Les chaises musicales

Le troisième soleil pointait quelque part. On le sentait, même les yeux fermés. Ses rayons tentaient de percer les nuages sans y parvenir. C’était déjà, en cette saison d’Eau— Tonne, un bel amas de nuages joufflus, bourrés d’ardeur nuageuse, disposée en rangs serrés, qui couvrait le ciel des hommes d’un lourd manteau blanc. Mais le troisième soleil dardait ses rayons quelque part, chauffant l’air, les couleurs et la pierre. Benali contemplait ce lever de soleil diffus, puissant, qui faisait monter d’un cran la température de la planète. Il regrettait de ne pouvoir partager cet instant avec Yrgrave. Il était resté parmi les sages, qui devaient décider lesquels d’entre eux partiraient «en représentation». Ça promettait d’être compliqué. Un débat passionné s’était aussitôt engagé sur le véritable sens de la représentation, les implications ontologiques et phénoménologiques, les relations entre la partie et le tout et autres interrogations du même genre. Benali s’était éloigné de la grande grotte. Le débat risquait d’être long.

Maintenant, il admire l’éclatante beauté qui l’entoure. Les hautes crêtes dentelées, le lac de l’immense cratère, truffé d’un blanc cotonneux qui s’est aussi réchauffé, naturellement, au lever du troisième soleil. Benali s’est réfugié dans les potagers à flanc de montagne. Il réfléchit. Il s’interroge. Les questions s’amoncellent, touffues, en rangs serrés. Il se demande quelle est la véritable étendue de son ignorance. Il se reproche de ne pas avoir été plus curieux, plus observateur. Il pressent qu’il ne sait pas grand chose sur ses amis ixiens. Il se trouve stupide, sot, borné. Il comprend les Sages. Il se sent nul.

Depuis son arrivée à Peau-Lisse, des questions qu’il jugeait futiles et dérisoires, s’insinuent malgré lui dans son cerveau et prennent un malin plaisir à le taquiner. Ça trottine dans sa tête et ça soulève une drôle de poussière dans ses neurones. Il se pose de plus en plus de questions et n’est sûr d’aucune réponse. Des questions idiotes qu’il n’avait jamais osé formuler, parce qu’il les trouvait indiscrètes. L’âge d’Yrgrave par exemple. Il ne s’en était jamais soucié, mais maintenant ça l’obsède. L’âge d’Ariane aussi. Il avait fallu les rides d’Ariane, son corps frêle et desséché par les ans, pour lui rappeler tous les visages ridés qui peuplaient ses souvenirs terriens. Comment n’avait-il pas, jusqu’à présent, remarqué leur absence ? Pourquoi y en avait-il si peu sur Ixe ? Dans quel monde vivait -il ?

L’air se met à gronder pour toute réponse. L’air se met à vibrer. Un ton grave en jaillit. Une note lourde, soutenue. Elle roule dans les nuages. C’est la Crapaude, j’espère que c’est la mienne, pense bêtement Benali. La sienne, c’est celle de la Mare à Bout. Mais les sons convergent des quatre points cardinaux vers le volcan. C’est peut-être celle de l’Etang Sondur, dont la voix porte plus loin. Son ami, le berger-guide lui avait raconté que la chanson de la Crapaude du Marigot d’Ame Azonie était si déchirante qu’on en avait l’âme toute azonie. Autre mystère: l’âme azonie. Il n’avait pas compris, puis, simplement il avait oublié. Il se promenait comme un kloutch sur cette planète depuis quinze ans et il ne cherchait même pas à déchiffrer ce qui se passait. Comme un méprisable touriste. C’était quoi azonir ? Pouvait-on azonir son âme ? Il se trouve vraiment nul.

Le chant de la Crapaude s’est tû. Un faible grelot le remplace, lointain mais frétillant, qui s’achemine, d’un petit pas menu, vers le cratère. Un grelot qui grésille et gargouille et tintinnabule. Un grelot caractéristique, unique, qui va par enchantement délivrer l’âme de Benali de tous ses soucis. Celui de Mouch. Ce ne peut être qu’elle qui gravit le chemin sinueux avec sa bique. Mouch. La seule ixienne à parler le terrien. C’est dire s’ils avaient papoté ! Une femme étonnante. Une amie.

