Un petit calepin

L’aube se faufile dans les couloirs du Vaisseau, elle éclaire la voie du Professeur Thuan qui se dirige résolument, de son pas chancelant mais décidé, vers la cuisine. Il pousse la porte avec énergie et lance à la volée «Qu’est-ce que tu manigances ?»

Le fin cuisinier, perché sur son tabouret, les jambes ballantes, les yeux fermés, ne répond pas. Thuan répète: «Je dis, qu’est-ce que tu manigances ?»

— Je hume, mon ami, souffle-t-il dans un murmure. Je flaire, je renifle .

— Quoi donc ?

— Mais, tu n’as pas de nez ! Ne sens-tu pas la délicieuse odeur de ma nouvelle infusion ?

Il montre sa table de travail où trône en solitaire sa vieille théière chinoise, celle qu’il n’utilise que lors des grandes occasions. Elle fume lentement. Elle dégage une légère odeur indéfinissable.

— N’est-ce pas merveilleux, Thuan ?

— Euh... franchement, je ne sens pas grand chose...

— Mais ouvre tes narines, mon vieux, décrasse un peu ton pif ! C’est exquis, c’est délectable !

Il aspire à plein nez les effluves tout en fixant sa théière fumante. Il est béat. Le Professeur le regarde tendrement, et lui adresse maintenant un sourire plein d’indulgence.

— C’est une infusion de quoi exactement ?

— De fleurs de mare.

— Quelle sorte ?

— Des petites bleues. Très jolies. Elles sont passées au bioscope, au radioscope et à tous les scopes possibles. Ça devrait être potable. Le parfum est étonnant. Tiens, sens.

Il prend son ami par l’épaule et l’invite à se pencher sur le mince nuage de vapeur qu’exhale comme un soupir la vieille théière. Un parfum étrange, en effet. Maître Kheu pose délicatement l’index sur ses lèvres, réclamant le silence, puis, cérémonieusement, il soulève la théière, et verse délicatement le contenu brûlant dans un petit verre transparent. Tous deux contemplent en silence le liquide vert pomme aux reflets bleutés. La lumière de l’aube se penche aussi sur l’infusion. Maître Kheu s’apprête à la porter à sa bouche, quand Thuan saisit un autre verre et demande sa part d’un geste péremptoire. Ce dernier est vite rempli. Les deux amis se regardent, et, sans mot dire, trinquent, puis boivent lentement la décoction de fleurs de mare.

— Quel arôme ! C’est inouï !, s’exclame Maître Kheu, enthousiasmé, à la première gorgée. Quelle joie ! Que je suis heureux d’avoir des papilles gustatives ! Quelle chance extraordinaire que d’avoir à croquer et à savourer consciencieusement cette planète, de bout en bout !

— Ce que je peux être crétin ! soupire le Professeur. Je viens t’empêcher de faire des bêtises et je m’empresse de t’accompagner.

Cependant, son sourire s’élargit encore plus qu’à l’accoutumée. Ses petits yeux bridés pétillent de malice.

— C’est vrai que c’est pas mauvais. Très bizarre. Un drôle d’arrière-goût. Mais pas mauvais.

Les deux compères se regardent, visiblement satisfaits, prêts à recommencer, quand une petite voix se fait entendre.

— J’ai frappé, Maître Kheu, mais vous n’avez pas entendu.

Vent d’Halle est entrée pendant la dégustation et se tient devant eux, avec ses cheveux en désordre et ses yeux pleins de questions. Maître Kheu lui répond gentiment, esquissant son plus grand sourire.

— Ce n’est pas grave, mon petit bout de chou, qu’est-ce que tu veux ?

— J’aimerais avoir un petit calepin comme le vôtre, s’il vous plaît.

— Un petit quoi ? fait-il, ahuri.

— Un petit calepin, un petit carnet si vous préférez. Je sais que vous en avez un.

Maître Kheu rougit subitement, jusqu’aux oreilles. Il en devient tout cramoisi. Il balbutie:

— Un carnet ? Je ... je ne vois pas ce que tu veux dire.

