Pétrusse

— Ah, tu es là !

Le soulagement se dessine instantanément sur le visage de l’homme fatigué, adoucit ses traits, entrouvre ses lèvres. Le berger-guide laisse couler alentour un regard désormais serein. Il s’assied, l’air heureux, sur le promontoire hérissé de rochers. Il bourre joyeusement sa pipe.

— Tu vois, j’ai toujours peur de ne plus te trouver dans les parages. Ou de découvrir ta carcasse au soleil. Ça me ferait mal, tu sais. Ne me fais pas ce coup-là.

Il jette un regard attendri sur la roche à sa gauche.

— Mais je te retrouve, cycle après cycle, je finis toujours par te dénicher, vieux forban.

Il fait des petits ronds de fumée qu’il envoie malicieusement flotter au dessus de l’énorme pierre. Celle-ci ouvre un oeil réprobateur.

— Ah, quand même ! Je te réveille ?

Il attend poliment. Le rocher déploie lentement sa paupière pierreuse qu’il fait battre doucement, puis oeil mi-clos, le regarde.

— Je suis si content de te voir, Pétrusse ! J’ai toujours peur de... ah, mais je te l’ai déjà dit. Je commence à radoter un peu, tu sais, je parle tout seul, j’ai des trous de mémoire. Ça doit être l’âge qui ronge.

Il pousse un petit soupir de circonstance qui fait aussitôt place à une lueur espiègle qu’il irradie de ses yeux, comme un phare.

— Tu ne sais pas ce que c’est, toi, les ennuis de la vieillesse. T’as bien l’âge qu’il faut, pardi, mais pas les enquiquinements ! Tu en as de la chance.... surtout aujourd’hui.

Son regard regorge de malice. Puis il s’empresse de reprendre la conversation, dans un élan d’excitation.

— Écoute, j’ai une surprise pour toi, Pétrusse ! Une bonne surprise. Enfin, j’espère...

L’oeil mi-clos le fixe, impassible, sans sourciller. Le berger-guide hésite maintenant, soudain timide.

— C’est délicat. C’est une de ces surprises qui nécessite une introduction, un développement et une conclusion avant même d’être annoncée, ou moi qui ai besoin de remettre mes idées en place, comme toujours quand je suis avec toi. Tu te souviens, lors de mon dernier passage, que je t’ai parlé de ce métier invraisemblable qui existait chez les terriens d’autrefois. J’ai bien réfléchi, Pétrusse, ce métier, ici, pour moi, c’est toi qui l’exerces. Un type qui écoute, pendant des heures, les élucubrations des autres, un gars commode qui vous fout la paix, qui vous regarde à peine sans piper mot, c’est toi tout craché. J’ai bien rigolé quand le petit terrien me l’a raconté. Je n’arrivai pas à y croire. Et le bonhomme en question, il leur faisait payer un prix fou pour ces heures de parlote. Incroyable ! Je trouvais ça complètement grotesque. Puis, au fil des lunes, j’ai bien étudié la question et je me suis dit que ce n’était pas si bête que ça. Parler, ça fait du bien. Quand quelqu’un vous écoute sans vous contredire, c’est bien aussi. On peut déballer des tas d’âneries, enfiler des idées les unes après les autres, ça permet de faire le ménage, d’y voir plus clair... Toi, tu me fais cet effet, Pétrusse, tu es mon têtanalyste. J’ai toujours envie de te raconter des tas d’histoires, de tout reprendre depuis le début.

Il fait une pause, caresse le fourneau de sa pipe et murmure.

— Tu me fais remonter le temps. Tu emplis mes souvenirs, ceux de mon père et de mon grand— père. Sur ses genoux, étant petit, j’écoutais le récit de tes exploits. J’en redemandais. Raconte ce qu’est devenu Pétrusse. Et, lui, racontait les prouesses de Pétrusse le Guerrier et de Pétrusse le Sage... Tu étais parti. Tu lui manquais. Tu n’étais plus là pour l’écouter, lui qui aimait tant parler ! Il t’imaginait vainqueur de tous les périls, parce qu’il souhaitait ardemment que tu sois vivant, quelque part. Tu as remplis mon enfance. Puis, plus tard, après la mort du grand-père, nous sommes partis, mon père et moi, à ta recherche. Vous nous manquiez tous les deux. Nous t’avons trouvé, longtemps après, au petit matin. Tu t’en souviens de ce petit matin ?

La paupière défait ses plis terreux, éventail de pierre qui bruisse, puis s’arrête. L’oeil mi-clos l’observe.

L’homme trapu le regarde avec émotion. Ses cheveux grisonnants s’échappent en touffes rebelles de son bonnet de laine. Son regard est plongé dans ce petit matin.

— Nous t’avons vu traverser la steppe. Ta démarche et cette terre plate te trahissaient. C’était toi. Ce ne pouvait être que toi, puisque tu es unique au monde ! La dernière tortue-pierreuse... Pétrusse, qui avait grandi avec mon grand-père... Ah, c’était un bon petit matin, ça, un bon petit matin !

