenait pas. Aucune trace d’appréhension, pas l’ombre d’un soupçon chez les Sages, alors que la visite prochaine des terriens avait jeté un trouble considérable dans les esprits des deux compères. Comment cela était-il possible ?

Il y avait bien Zigmar, qui tournait et retournait dans sa tête un détail du discours qui l’avait laissé perplexe. Comment les terriens connaissaient-ils le nom de leur planète, alors qu’ils n’y avaient jamais mis les pieds et qu’aucun ixien n’était jamais sorti ? Il avait entendu distinctement «la planète Ixe». Comment cela était-il possible ? Mais cette question ne ternissait pas sa joie.

Ils semblaient tous ravis. Peut-être se sentaient-ils moins seuls, maintenant ? Les conjectures qu’ils avaient formulé à la lumière des constellations devenaient certitudes, dès lors que des informations venues d’ailleurs confirmaient effectivement que d’autres planètes avaient été ravagées par un cataclysme. Benali leur avait bien raconté son histoire d’univers secoué comme un paillasson, mais vu la gueule de bois qu’il s’était payée ce jour-là, la chose n’avait jamais été considérée comme une vérité scientifique... Ou bien, las de philosopher entre eux, avaient-ils hâte de raisonner avec autrui ? Toujours est-il, qu’ils savouraient déjà le plaisir que cette future rencontre allait procurer à leur intellect, et l’idée d’un éventuel danger ne les effleurait même pas. Les gens de Peau-Lisse ne craignaient que la piqûre du scorpion plutonique, la cécité stellaire et le syndrome d’émoussement mental. La vaste gamme des autres périls ne les intéressait absolument pas.

Benali cherchait Yrgrave. Il le trouva dans un coin de la pièce. Il ruminait quelque chose et marmonna dans son oreille, qu’est-ce que ça veut dire en terrien «nous allons rester quelque temps» ? Benali lui répondit par un haussement d’épaules, mais se trouva moins seul parmi cette foule d’exaltés. Puis, il sourit:

— Nous sommes une paire de grincheux, toi et moi. Regarde-les. Ils sont heureux... ou ils s’en fichent, comme les deux autres. Qui sont-ils ces deux-là ? Des nouveaux ?

— Qui ça ?

— La petite vieille et l’autre, celui qui voulait des renseignements.

— Séraphin. Il devient vieux. Il vit dans sa chambre depuis des années.

— Il est infirme ?

— Il prétend que ses genoux craquent avec un bruit extrêmement désagréable lorsqu’il se déplace. Il a l’oreille musicale et ça le gêne.

— Qu’est-ce qu’il fait dans sa piaule, depuis des années ?

— Il étudie le ciel dans l’embrasure de sa fenêtre.

— Il ne regarde que ce bout ?

— Parfois, il vérifie ses calculs en observant les étoiles du lac. Benali fronce les sourcils en point d’interrogation.

— Il observe le lac lors des Grandes Nuits Scintillantes. Son champ de vision est alors plus vaste, puisqu’il l’étend à tout le cratère. Mais l’image est en miroir, évidemment.

— Il est maso ?

— Mais non. Il assure que c’est un bon exercice mental, que ses vieilles neurones ont besoin d’être aiguillonnées, sinon elles rouillent. Benali soupire et déclare, désolé: — Ils sont tous dingues, c’est certain. Yrgrave, réplique, amusé: — Tu exagères, ô toi le plus grincheux de tous ! Qu'est-ce que ça peut te faire s’il aime regarder sa fenêtre et la peau lisse du lac ? Chacun a le droit d’avoir sa petite marotte, non ?

— Et la mémé ? Je ne l’avais jamais vue auparavant.

— Mais si ! Elle change. Elle était enceinte quand tu es arrivé à Peau-Lisse la première fois.

— Enceinte ? Mais quel âge a-t-elle ?

— Dis donc, mon vieux, tu es indiscret ! Écoute, Ariane, elle est très vieille et elle a toujours été spéciale. C’est comme ça.

— Et quelle est sa petite marotte ?

— Une araignée au plafond. Benali regarde son ami.

— C’est inquiétant, Yrgrave. Ils sont tous toqués.