L’alphabet

Malgré le mal au crâne et la gueule de bois qui vous frappaient immanquablement au lendemain des chaises musicales, on était actif à Peau-Lisse. On y préparait le départ, presque imminent, une fois qu’on avait constaté que la méthode continuait à faire ses preuves et que l’équipe était judicieusement choisie. La présence de Mouch paraissait maintenant, à tête reposée, indispensable au succès de l’expédition. Sa connaissance de la langue allait constituer la source d’information la plus précieuse. Sitacor était un des plus dignes représentants du savoir mathématique. Sa bosse en faisait foi. Bricole était bricoleur en chef, le mieux armé pour essayer de comprendre les techniques étrangères. Il brûlait d’impatience de se frotter aux terriens. Et Basile était poète. Ils étaient censés inspirer autrui, faire rêver au-delà du possible. Semeurs d’avenir, les poètes étaient toujours bienvenus dans les expéditions. Le groupe semblait parfait. Mais le temps pressait. La chanson d’Eau-Tonne commençait à prendre forme. Il fallait se hâter, arriver avant la pleine lune, avant l’arrivée des trombes tièdes. Les chemins seraient alors impraticables. Si l’on avait un chez-soi, on y retournait toujours au moment de l’Eau-Tonne. Il y avait fort à faire et c’est avec les siens que l’on faisait provision d’eau pour la nouvelle année. Une agitation fébrile s’était emparée de tout le monde. Les élus préparaient leur maigre bagage, qui tenait dans un baluchon. Il ne restait à régler qu’un petit différend.

— Non, Mouch, il n’en est pas question !

— On peut parfaitement s’arranger !

— Non, il n’y a pas de place. Je te l’ai déjà expliqué.

— Mais

— Il n’y a pas de mais ! Tu ne prendras pas ta bique !

Solidement campée sur ses jambes, elle le défie insolemment du regard. Mais sa bravade n’a pas d’emprise sur l’autorité du petit terrien, le piroguier. La loi du passeur. Il lui rend un regard ferme voilé de tendresse et ajoute.

— Je porterai ta besace.

— Non, je porterai moi-même, dit-elle, renfrognée.

Puis soudain, deux petites fossettes se creusent sur ses joues et un éclair de malice traverse ses yeux. -Tu as raison. Si tu avais accepté, grand débat sur valeur en hommes de ma bique ! Et puis, elle a besoin de reposer un peu. Sera mieux ici. Je suis prête, si tu veux, dit-elle sagement.

Benali lui tend la sacoche. Elle est bien lourde.

— Qu’est-ce que tu trimballes là-dedans ?

— Ma nouvelle imprimerie. Regarde.

Elle pioche dans l’un des sacs de sa besace et en tire une poignée de petits objets, qui tintent comme des noisettes, et qu’elle déverse dans la paume de Benali. Il connaît ces petites formes façonnés en relief. Mouch sculpte des caractères d’imprimerie depuis longtemps, dans la terre noire et poreuse de Peau-Lisse, qu’elle cuit ensuite avec sollicitude. Elle fabrique des alphabets ixiens qu’elle offre en cadeau d’au revoir aux villages qu’elle traverse. Mais cette fois, les lettres représentent des signes terriens. Benali les caresse, étrangement ému de retrouver les lointains caractères romains.

— Elle est très belle Mouch, mais pourquoi veux-tu la prendre ?

— Je vais donner aux terriens, comme toujours.

— Mais ils n’auront pas besoin d’une imprimerie terrienne. Les terriens savent tous lire et écrire depuis des siècles et n’impriment plus rien sur papier.

— Alors je donnerai aux petits, qui apprennent, parce que vous apprenez quand même, non ?

— Oui, évidemment.

— Je donnerai aux tout petits pour qu’ils me racontent des choses à moi. Je repasserai dans quelque temps, comme toujours, pour prendre contes. Et aux grands, qui ne savent pas lire ni écrire un seul mot d’ixien depuis des siècles, je donnerai l’autre, fait-elle, satisfaite, en tapotant son deuxième sac.

— C’est une très bonne idée, Mouch.

— Oui. Ça marche bien l’imprimerie. Si tu voyais tous ces contes que j’ai cueillis ! Tu sais que j’ai aussi mis signes qui contiennent idées, certains précis autres flous. Ça a permis faire apparaître êtres différents. Histoires merveilleuses. Et, quand je passe faire ma récolte, les enfants m’attendent et tous veulent montrer qu’ils peuvent lire. C’est formidab !

— C’est formidable, effectivement, acquiesce Benali, songeur.

Un vaste monde qui avait oublié l’usage des signes s’étendait aux pieds du volcan. Déjà, avant le Cas Ta Clysme, peu de gens savaient lire. Depuis, c’était pire. Mouch, avec ses contes passionnés et son imprimerie, raccommodait tant bien que mal le tissu troué de l’écriture. Elle le rapiéçait avec sa verve, son espoir infatigable et l’ardeur égale qu’elle déployait à retrouver les trésors de l’oral et à transmettre l’héritage de l’écrit.

— Moi aussi, j’ai fait beaucoup de progrès en terrien. J’ai fini ton livre.

— Quel livre ? fait Bénali, abasourdi.

— Celui-ci.

Elle exhibe fièrement le «Manuel d’Entretien du moteur PH-4656-G», tout écorné et froissé.

— C’est pas très beau.

— Non, c’est moche. C’est dommage, j’aurai pu avoir un bon roman-poche-papier quand tout s’est déglingué, mais ils étaient déjà difficiles à trouver à l’époque. On lisait sur ordi. Je suis désolé, ma pauvre Mouchette, ce manuel c’est une horreur et je n’ai toujours pas été capable de me rappeler un seul conte terrien, gémit-il, tout penaud.

— Ne t’en fais pas. Tu m’as appris à parler et as enseigné les vingt-six lettres. C’est trop beau !

— Mouch, j’ai des tas de questions à te poser.

— Plus tard, petit bonhomme. Maintenant, il faut partir.

Ils rejoignent les autres. Ils sont tous prêts. Albédo improvise un discours d’adieu.

— Allez voir au Plat Pays si les Terriens y sont. Soyez vous-mêmes, ça devrait suffire. Et revenez vite avec eux, qu’on puisse contempler ensemble les étoiles après le déluge. Nous attendrons ici leur message, et s’il arrive, nous vous enverrons un Volant voyageur. Que les lointaines céphéides éclairent votre route !

Le petit groupe jette un dernier regard sur la peau lisse du lac et la ligne de faîte puis s’engage dans le sentier. La descente se fera en silence. Il faut être attentif sur ce chemin escarpé. Il impose le respect, tout comme le paysage, qui se déroule en éventail, majestueux, grandiose. Les questions de Benali attendront.