Ses yeux brillent de joie. Ses ronds de fumée virevoltent dans l’air.

— Je t’avais retrouvé, et avec toi, Pétrusse le Guerrier, Pétrusse le Sage et le grand-père. Tu n’as pas fui à mon approche. Et j’ai pu toucher du doigt ta carapace, y retrouver les traces de ton voyage, que j’ai reconstruit patiemment avec des brins de pistes, ces vestiges d’argiles, de sable et d’insectes qui s’incrustaient dans les replis de ta coquille. Tout était vrai. Tu avais franchi les marais, les plaines et les montagnes, tu avais parcouru des distances considérables, tu étais bien tel que le vieux fou te peignait. Tu survivais à toutes les épreuves. Tu étais Pétrusse l’Irréductible !

Le berger-guide se tait, un peu désorienté et murmure: — Mais, comment j’en suis arrivé là ? Puis, légèrement confus, il reprend.

— Ah, oui, l’introduction... Tu vois, ce que je veux que tu comprennes Pétrusse, c’est que tu es important pour moi. Vraiment important. Tu fais partie de ma vie, de bout en bout, de fond en comble. Tu es mon copain et mon têtanalyste. J’ai gardé ton secret. Officiellement, les tortues pierreuses ont disparu de la planète. Seuls les bergers-guide et les Sages le savent. Mais, là, c’est différent, tu es bien d’accord ? Eux ne viendront jamais t’enquiquiner. Pourtant, ils attendent toujours de tes nouvelles, lors de ma visite annuelle. Il paraît que tu es important pour la science aussi ! Tu vois, tu as été le premier et le seul de ton espèce à trouver l’astuce, à échapper au destin fatal de tes semblables. Mon grand-père t’a protégé, au début, en refusant de se séparer de toi. Mais, c’est toi qui a eu l’idée brillante qui les a tous laissés pantois. «Vous raffolez de la chair de tortue pierreuse ! Elle est exquise, délicate, raffinée, inoubliable ? Eh bien, paf, prenez ça dans les gencives !» et tu t’es mis à manger toutes les cochonneries que tu pouvais trouver, mais, surtout, les fleurs des cakotées inflorescentes, dont le poison était redoutable. Pendant que les ixiens boulottaient tes congénères, toi, tu mâchonnais les fleurs jaunes et rouges consciencieusement, tu mordais le cœur même de la plante, tu suçais goulûment le suc onctueux, tu te gavais de venin, sous l’oeil amusé de cet enfant si lointain aujourd’hui, mon vieux grand-père. Les ixiens continuaient à s’empiffrer de tortues-pierreuses, ces animaux exceptionnels dont les extraordinaires facultés mimétiques ne suffisaient pas à les protéger de leur propre gloutonnerie. Elles avaient le même appétit vorace que leurs mangeurs. Un rien les attirait. Elles sont toutes passées à la casserole, parce qu’elles n’ont pas su résister à un plat d’épicardes posé au hasard au beau milieu d’un paysage rocailleux. Elles ne pouvaient s’empêcher de se précipiter, de leurs pattes courtes et pesantes, vers l’appât. Elles, pierres entre les pierres, se faisaient cueillir comme des fleurs ! Quelle merdasse de monde, Pétrusse.

Il soupire. Puis il bourre une nouvelle pipe, tout en marmonnant: — Je me demande si j’en suis déjà au développement ? Hum....

— Bref, ils les ont toutes bouffées, toutes, sauf toi, bien sûr, mais, entre-temps, tu étais devenu un membre respecté de la famille, l’honneur du clan était en jeu, personne n’aurait osé te toucher en présence de l’un d’entre nous. Mais, tu as quand même flairé le danger. Et tu as tiré ta révérence. Avant de partir, tu as transmis ton secret à tes consœurs, les tortues-lyre, les tortues-vaseuses, les tortues -phalène et tant d’autres dont la chair était prisée. Tu as annoncé le mal et le remède. Vous vous êtes données le mot. Tu n’as cessé de le faire tout au long du voyage. Et tu as réussi, Pétrusse. Les tortues de la planète sont désormais immangeables, exécrables, indigestes et bien entendu, mortelles. C’est bien fait ! Ça leur a retourné l’estomac ! Ils ont bien compris, pardi, qu’il fallait vous laisser tranquilles. Non, mais, quand même !

Il s’emporte et maugrée dans sa barbe: — Faut pas exagérer ! Vous avez eu mille fois raison de damer le pion à cette bande d’enquiquineurs ! Sale engeance !

Puis, calmé, il enchaîne: — Il paraît que c’est un haut fait scientifique, une prouesse évolutive, mon ami. Tu es devenu un sujet d’étude. Les Sages ont créé un registre spécial, pour toi tout seul. Ils ont tout noté. Tout ce que je leur ai raconté. Ta vie depuis le début. Maintenant ils te suivent de loin, oh je sais, ils poussent l’indiscrétion jusqu’à solliciter de temps en temps la faveur d’étudier quelques crottes et, d´ailleurs, si tel est ton bon plaisir cette fois-ci, une petite fiole de venin. Mais, on verra ça plus tard.