Benali se lève et presse le pas. Il a envie de dévaler la pente, dégringoler les murets, mais il sait combien les cultures en terrasses sont précieuses. Il se dépêche donc, en ménageant les feuilles charnues du potager. Il enjambe le parapet, foule la terre aride et s’élance alors vers le grelot qui tinte au loin, mais carillonne déjà dans son cœur. Il s’arrête, essoufflé, à l’embouchure du sentier qui serpente péniblement le long de l’immense volcan pour venir se jeter dans le lac. Devançant sa vieille bique, c’est bien Mouch qui grimpe joyeusement. Sa tignasse rousse au vent. C’est bien son pas nerveux, sa belle carrure, sa démarche onduleuse. Sa force. Elle approche. Ses yeux vous trouent comme des phares. Des yeux sépia orangés. Qui brillent comme des soleils. Puis elle éclate de rire, de son rire bruyant, qui roule comme un tambour.

— Bonjour petit bonhomme ! lui lance-t-elle en terrien, d’une voix chaude et rude.

Il y avait longtemps qu’il n’entendait pas ce «petit bonhomme». Ça lui faisait drôlement plaisir.

— Ma petite Mouch, viens que je t’embrasse, répond-il, dans sa langue maternelle.

Benali se hisse sur un rocher et la serre contre lui. Le temps de sentir la rondeur de ses bras, son odeur et les battements de son cœur. Puis il reprend.

— Si tu me trouves ici, c’est parce que Mademoiselle est toujours en vadrouille. Sinon, tu aurais parfaitement pu traduire leur foutu message.

— C’est quoi foutu ? Il y a problème avec les tiens ?

— Les miens ?

Mouch le regarde, déconcertée. Ses yeux fouillent les siens. Ça l’embarrasse.

— On m’a raconté pendant voyage de retour que message était arrivé dans boîte qui capte. Message terrien. Message des tiens. C’est pas vrai ? C’est quoi foutu ?

— C’est vrai, Mouch. Les terriens ont envoyé un message. Il n’y a pas de problème. Ils viennent en paix passer des vacances ici.

— C’est quoi vacances ?

— Euh, je t’expliquerai un autre jour.

— Ce n’est pas fondamental ?

— Non, ce n’est pas fondamental.

Benali sourit. Ces mots pompeux, c’est lui qui les lui a appris. Tous. Les boursouflés et les tendres et les légers. Il les entend dans sa bouche et ça lui rappelle les cascades de rires pendant les leçons de terrien. Sa curiosité infatigable. Son intuition magnifique. Son regard buté, obstiné, quand elle ne perçait pas le secret d’un mot. Les moues et les postures comiques pour prononcer correctement. Ils avaient ri à gorge déployée. Ils avaient ri à en pleurer. Benali s’était approvisionné en rires, pendant cet apprentissage. Il en gardait tout un sac, qu’il faisait miroiter tout seul, et qui brillait encore de tous ses éclats.

— Raconte-moi plus. Le message des tiens, dit-elle en clignant malicieusement de l’oeil.

Cette femme le remue. Devine-t-elle son désarroi ? Il énonce lentement.

— Ils racontent comment le monde a été chamboulé, la Terre en difficulté. Ils sont partis dans l’espace un peu partout. Ils vont atterrir et nous faire signe. Ils viennent en paix.

— C’est for-mi-dab ! For-mi-dab ! Je vais pouvoir chercher contes terriens. C’est for-mi-dab !

Elle saute à pieds joints, absolument ravie. Benali la regarde. Évidemment, elle est enchantée. En fin de compte, c’est une Sage. Elle s’absente longtemps, mais ce lac est son point d’attache. Ils sont tous pareils. Enthousiastes, optimistes invétérés. Des enfants surdoués, des gamins endurcis par l’air vif des hauteurs. Des passionnés qui se livrent avec ferveur à leur quête.

Mouch cherchait des contes. Dans les replis lointains de l’enfance, tapis dans la mémoire des gens. Elle allait les débusquer à la cadence saccadée du trot de sa bique. Elle s’enfonçait dans les villages et se frayait un chemin dans le cœur des habitants. Elle leur offrait la fougue, la douceur et les rêves, à la veillée autour du feu. Elle égrenait ses contes. Elle ensorcelait. Le village attroupé était pendu à ses lèvres. Elle faisait jaillir de l’oubli des êtres fantastiques, des crimes épouvantables, d’humbles petites gens aux ruses magistrales. Elle mettait à nu les émotions, qui frissonnaient près du foyer et s’échappaient en grappes de mots. Sa voix rauque emplissait l’espace, forçait le silence. Elle rythmait ses phrases d’accents cuivrés qui résonnaient dans l’air, scandaient le temps. Elle fabriquait de la poésie aux yeux de tous. Puis, elle leur demandait s’ils racontaient le soir des contes à leurs enfants, s’il y avait encore un conteur au village. Captivés, séduits, ils cédaient à sa requête et délogeaient les contes de leurs tanières. Elle les récoltait, à pleines mains. Quand la besace de sa bique était pleine, elle rentrait engranger sa moisson.

