Une araignée au plafond

Sitacor avait déjà frappé trois fois. Ils attendaient patiemment que la litanie finisse. Mais elle reprenait pour la troisième fois. «Secoue-toi, ma vieille, on frappe...La pseudosphère est une surface de révolution dont les méridiens sont une tractrice... le plan hyperbolique sur la pseudosphère ne correspond pas à la géométrie intrinsèque de cette surface, mais à l’enroulement infini de cette surface sur elle même... les médianes d’un triangle géodésique sont concourantes... Secoue-toi, ma vieille, on frappe...».

On l’entend remuer. Finalement, elle ouvre la porte. «Ah, c’est toi, dit-elle, de son plus grand sourire. Tu as amené le petit, c’est bien, ça. Bonjour, Yrgrave, t’es venu te rempailler, mon gros, t’as besoin d’air pur, toi. Entrez, tous les trois.

Ariane, petite, ridée comme un fruit mûr, auréolée de boucles blanches. Ariane s’affaire de ses petits pas menus et leur sert, au coin des braises, sa petite liqueur de lézard. Elle marmonne, cependant, quelque chose qui ressemble à la géodésique de surface qui devient la corde du cercle. Elle s’installe parmi eux et se roule un petit cigare. Son visage s’épanouit, sillonné de sourires. «Je parie que c’est mon araignée qui vous amène !»

— Pas seulement, proteste Yrgrave.

— Ne dis pas de kloutcheries, mon gros, j’ai passé l’âge des flatteries. Les compliments, ça m’énerve. D’ailleurs, c’est clair comme l’étoile du matin, proclame-t-elle, tu as envie de la voir, n’est-ce pas, petit ?

Elle plonge ses yeux pétillants dans ceux de Benali. Pour la première fois, depuis son arrivée sur la planète, il se trouve face à un adulte de sa taille. Elle rapetisse, c’est évident. Cette petite vieille l’intimide, mais il va droit au but.

— Je voudrais surtout comprendre pourquoi c’est si important, d’avoir une araignée au plafond.

— Ah, parce que toi, petit terrien, tu sais tisser une ligne polygonale inscrite dans une spirale logarithmique ? murmure-t-elle étonnée.

Benali, confus, lui répond humblement.

— Si vous le prenez sur ce ton, je vous présente mes excuses.

— Ce que tu peux être schnok, mon petit gars ! Je déteste les excuses et encore plus qu’on me voussoie. Non, mais, quand même ! Je suis âgée, soit, mais pas vieille Transe !

Ses rides scintillent, comme des épées au soleil. Elle inspire une longue bouffée de son cigare odorant. Puis, elle sourit, et chuchote de sa voix chevrotante.

— C’est dommage que tu ne vois pas la beauté de la chose... Les araignées ourdissent des toiles merveilleuses. Fileuses émérites, géomètres chevronnées, elles maîtrisent les spirales. Celle d’Archipète, où le rayon vecteur est proportionnel à l’angle polaire. Personnellement, je la trouve un peu fade, enfermée dans ses additions, mais c’est une question de goûts. Or, elles excellent à réaliser la courbe audacieuse, qui vient couper obliquement, sous des angles de valeur constante, tous les rayons vecteurs irradiés par le pôle. La spirale logarithmique, petit, un véritable exploit ! Là, elles multiplient, elle s’élancent à corps perdu dans la géométrie !

Ariane s’enthousiasme, trépigne et va prendre son envol mathématique quand Sitacor l’arrête. «Tu permets, Ariane ?». Il trempe son doigt dans la liqueur de lézard, en fait tomber une goutte sur la table et trace la courbe arithmétique. Puis, cérémonieusement, il trempe à nouveau son doigt pour en extraire la goutte qui devient révolution géométrique. «Les voilà, mes chers, la spirale archipètienne et la spirale logarithmique» Puis, jetant un regard complice et compatissant à sa collègue. «Faut simplifier, ma vieille. Tu sais, parfois, ils sont vraiment nuls».

— Mais j’allais leur expliquer l’auto-similarité, les fractales ! rouspète Ariane.

— Je me demande si...

Yrgrave et Benali les regardent, vaguement complexés. Puis, Benali avance timidement:

— C’est très intéressant. Elles font ces spirales depuis toujours ? toujours les mêmes ?

— Depuis la nuit des temps, petit, depuis la lointaine métamorphose d’Arax-Née ! Ne fais pas la moue, Sitacor. Elles tissent depuis toujours, d’abord la belle, la trame temporaire, qui leur sert à tisser l’autre, la définitive, la fadasse.

— Ariane, s’il te plaît !, réprouve Sitacor.

— Oh, toi, faudrait savoir ! S’il faut simplifier... Ne faites pas attention à lui, mes enfants. Elles font ça depuis toujours, mais chaque toile est différente, chaque araignée unique ! Et la mienne, la petite Virgule, est exceptionnelle !

— Virgule ?

— Oui, j’ai hésité. J’avais aussi pensé à Joséphine ou Crochette, mais j’ai choisi Virgule. Faut bien choisir, sinon on ne s’y retrouve plus.

— Oui, bien sûr.

