Les machines-à-bouffe

C’était un recoin du vaisseau qu’il avait d’abord exécré. Il avait même tenté, lui, si placide d’ordinaire, d’organiser un soulèvement populaire contre cette décision abominable, adoptée comme toujours à la majorité. Il avait réussi à former un petit groupe de séditieux. Mais leur rébellion avait été de courte durée. Force lui avait été de reconnaître qu’il ne pouvait pas tout contrôler, qu’il ne devait pas imposer ses goûts — certes, plus sûrs et plus sages — à tous les autres. Il avait alors opposé une résistance passive au projet des machines-à-bouffe. De stupides robots sans pattes qui vous concoctaient des casse-croûte infâmes et vous crachotaient dans des gobelets mous des liquides nauséabonds aux lointaines réminiscences de café ou de graine de cola. De la tambouille en boîte qui l’irritait au plus haut point. Il avait dû fermer les yeux sur l’inéluctable connivence de certains de ses élèves, qui devaient forcément fournir à ces automates idiots une petite portion des précieux ingrédients de sa cuisine. Il vouait, au début, une haine féroce à ceux qui les utilisaient. Puis, au fil du temps, il leur pardonna ces incartades. Aujourd’hui, il se rendait sur les lieux du crime avec la ferme intention de goûter un de ces breuvages.

Il enfila le long couloir qui y menait. Ils avaient eu la délicatesse de situer le théâtre d’opérations à l’opposé de sa cuisine. Il lui fallut donc un certain temps pour déboucher sur la minuscule cour intérieure qui abritaient les gâte-sauces, les sous-marmitons, les fabricants de pâtée pour hommes, en un mot, les machines-à-bouffe. Il y découvrit trois hommes solitaires. Les mains agrippées aux godets fumants, l’oeil fixant l’eau noirâtre, mâchouillant avec peine, ils étaient là, seuls. Tous les trois étaient d’anciens résistants. Ils avaient jadis manifesté âprement leur désaccord avec l’effroyable projet, ils avaient combattu coude à coude avec les apprentis cuisiniers et maintenant, ils étaient là, tous les trois. Des traîtres. Comme lui.

Son apparition fit sensation. Maître Kheu, ça alors !... Si on m’avait dit un jour !... Je n’en reviens pas, qu’est-ce qui te prend ?

Il leur jette un regard perçant et lance: Et vous donc ! Que faites-vous ici ? Vous n’avez pas honte ?... Leur mine contrite le déride. Il s’assied sur le banc et sourit paternellement.

— Oh, je sais bien que c’est difficile d’être insoumis à vie. Et puis, vous aviez chacun, comme il se doit, des raisons différentes de joindre la rébellion. Je m’en souviens comme si c’était hier. Toi, Lotar, tu trouvais que c’était une dépense inutile. Toi, Thuan, tu invoquais l’échelle évolutive et toi, Nokt tu disais que ça manquait de poésie. Et vous aviez raison, vous avez soutenu et enrichi de vos arguments extraculinaires ma défense de l’idéal gastronomique, et je vous en remercie.

Il fait une pause, regarde d’un oeil bienveillant ces trois hommes piteusement accrochés à leurs gobelets et reprend: — Mais l’homme est faible, hélas, et il succombe à la tentation.

Thuan lui explique, en guise d’excuse: — Tu sais, moi je n’y viens presque jamais, seulement quand je suis pris de mélancolie. Ça m’arrive rarement, très rarement même. Aujourd’hui, j’ai des soucis.

Il le dit en souriant et en accentuant encore plus le pli espiègle de ses yeux.

Nokt, de sa voix lointaine et laiteuse, murmure doucement: — Moi je viens de temps en temps. Sentir un peu l’ambiance. Voir ce qui se passe...

Il lance un clin d’oeil complice à la ronde, un clin d’oeil aveugle.

Lotar mastique consciencieusement une pâte suspecte. Ils attendent sa justification comme si un procès s’était mis en marche et chacun devait témoigner sur l’estrade. Il grommelle: Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Moi, j’y viens souvent, dans ce maudit coin, si ça vous intéresse... Il mastique.

— Je te trouve plus nerveux que d’habitude, Lotar.

— J’ai des soucis moi aussi, Nokt, et il va m’en tomber des paquets maintenant. Tu verras. Ça ne va pas tarder. Un de ces quatre matins, ils vont me tomber sur le dos.

— Pourquoi ?