Maintenant, elle trépigne de joie, Ô joie, ô liesse ! Tous des fadas, pense Benali. Mais il lui dit: — Ma petite, comment c’était déjà, ah oui, ma petite «linguiste de terrain-spécialité contes populaires», si tu veux m’accompagner chez les terriens, dépêche-toi. Je m’occupe du premier transport. Les sages sont réunis pour nommer les membres de l’expédition.

— Tu sais où sont terriens ? fit-elle, écarquillant ses yeux sépia.

— On a de vagues soupçons. Peut-être au Plat Pays, dans la Mare. On a décidé d’aller jeter un coup d’oeil, en attendant qu’ils nous contactent.

— Je pars avec toi.

— Mais, ils sont dans la grande grotte en train de décider...

— Ne t’en fais pas, ça finira par chaises musicales et là je suis nonbattable !

— Imbattable, on dit imbattable. Les chaises musicales, c’est quoi ?

Ils se dirigent vers la grotte. Elle explique, patiemment. Tu comprends, ces discussions ça ne verse à rien

— Ça ne rime à rien.

— Ces discussions, ça ne rime à rien. Ils s’embrouillent. Et puis ils sont paresseux, tu sais. Ils s’emballent dans tête, mais peuvent pas quitter Peau-Lisse. Beaucoup ont mal du lac, s’ils partent. Sont malheureux. Esprit moins clair loin d’ici.

Elle se tait un instant, fait glisser son regard sur le lac chatoyant et respire longuement . Les yeux fermés, elle aspire à plein poumons l’air des hauteurs retrouvé. Elle se ressource. Puis, elle ouvre les yeux, part d’un éclat de rire et insiste:

— Ça finit toujours par chaises musicales.

— C’est quoi chaises musicales ?

— C’est un jeu, petit bonhomme. Un jeu où on tourne autour de chaises au son de musique, mais il manque toujours une chaise, alors ceux qui ne trouvent pas où mettre cul quand musique s’arrête ont perdu. Ça continue jusqu’à nombre nécessaire.

— C’est ainsi que vous formez vos délégations ?

— Presque toujours.

— C’est dingue !

— C’est ri-go-lo, très ri-go-lo. Et pas mauvaise méthode. Les plus ardents de faire gagnent. Ça fait groupe plein d’énergie.

— C’est surtout les plus jeunes ou les plus agiles qui l’emportent.

— Non. Ça dépend. Une fois Séraphin a gagné.

— Séraphin ? Celui des genoux qui craquent ? C’est dingue.

Dans la grande grotte, la discussion bat son plein. On en est à se demander s’il serait plus judicieux d’inclure dans l’équipe un spécialiste en herméneutique ou plutôt un mathématicien probabiliste. Quelques voix, cependant, commencent à réclamer les chaises musicales. Mouch fait un clin d’oeil complice à son ami et se dirige gaiement vers les assistants qui se répandent en sourires, paroles de bienvenue et embrassades. Benali la suit du regard pendant qu’elle se faufile dans la foule. La bique est restée sur le pas de la porte. Benali aussi. Il observe l’étrange congrégation, formant un large cercle, sous l’énorme voûte de la caverne. Elle est baignée d’une clarté douce et tamisée, car de nombreuses lucarnes y déversent des filets de lumière, où l’on voit danser de la poussière dorée. Il se sent tout bizarre. Il ne perd pas de vue la tignasse rousse. C’est alors, qu’une voix familière vient murmurer à son oreille:

«J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,

Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.»

— Salut mon vieux ! Je... Mais le tavernier poursuit, imperturbable:

«J’eusse aimé voir son corps fleurir avec son âme

Et grandir librement dans ses terribles jeux,

Deviner si son cœur couve une sombre flamme

Aux humides brouillards qui nagent dans ses yeux,» Benali rougit. Ça l’énerve. Yrgrave continue.

«Parcourir à loisir ses magnifiques formes,

Ramper sur le versant de ses genoux énormes,

Et parfois en été, quand les soleils malsains,

Lasse, la font s’étendre à travers la campagne,

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins,

Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.»

— Qu’est-ce-que ça veut dire ? maugrée-t-il.

— Mais rien du tout, répond l’autre, amusé. C’est de la poésie. Mon vieil ami Bô, tu t’en doutes bien.