— Virgule est très douée, dit-elle avec une fierté maternelle. Quand elle a vu qu’elle pouvait se nourrir à peu de frais, vu que je l’héberge et pourvois à ses minuscules besoins alimentaires, elle a eu le bon goût et la délicatesse de s’en tenir exclusivement à la spirale logarithmique. L’autre, l’insipide, c’est pour ourdir son filet de chasse, petit, elle est toute poisseuse de colle, la spirale d’Archipète ! Tandis que la belle ligne éphémère, c’est un bijou mathématique, tu comprends ? Elle ne fait que ça, ma Virgule, de belles spirales logarithmiques, pour la beauté du geste ! Et dernièrement, elle fait des prodiges. Comprenez bien, mes enfants, qu’elle appartient à une famille d’arachnides qui tisse des toiles à deux dimensions, mais, récemment, Virgule plonge dans la troisième avec l’élégance d’une dentellière. Elle s’est mise à tisser des hyperboloïdes de révolution .

Les deux compagnons jettent un oeil désemparé sur leur ami mathématicien. Il grommelle:

— Des espèces d’entonnoirs.

— N’écoutez pas ce grand schnok et venez admirer ma petite Virgule.

Ariane pose délicatement ses petits pieds sur la traverse de l’échelle et gravit prestement les échelons qui la séparent du plafond. Elle regarde tendrement la toile de son araignée tout en fredonnant une ritournelle barbare «et à dème moute a ta raise our go» au grand chagrin de Sitacor qui a horreur de ces rites idiots.

— C’est magnifique, les enfants, magnifique, dit-elle en dégringolant l’échelle quatre à quatre. Mais, ne montez surtout pas. Virgule est très timide. Tenez mon verre grossissant.

Benali règle la lunette et aperçoit soudain, dans ses moindres détails, la toile en question. C’est bien un entonnoir en dentelle qui se balance doucement à l’angle du plafond. Benali a même la chance d’y découvrir la petite araignée qui tisse, à l’infini, laborieusement, le petit trou béant.

— Mais il n’y a pas qu’une spirale, Ariane, c’est presque un bonnet de nuit !

— Depuis qu’elle s’est attaquée à la géométrie hyperbolique, Virgule a repris la procédure de fabrication intégrale.

— Elle va se remettre à chasser ?

— Mais, non, quelle vulgarité ! Ma petite araignée fignole, peaufine, calcule, prend ses repères. Elle manque un peu d’assurance dans l’espace, mais ça viendra. Elle en est déjà à sa septième toile .

— Pourquoi elle fait ça, Ariane ?

— Elle cherche, petit, elle cherche. Comme moi.

— Qu'est-ce que vous cherchez toutes les deux ?

— Elle, à mon avis, elle étudie la courbure de l’espace-temps. Moi, je recherche la clé du Nombre ... de Vie.

— Ah, non, ça ne va pas recommencer ! interrompt Sitacor, énervé. Tu m’avais promis de ne plus parler qu’en termes strictement scientifiques, je t’ai déjà expliqué le trouble que tu jettes dans les esprits novices, à mélanger, comme tu le fais, les contes et les maths.

— Bof, les contes, les comptes... et puis, ces esprits-là, dit-elle en pointant un doigt accusateur sur ses hôtes, c’est pas des novices, c’est des vraiment-nuls ! Ça ne risque rien. Et puis, zut, quand même, je suis ici chez moi et je dis ce-qu’il-me-plaît !

Sa bosse frontale, cramoisie. Signal d’alerte indiscutable. Elle fronce les sourcils, le nez, les oreilles. Toute froissée, elle les défie du regard, prête au combat. Magnifique. Sitacor ne sait plus comment battre en retraite. Adèle déteste les excuses. Dilemme. Silence. Yrgrave vient à la rescousse.

— C’est vrai qu’avec nous, tu n’as pas besoin de t’en faire. Si encore, c’était de la poésie, je discuterais bien pour un mot, mais s’agissant d’un nombre, ça ne va pas nous troubler le moins du monde, tu peux l’appeler comme bon te semble.

— Le nombre de Vie, répète Ariane, obstinée.

L’ambiance est toujours crispée. L’araignée marque une pause.

— Ce nombre, hésite humblement Benali...

— 0,6180339887... C’est un nombre irrationnel qu’elle affectionne. Sur ce, Ariane se déride, et vient, de ses petit pas menus, embrasser son collègue.

— Allez, grand schnok, tu sais que je t’aime bien, rationaliste à la noix de cocrax ! D’ailleurs, je n’ai plus de temps pour ces kloutcheries, je ne devrais pas m’énerver, ça me donne des aigreurs d’estomac.

Elle enchaîne, soudain radieuse:

— O,61803... ou 1,61803... ! Que de nuits passées à calculer fiévreusement la prochaine décimale ! Ma jeunesse à courir après l’infini... A diviser les segments en moyenne et extrême raison... A jouer avec ce nombre, le tourner, le retourner... un jour j’ai laissé les petits irrationnels s’amuser entre eux et ça a donné 1- 0,61803... multiplié par 2 x 3,14159..., ce qui m’a catapultée à l’angle de la construction d’une spirale... Je le voyais partout ce nombre, dans les toiles d’araignées, les coquillages, les écailles des pommes de prynx, les étoiles de mare, je l’identifiais instantanément dans les pousses des feuilles le long de la branche, dans les proportions de mon corps, du tien, petit terrien... il se glissait dans mes gammes mathématiques 0,1,1,2,3,5,8,13,21,34... sans être invité, il se faufilait partout. Au cœur de la spirale logarithmique qui guide le rapace dans son vol d’approche... dans l’oeil du cyclone... dans les longs bras spiralés des galaxies... Comment ne pas le voir ? Dans tout ce qui croît ou coule sur terre, tout ce qui tourne au ciel... Je vois une constante structurer la vie. Je veux percer son secret. Peut-être me conduira-t-elle à la source, à l’explication lumineuse, concise, élégante...

Son visage fripé rayonne de beauté.