— Ne fais pas l’innocent, Maître Kheu. Tu sais bien que depuis le Grand Chamboulement, l’économe est la bête noire, le monstre vorace, l’animal déchaîné qu’il faut surveiller à tout prix ! C’est un métier difficile. Il y en a d’autres, je sais, fossoyeur par exemple, éboueur. Ça n’attire pas énormément les femmes. Mais économe-surveillé, c’est pire ! On vous regarde comme si vous portiez en vous le germe du mal, de la cupidité, de la manipulation, comme si vous étiez une graine de fasciste ! Ça ne facilite pas les relations, je vous assure... C’est un métier difficile.

Nokt énonce posément ses phrases: — Nous avons besoin de toi, Lotar. De tes connaissances, mais surtout de ton cœur, de ton esprit solidaire. Rien ne fut plus ardu, parmi toutes les fonctions à pourvoir, que de choisir les économes-surveillés. Tu as raison. On s’en méfiait. Ils étaient stigmatisés. Considérés responsables, sinon coupables, du désastre... Mais on ne peut condamner un homme nouveau et lui faire porter indéfiniment le poids du passé de ses semblables. Tu es une perle rare, un économe qui a le sens de la fraternité. On jurerait que tu n’as pas besoin d’être surveillé ! Tu es tout frais, Lotar, tu es propre comme un sou neuf.

Thuan enchaîne, rassurant et malicieux: Tu es bon, Lotar. Tu es humain.

— Pas d’accord ! Vous vous souvenez de cette tache dans son passé, ou plutôt ce grain de beauté, s’esclaffe joyeusement Maître Kheu, quand il a lancé, à poil, des douzaines d’oeufs sur les dirigeants de la banque mondiale. Je l’ai vu dans la Boîte Scintillante. J’en ris encore. Et je me souviens qu’ils en parlaient, de notre Lotar, comme d’un «monstre déchaîné». Ah, ce qu’on a rigolé !

— Vous vous moquez de moi, mais je vais en baver, vous allez voir. Ça ne va pas être facile. Au début, c’est passionnant, tout un monde à découvrir, administrer l’imprévu, ébaucher l’organisation. Mais, tout est embûche dans ce métier. Gérer et non pas régir. Mesurer les conséquences à long terme. Et maintenant, avec les sociétés indigènes, ça va sérieusement compliquer mes responsabilités. S’il y a le moindre pépin, ça va me retomber dessus.

Thuan lui répond dans un souffle: Si tu savais tous les tracas qui me trottent par la tête, Lotar. La santé des petits. Je les examine comme un obsédé depuis quelques jours. Chaque fois qu’ils remontent à bord, je les fouille du regard, de haut en bas. J’épie leurs conversations, à l’affût du moindre malaise, du premier symptôme. Je vous observe tous en silence. Je m’ausculte. Heureusement que j’ai tout ce travail captivant, qui me donne de bonnes nouvelles. Mais, je suis inquiet. Je crains les virus inconnus. J’ai peur de contaminer les ixiens, de les exterminer peut-être, au contact de nos microbes. Je me sens responsable de la vie. Ça me fout une de ces pétoches...

Son visage brille d’un sourire ironique: — J’ai le bourdon, ça va passer. Il faut que je rééquilibre mon yin et mon yang.

— Hommage à la cuisine chinoise ! s’exclame Maître Kheu.

Les autres le regardent, l’oeil glauque, habitués à l’entendre honorer à l’improviste les différents arts culinaires.

Nokt, perdu dans ses pensées, murmure: — C’est le choix qui te fait peur, mon ami. Ce satané libre arbitre.

Il laisse échapper un petit rire, et reprend tout joyeux:

— Nous allons devoir prendre des tas de décisions, c’est-à-dire, nommer le nouveau monde, trier, nous prononcer et finalement trancher ! Exercer notre volonté, notre détermination, sans contrainte. Enfin, sans autre servitude que celle d’être enfermés dans un cerveau humain...

Il lance un regard à la ronde où la malice réussit à éclater dans ses yeux .

— Ils ne sont pas jolis, jolis, les cerveaux humains dernièrement. Il n’y a qu’à vous sentir ici, penauds comme des chiens battus, effondrés, des loques !

— Tu exagères.

— Des loques, j’insiste. D’ailleurs, votre présence ici le prouve. Cet endroit attire les épaves, j’en ai la certitude. Ça devrait te faire plaisir, Maître Kheu, cette pitance ne ragaillardit personne, ces boissons noirâtres n’apportent pas le réconfort, juste un miroir obscur où viennent se regarder les hommes pris de mélancolie, rongés par le doute.

Thuan le contemple posément, tout en arborant un sourire énigmatique où perce un soupçon d’admiration, une pointe de gratitude envers ce vieil ami qui appelle les choses par leur nom. Les paroles de Nokt l’apaisent. Celui-ci continue sur sa lancée.