Les yeux voilés de brumes se fixent sur lui, interrogent. Thuan l’étudie aussi, intrigué. Maître Kheu transpire à grosses gouttes. Le silence de cette petite qui le dévisage le gêne terriblement. Le sourire narquois du Professeur accentue son malaise. Il est toujours rouge comme une écrevisse.

— Je vous ai vu noter quelque chose sur un petit calepin, insiste doucement Vent d’Halle. J’aimerais beaucoup en avoir un. Je n’aime pas les écran-perso. J’aimerais dessiner et écrire avec un vrai crayon. Comme vous.

— Tiens ? souffle Thuan .

Le fin cuisinier, au bord de l’apoplexie, beugle alors:

— Je t’en ferai un, tu l’auras ton carnet !

La réponse a giclé brutalement. Cette violence a libéré le flot rouge de honte, qui s’étale et s’estompe rapidement. Maître Kheu, rasséréné, caresse maintenant les cheveux embroussaillés et murmure, comme une excuse:

— Je t’en ferai un, mon petit lapin. Moi non plus je n’aime pas les écran-perso.

Son visage a retrouvé sa bonhomie, ses paroles sont douces.

— Mais tu dois me donner un peu de temps. C’est une affaire délicate. Surtout le crayon. Je te signale que, maintenant et depuis longtemps, c’est le bâtonnet optique, le vrai crayon. Le mien n’est même pas authentique. On n’a plus de mines. Je les fabrique avec les moyens du bord. Le carnet aussi.

Il tapote affectueusement la joue de Vent d’Halle et lui promet: Je te ferai un petit calepin, comme tu dis, et un crayon. Mais, ça doit rester un secret entre nous, d’accord ?

— Merci, Maître Kheu, vous êtes chic.

Elle l’embrasse sur les deux joues et disparaît, en un clin d’oeil.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de carnet ? demande le professeur tout en caressant rêveusement sa barbiche blanche.

— Thuan, mon ami, je ne supporte pas les écran-perso. Je me trompe à tout bout de champ, je presse le faux bouton et j’envoie mes données personnelles au Grand Registre, et puis, je n’ai jamais eu beaucoup de sympathie pour ces engins. Alors, je me fabrique de tous petits cahiers, que je glisse n’importe où. Regarde.

Il sort de la poche de son tablier un petit carnet. Il promène son doigt sur le bord et fait frissonner les minces feuillets. Il l’ouvre délicatement et les fait passer, légers et transparents, remplis d’une écriture rouge bien serrée, tantôt méthodique et soigneuse, tantôt fantaisiste et gribouilleuse. Puis, il le garde jalousement dans la poche de son tablier et déclare:

— Mais, ce que j’y mets, c’est mes oignons ! C’est personnel, tu comprends ? Quand je décris une saveur, j’y mets tous mes souvenirs, de la musique, des odeurs, des situations... C’est mes oignons !

— Bien sûr, sourit Thuan, tout en jouant avec le bout de sa barbichette. Je n’ai aucune envie de fouiner dans tes affaires. C’est plutôt la fabrication qui m’intéresse et puis, je trouve cela saugrenu, il y a pourtant encore du papier dans ce vaisseau.

— Ce n’est que pour les artistes, m’a-t-on dit. Tu te rends compte ? Quel toupet ! Comme si la cuisine n’était pas un art ! Ils n’ont encore rien compris, Thuan. Ils n’ont pas tiré la leçon des erreurs passées, fait-il attristé.

— Mais si, Maître Kheu. Puisque tu es ici parmi nous, puisqu’il n’y a pas de vaisseau sans fin cuisinier. Ils ont compris. Pour ce qui est de la nourriture, en tout cas. Pour le papier, j’imagine que Lotar est un peu radin. Mais, raconte. Comment t’y prends-tu ?

— J’escamote quelques babioles. La Récupération dévore tous mes déchets, mais j’en garde des chouïas par ci par là. Je fais des essais avec différents produits. Celui-ci, fait-il en signalant sa poche, c’est de l’oignon justement. Ç’a m’a donné un mal fou. Et le crayon, je te dis pas. Il est en pâte de maïs à l’encre de paprika. J’ai parfois envie de le manger. Je le mordille en fait, regarde, le bout est tout rongé, s’esclaffe-t-il.