— Ami, ami, tu ne l’as jamais connu, rouspète Benali. Il y a belle lurette qu’il est mort.

— Ça ne l’empêche pas d’être mon ami et je le connais bien, rétorque doucement Yrgrave. Toi aussi, d’ailleurs.

— Tu as raison, Yrgrave, chuchote-t-il, adouci, moi aussi j’aime sa poésie. Avec toi, impossible de faire autrement ! Tu n’as que lui à la bouche.

Benali sourit. Il se souvient des innombrables fois où le tavernier glissait les vers de son poète préféré dans les conversations, comme si de rien n’était, et ses paroles enflaient et roulaient comme des vagues qui finissaient par submerger l’auditoire. Yrgrave était sujet à ces transports poétiques. Tous ses proches connaissaient le grand poète ixien, Bô de l’Air.

— Tu crois que ça va prendre encore longtemps ?

— Ils vont bientôt passer aux chaises musicales. Ils ne tiennent jamais plus de quatre heures de débat.

— C’est dingue, reprend Benali, consterné.

— Qu’est-ce-qui est dingue ?

— Tout, Yrgrave, tout est dingue, profère Benali, d’un ton sinistre. Je n’y comprends rien. Et d’abord, quel âge as-tu ?

— Mon âge ? fait-il, ébahi. Qu’est-ce-que ça peut bien te faire, mon âge ?

— Jusqu’à maintenant, je n’en avais rien à secouer, mais maintenant j’ai besoin de savoir, affirme-t-il, catégorique.

— Si ça peut te faire plaisir... J’ai 49 ans.

— Et Ariane, quel âge a-t-elle ?

— Mais, tu es obsédé, petit. Je n’en sais rien. On est discret, nous autres.

— Mais elle est très vieille, ânonne Benali.

— On avait remarqué, figure-toi.

— Je suis désolé, mon vieux, mais tout à coup, j’ai l’impression de pédaler dans la semoule. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas.

— Comme ça, tout d’un coup ?

— Oui, tout d’un coup. J’ai des tas de questions à te poser, Yrgrave.

— Eh bien, tu attendras un moment plus propice, mon ami. Les chaises musicales vont commencer et je ne veux pas rater ça. Viens, c’est tordant.

Les Sages s’affairent, transportent les petites chaises cannées, comptent les candidats. Il y en a quarante quatre pour quatre places disponibles dans sa pirogue. Trois musiciens se mettent à accorder leurs instruments. On distribue du xyl. C’est la fête. On trace le cercle à la craie rouge. Les concurrents prennent place. La musique attaque en douceur, puis retentit dans la grande salle voûtée. Elle déclenche une ronde endiablée, où quarante quatre Sages virevoltent, comme des pantins disloqués, dans une danse sauvage. Le public, enthousiasmé, entonne un refrain à tue-tête. Quand la musique cesse, c’est la ruée, la pagaille totale. Zigmar, le premier perdant, se retire en riant. Viennent ensuite, Doryphore, Amanite, Clon, Ariane, Velin, Yank, Doucette... Benali en perd le compte. Ils quittent la ronde à regret, l’oeil vif et grisé par la danse, haletants, souriants. A Peau-Lisse, on adore danser. Il faut une bonne demi-heure pour purger toute délégation de ses candidats danseurs. Petit à petit ils cèdent la place aux vrais fervents. On les reconnaît. Mouch avait raison, pense le terrien, ce sont les plus motivés, qui gagnent, les plus «ardents de faire». Albédo, l’astronome, perclus de rhumatismes, se démène comme un fou. Tilès, la musicienne, et Bricole surveillent les sièges comme les chasseurs guettent leur proie. Basile et Sitacor s’affrontent dans la bataille. Xen le philosophe se dépense sans compter. Seule Mouch danse avec l’aisance de celle qui n’a jamais perdu. La musique résonne, sauvage et lancinante. Le jeu continue, alors que les soleils faiblissent à l’extérieur. Les rires fusent. Les sages chantent en cœur dans le plus grand délire. Le groupe s’ébauche, se précise. Albedo abandonne subitement en exclamant «Par les lointaines céphéides, de toutes façons, y a pas d’étoiles maintenant !». A la fin de la dernière ronde, la délégation est finalement constituée: Mouch, Bricole, Basile et Sitacor. Les quatre individus qui vont partir «en représentation» transpirent à grosses gouttes. Ils se servent une bonne rasade de xyl bien méritée pour y remédier. Nommer une délégation, ça s’arrose toujours.