— Dévorés, accablés de doutes, les cerveaux humains ! Il y a de quoi, direz-vous. On a commis tellement d’erreurs... des gaffes monumentales... Les plus intelligents sont devenus les plus frileux, les plus indécis. On hésite à chaque détour et on tente de sonder l’immense étendue des possibles. Toute réalité est désormais incertaine, maintenant que nous avons éprouvé la petitesse de notre boîte crânienne... Vous avez le cafard, parce qu’il faut sortir de ce cocon protecteur où s’est déroulée notre existence de voyageurs, et décider, de notre plein gré, ce qu’il convient de faire sur cette terre. Et, secoués après le Grand Chamboulement, on a un peu de peine à exercer notre fameux libre arbitre... Mais, moi je comprends le petiot, le rebelle là, comment il s’appelle ?

— Le Farouche

— C’est ça, le petit farouche. Il n’en peut plus de ce vaisseau, de cette enveloppe qui a contenu une tranche de sa vie, belle peut-être, mais surtout somnolente, cloîtrée. Il en a marre de la chrysalide, il veut voler de ses propres ailes. C’est plus fort que le doute, vous comprenez ? Moi aussi, j’en ai ma claque. Moi aussi, je suis un papillon. Un papillon.

Il l’affirme, sur le ton de la revendication, comme lorsqu’il défendait à bras raccourcis la soupe à l’oignon qui devait mijoter sur le feu.

— Un papillon qui veut sortir à l’heure où faiblit le troisième soleil, quand les oiseaux commencent à chanter, quand cette brise vous inonde de fraîcheur... Accompagne-moi, Thuan, tu sentiras la brise te traverser. C’est une goutte d’extase. J’imagine que c’est l’antidote de leur fichue nuit. Ça va certainement rééquilibrer ton yin et ton yang.

— Tu as probablement raison, Nokt. Mais, aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser ...

Il s’arrête. Les mots refusent de sortir. Nokt enchaîne lentement, prêt à exorciser le mal, à prononcer les paroles blessantes s’il le faut.

— Je sais. Tu connais le poids du choix. Tu te souviens des efforts de la science, des enfants programmés pour échapper aux maladies, de la sélection génétique, de cette chaîne de décisions qui est venue s’enrouler au coeur même de leur chaîne d’ADN, ce terrible fiasco ! Cette science bien intentionnée a rendu un mauvais service à l’humanité. On avait besoin de nos microbes, de nos défauts, de nos chromosomes ratés, de nos fièvres et de nos pustules. Je sais, je sais très bien ce qu’il en a coûté.

Il soupire et lance un regard vitreux à la ronde.

— Il sont tous morts, les enfants de la science, eux, les plus parfaits, les plus beaux, les plus sains ! J’imagine que les derniers attendent leur tour !

Il a élevé la voix, il laisse sourdre la rage. Comment oublier ? La douleur et l’impuissance à les voir tomber, un à un. Leurs amis, leurs frères et sœurs, leurs enfants parfois. Les quatre avaient grandi dans cette atmosphère oppressante où la nature se vengeait et emportait, l’un après l’autre, ces précieux trésors de la médecine moderne, les enfants «améliorés». Dans le courant de leur vingtième année. Irrémédiablement. Ce fléau décimait la jeunesse.

— Heureusement qu’on a trouvé tous ces petits imparfaits pour remplir nos vaisseaux ! s’exclame-t-il, soudain radieux. Ils sont bien contents d’être nés à l’ancienne. Des petits humains, fragiles et forts à la fois, doués pour la vie. Magnifiques. Mais, mortels, bien entendu. Vous souvenez-vous de ces abrutis, là-bas, sur Terre, qui envisageaient la possibilité de vivre éternellement ? Il y en avait quelques uns dans ton département, Thuan. Un scientifique ne saurait mettre en œuvre un projet pareil. Jamais, il ne souhaiterait figer l’homme plutôt que d’assister à son évolution. Jamais il ne voudrait enrayer la formidable machinerie cosmique ! Sans compter le fait qu’il y a suffisamment de crétins dans chaque génération pour s’acharner à en augmenter le nombre. Sans compter les réserves planétaires. Sans compter le dilemme éthique, qui vivra qui mourra et pourquoi.

Il s’arrête, pensif. Puis, il interroge: — Mais, pourquoi est-ce que je vous sermonne comme ça ?

Les trois hommes se regardent, interloqués, puis proposent: - Parce que Thuan déprime ? Parce que les hommes sont mortels ? Parce que tu es de mauvaise humeur ?