— C’est magnifique, murmure le professeur, en tournant le crayon entre ses doigts frêles. Je peux essayer, là sur ton plan de travail ?

— Oui. Tu presses un petit peu. Tu vois ?

— C’est magnifique, reprend Thuan. Je ne te connaissais pas ces talents. J’ai bien vu tes cartes terriennes, pourtant, il y a longtemps. C’était sur papier, si je ne m’abuse.

— Oui, elles sont restées là-bas, souffle-t-il. Je n’ai pas pu les emporter. Oxymore a essayé de m’aider à les convaincre, mais ils n’ont rien compris, je te dis. Il n’y a plus que des copies numériques à la bibliothèque.

— Je me souviens des légumes qui traversaient les océans, les continents se transformaient, les déplacements des femmes qui partaient rejoindre leurs époux emportant avec elles leurs savoir culinaire... il y avait aussi des contes, «Patate l’impératrice», c’est bien ça ?

— Oui. susurre le fin cuisinier les yeux rêveurs. Et «Les caprices de Mayonnaise», «Le cornichon sans bocal».... Mais, je vais bien m’amuser ici. Je vais me concocter des papiers magnifiques, grands comme les tableaux noirs des écoles d’autrefois, pour y dessiner mes prochaines cartes.

— Côté cartes, tu vois grand, mais par contre, ça, dit-il en montrant du doigt la poche du tablier.

— Ça c’est différent. C’est...

— Tes oignons, je sais. N’empêche que c’est typique d’un fin cuisinier, cette attitude. Vous cultivez le secret. C’est dans le métier, comme les espions. Nous, on a plutôt tendance à courir chez un collègue pour partager une découverte. C’est curieux comme un boulot vous conditionne. Remarque, tu aurais fait un bon relieur dans l’ancien temps, il est bien ce carnet. Ça ne m’étonne pas que la petite en veuille un.

— Elle est bizarre, cette gamine. Je me demande comment elle a su que j’avais un carnet. Je fais bien attention, c’est un secret bien gardé.

Thuan couve son ami des yeux, puis il glisse une confidence.

— Moi aussi je la trouve particulière. Depuis sept ans, exactement. Elle m’a donné du fil à retordre, je t’assure. Pire que tes crayons. Une saloperie de maladie. Je l’ai presque perdue, puis retrouvée, pour me demander s’il ne fallait pas l’abandonner à son sort. C’était le pavé dans la mare, après nos grandes dissertations philosophiques et le nouveau code déontologique. Le premier écueil où venaient se briser les contradictions de nos principes non- interventionnistes. Je la regardais dormir et je devais trancher. Un cauchemar, Maître Kheu. Un cauchemar.

Il se gratte la tête comme s’il voulait secouer de vieux ennuis, puis il retrouve son éternel sourire, caresse sa barbiche et déclare:

— Je suis content qu’elle s’en soit tirée. Elle m’intrigue. Jamais vu un regard aussi brumeux. Ses yeux ne se désemplissent pas. Bien au contraire.

— J’imagine qu’elle est suivie par les psis.

— Oui, bien sûr. Mais, elle leur donne du fil à retordre. Elle débite parfois des choses que tout le monde a oublié, comme si elle puisait des bribes d’histoires anciennes je ne sais où...

Soudain, Thuan se lève et s’apprête à partir.

— Maître Kheu, je te prie de m’inviter à toute nouvelle dégustation. Nous partagerons ces moments précieux, puis je te laisserai tranquille, comme maintenant, pour que tu puisses écrire tes mémoires intimes.

— Ça va, ça va, ronchonne le fin cuisinier.

Quand le professeur ouvre la porte, il trouve Madame Oxymore, prête à s’annoncer.

— Excusez-moi, Professeur. Je voulais juste vous rappeler, Maître Kheu, que s’il y a quelque chose susceptible d’intéresser la collectivité dans votre petit calepin, je vous attends un de ces jours à la bibliothèque. D’accord ? fait-elle de son sourire le plus charmant avant de disparaître dans le couloir.

Le visage du fin cuisinier s’empourpre d’indignation.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette bicoque truffée d’espionnes, nom d’une calebasse ! Pas moyen d’être tranquille ! rugit-il, outré, pendant que son ami ferme gentiment la porte.