Le berger-guide gratouille son bonnet de laine, visiblement gêné. Il toussote.

— Vois-tu, Pétrusse, nous connaissons ton âge exact. Tu as 90 ans. Mais qu’est-ce que ça représente cet âge-là pour une tortue-pierreuse ? Combien de cycles ? On n’en sait rien. Maintenant que plus personne ne mange de tortue, on s’est rendu compte que vous vivez longtemps. Mais combien ? Dans quelle tranche de la vie te trouves-tu ? L’adulte, l’âge mûr...

Il ajoute, l’air soucieux et la voix légèrement tremblante: ... ou la vieillesse ?

Un silence troublant se fait.

— J’ai gardé ton secret. Je raconte aux enfants comment la dernière tortue pierreuse a disparu de la planète. «Un vieux spécimen, un mâle, un exemplaire unique, fort, intelligent et sage, a rendu le dernier soupir, au terme d’une longue vie périlleuse. Il est mort seul, sans compagne, et avec lui s’est éteinte à jamais sa race.» Parfois, quand je viens te trouver, je te vois comme une relique du passé, un fossile avant l’heure. Ça me fait froid dans le dos... Moi non plus je n’ai pas de descendance, mais ce n’est pas pareil. Évidemment, toujours à vadrouiller par ci par là. Et solitaire en plus, genre ours. Je courais par monts et par vaux et je ne m’entendais qu’avec les bêtes. Après le Cas Ta Clysme, quand il a fallu s’organiser et qu’on a créé la fonction de berger-guide, ils ont naturellement pensé à moi. Ça m’allait comme un gant. Se balader, compter les bêtes, les observer... Eh bien, Pétrusse, pour un berger-guide c’est extrêmement affligeant de voir disparaître une espèce, tu comprends ? Et si en outre, il s’agit de ton ami et de ton têtanalyste, encore plus.

Il regarde l’énorme pierre intensément. Il attend. L’oeil mi-clos le fixe, immobile. Le berger-guide esquisse un sourire mutin, et reprend d’une voix douce.

— Écoute bien, Pétrusse, j’en arrive à la conclusion... au dénouement heureux... Un de mes collègues m’a mandé d’urgence. Je reviens de la Terre Brûlée... Ils ont trouvé ... c’est insensé, inespéré, tu vas en tomber à la renverse... ils ont trouvé une tortue-pierreuse.

Il s’arrête, prend une profonde inspiration et lance «une femelle». Le rideau pierreux se relève lentement, entièrement et dévoile une pupille ocre mouchetée d’éclats noirs. Un galet de lumière ambre que cette pupille dilatée dans la chaleur du soir ! Cette lueur réchauffe le cœur du berger-guide. Il murmure.

— Ils n’étaient pas sûrs. Ils l’avaient longtemps confondue avec une tartaruque. Ne fais pas cette tête-là, mon vieux. C’était pas évident. Elle est maligne la petite. Elle a réussi à se camoufler et à orner sa carapace de motifs floraux identiques à ceux des tartaruques. Tu vois, toi tu as penché pour la gastronomie et elle a développé son sens artistique. Elle est très jolie, tu sais, sa carapace... des fleurs noires et bleues... et puis, elle est douée, parce que les tartaruques, tout le monde sait depuis toujours qu’elles sont absolument infectes... enfin, c’est une tortue-pierreuse. Je m’en porte garant.

L’oeil de Pétrusse, grand ouvert, examine le monde. Le relief imposant surplombant le fleuve noir, le cirque de pierres, les ombres qui s’allongent dans un crépuscule incertain. Sa pupille orangée cerclée de vert se pose en cet instant sur le monde fatigué. Alors, la brise les transperce, de sa caresse ineffable. Comme une bouffée de bonheur. Puis elle s’estompe, pleine de grâce. L’oeil de Pétrusse, grand ouvert, examine attentivement le berger-guide. Ce dernier lui susurre à l’oreille.

— Je n’aurai bientôt plus de graines de vie, Pétrusse. Je finis maintenant mon septième cycle. Je t’ai amené un cadeau. J’espère de tout mon cœur, que toi tu as encore des graines suffisantes pour fouler le sol de cette planète pendant longtemps, que tu peux encore... euh... tu vois ce que je veux dire... j’aimerais tellement changer la fin de l’histoire que je raconte aux enfants ! Elle est ici, Pétrusse, je l’ai amenée, je n’ai pas pu m’en empêcher. Le voyage a été difficile. Mais je l’ai laissée en bas, sur la berge du fleuve noir.

Il se lève avec lenteur, effleure doucement la carapace et déclare: — On y va ?

Le rocher se met en branle. Les deux amis s’engagent d’un pas décidé dans le sentier qui mène à la berge. Le troisième soleil se couche à l’horizon.