— Ah oui, je ne peux pas encaisser les immortels ! Mais, il s’agit bien de cela, Thuan. Les petits sont mortels. Ici et ailleurs. Partout. Toujours. Mais, c’est bien parce qu’ils sont vivants, nom d’un homme ! Ils grouillent de vie, c’est puissant ça. Qu’ils meurent donc, au contact de la vie, comme toujours. Tu le disais toi-même à l’assemblée «Nous ne pouvons pas tout contrôler». Tu as même ajouté «Ce serait rassurant, mais mortel»...

Il pouffe de rire.

— Bref, ne te fais pas de soucis, fais tes exercices chinois et laisse donc les forces de la nature et de l’esprit se débrouiller toutes seules. Les petits se portent à merveille. Avant le crépuscule, je les ai sentis courir, lancer des cerfs-volants, je les ai entendus chantonner, se chamailler, comme les enfants d’autrefois dans la cour de récréation. Tout va bien. Sauf cette quarantaine interminable. Et ce brouillard qui n’en finit pas. Je veux sortir et marcher au grand air, loin, loin. Je suis...

— Un papillon, tu nous l’a déjà dit, coupe Lotar.

— Exactement ! confirme Nokt.

Thuan tripote sa barbiche. Il murmure : — et les ixiens ?

— Ixiens, terriens, c’est la même chose.

— Tu me fais du bien, Nokt. Heureusement que tu es là.

— Ça n’a tenu qu’à un fil, glisse-t-il en riant. Je suis l’exception qui confirme la règle, le candidat nul: grisonnant, aveugle, touche-à-tout et dilettante. Aux épreuves physiques, j’ai échoué lamentablement. Mais je leur ai récité une poésie épique en latin, j’ai joué un solo à la contrebasse, le trombone baryton, et je leur ai composé, à l’improviste, parce qu’ils m’inspiraient, le petit sonnet surréaliste du censeur sensé, j’ai esquissé un pas de danse. Je me suis souvent demandé laquelle de ces pitreries les avait convaincus, quelles raisons mystérieuses les avaient poussés à m’accepter.

— Tu es, en tout cas, la preuve matérielle et vivante du changement d’optique des grosses légumes, souligne Lotar.

— C’est peut-être ça. Ils voulaient donner une image kool, genre «Mettez un estropié dans votre vaisseau». Ou peut-être un bouffon. Ou un grand-père. Ou une relique.

— Arrête de dire des bêtises, Nokt. Fort heureusement, tu es là, conclut Thuan. Et tu as raison, je vais reprendre mes exercices et arrêter de me faire du mauvais sang.

Son visage s’épanouit dans un sourire béat. Il se tourne alors vers Maître Kheu, et plein de sollicitude, lui demande: — Et, toi mon ami, que fais-tu ici ? Les trois regards se tournent vers le fin cuisinier. Il rougit.

— Je viens faire une expérience. Une sorte de vaccin. Les trois compères ne comprennent pas.

— Écoutez bien. C’est confidentiel. Si mon estomac résiste à un de ces breuvages, il est fin prêt pour l’épreuve de demain.

— C’est-à-dire ?

— Demain, je goûte la planète. C’est décidé. Les autres le regardent, ébahis.

— Ne faites pas cette tête-là. Je me fricote un petit casse-croûte ixien. J’en ai marre d’attendre. Moi aussi je suis un papillon.

— Décidément, c’est contagieux.

— Pas question, mon ami ! D’ailleurs, ton expérience ne vaut rien, c’est de la superstition pure.

— C’est de la logique culinaire.

— Arrête de dire des bêtises.

Lotar se lève cérémonieusement et propose: café, cola, sandwich, rouleau ?

— Ah, non, pas de pâtée pour hommes. Ce serait trop dégradant. Juste une boisson. Va pour le café.

Lotar presse le bouton, l’automate idiot lâche le godet comme un pet puis carrément lui pisse dessus. C’est malheureux, mais c’est exactement ainsi que le voit Maître Kheu. Lotar lui tend la chose.

L’instant est solennel. Le fin cuisinier saisit le gobelet et le porte à ses lèvres. Il ferme les yeux. Il avale lentement, entouré de ses acolytes, témoins de cette avilissante profanation. Il les regarde, fait la grimace.

— C’est infect.... Absolument infect ! Puis, la mine soudain réjouie, il se frotte les mains:

— Ça va marcher ! Demain, je me prépare un sorbet aux baies de mare à la gelée de rosée !

— Je ne suis pas d’accord. Tu attends encore un peu.

— Mais, Thuan, il faudra bien manger !