Pot-pourri de vers

Ils ont pris leur dernier repas sur la terre ferme chez Palude, palefrenier et charretier de père en fils, dresseur et loueur d’hipparions qui tient boutique aux abords de la Mare. Pendant que les convives sirotent le chay brûlant, Benali a pris congé de leur hôte pour partir en reconnaissance. Il a hâte de regagner sa pirogue. Depuis un moment, il ne pense qu’à ça, et se morfond en attendant la fin du petit-déjeuner. Yrgrave, qui l’a suivi peu après, l’aperçoit en extase, plongé dans la contemplation de sa barque. Fort heureusement, elle l’a attendu sagement, et il la retrouve intacte dans cet abri douillet qu’il lui avait ménagé. Sur Ixe, on respecte tant bien que mal la propriété d’autrui, tant que les circonstances le permettent. Benali est heureux comme un gamin.

Il lui caresse doucement le flanc pendant qu’il en explore l’intérieur d’un regard avisé. Ce morceau d’écorce serait-il son seul trésor ? se demande Yrgrave en approchant.

Le terrien défait maintenant les amarres, love consciencieusement les cordages, absorbé dans ses pensées. Yrgrave n’ose interrompre. Quand le dernier morceau de corde est enroulé sur lui-même, Benali lève les yeux sur son ami et un voile de tristesse couvre subitement son regard. Voile passager qu’il s’efforce de chasser au plus vite. Pour y parvenir, il esquisse un sourire, mais le résultat est si piteux, si lamentable qu’Yrgrave ne peut s’empêcher de rire.

— Que t’arrive-t-il, petit chenapan ? Qu’as-tu donc à faire des grimaces ?

Benali, bien incapable d’offrir une explication, cherche maintenant à se donner une contenance. Pourtant, il n’arrive pas à se départir de son sourire idiot et patauge dans le mutisme.

— Allons, galopin, ne t’en fais pas. Tu as beau venir de très loin, je te connais comme ma poche. C’est mon grand âge qui te fait souci, n’est-ce pas ?

Benali s’obstine à rester muet comme une carpe et s’emploie à ébaucher un nouveau sourire, tout aussi navrant que le précédent. Le tavernier, continue, persifleur.

— Tu comptais boire longtemps à l’oeil dans ma taverne ! Avoue, petit gredin centenaire !

Le silence qui suit le fait se raviser subitement et d’un ton morose, c’est lui qui avoue:

— «Ô douleur! Ô douleur! Le Temps mange la vie Et l’obscur ennemi qui nous ronge le cœur du sang que nous perdons croît et se fortifie.»

L’air parait soudain froid, le silence tranchant. Les deux hommes esquivent le regard. Yrgrave poursuit.

— «Serré, fourmillant comme un million d’helminthes, dans nos cerveaux ribote un peuple de démons, et quand nous respirons, la Mort, dans nos poumons, descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.»

Les vers retentissent dans le silence devenu glacial. Yrgrave en cherche d’autres, et pioche, dans sa tête, au hasard.

— «Voilà que j’ai touché l’automne des idées...»

Le terrien n’en peut plus. Désolé d’avoir déclenché par maladresse ce torrent d’idées noires, il agrippe le bras de son compagnon, et murmure: Yrgrave, mon ami. Mais celui-ci l’arrête immédiatement. Benali, je veux que tu comprennes que ce n’est pas tant la mort qui m’effraie que le contenu de cette vie que je vais quitter. Ce dont on remplit l’existence compte plus que la simple durée de celle-ci. Or, vois-tu, je n’ai pas toujours été à la hauteur. Je suis plein de défauts. A plus d’un titre, énonce-t-il désolé, je suis une crapule.

Benali le fixe d’un air grave. Il voudrait lui servir de bâton de détresse. Yrgrave renonce à chercher ses propres mots et emprunte ceux de Bô, puisque d’autres ont su dire mieux que lui ce qu’il a sur le cœur. Il murmure.

— «Pouvons-nous étouffer le long, le vieux Remords,

qui vit, s’agite et se tortille, et se nourrit de nous comme le ver des morts,

comme du chêne la chenille ? Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords ?»

C’est là que le bât blesse, petit. On voudrait vivre intensément une vie belle, pure et lumineuse... un jour on se rend compte qu’on a vécu comme une canaille une vie bête, mesquine et sombre... Il y a tant de choses que j’aurais aimé faire autrement ! Tant d’excès que je voudrais effacer !

Ses paroles s’échappent avec difficulté. Égrenées une à une, à voix basse, comme on fait une confession. Benali offre son silence et son regard soutenu. Il ne sait pas quelles fautes tourmentent à ce point son ami. Mais il connaît bien son caractère. Les colères d’Yrgrave sont tristement célèbres. Elles l’enflamment, elles extirpent la rage qui lui tenaille le ventre. Il profère alors des injures immondes, d’effroyables menaces. Il entretient sa fureur avec zèle et la porte triomphant à son paroxysme. Il peut tout mettre en pièces. Puis la crise passe. C’est très pénible. Ses engueulades avec Falika sont aussi légendaires. Comme s’il avait deviné le cours de ses pensées, le tavernier enchaîne.

— Mais tu vois, Bô disait: «Résigne-toi mon cœur, dors ton sommeil de brute.

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,

l’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute.» Or, moi, mon cher, je ne suis pas prêt. Je ne suis ni vaincu, ni fourbu, j’ai encore le goût de la dispute, malheureusement, et l’amour a pour moi une saveur exquise. Je ne suis pas encore prêt.

Il sourit, découvrant ses dents jaunies et déclame, levant les bras au ciel: — «Ô mort, vieux Capitaine», il n’est pas encore temps de lever l’ancre ! Puis, sur le ton de la confidence, il explique: — Je n’en ai pas beaucoup, de temps, il est vrai. Mais je compte l’employer à bon escient. Je vais m’assagir, maîtriser la violence. Mais, surtout, je vais mieux aimer, tu comprends, aimer tout court. J’ai «mon tigre adorable, mon monstre aux airs indolents, je veux longtemps plonger mes doigts tremblants, dans l’épaisseur de sa crinière lourde». C’est le poète qui parle, mais qu’importe. Je deviens vieux, bientôt mis au rebut, mais maintenant, petit, «Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses». C’est ce que je fais. Je presse le jus de chaque nouvelle minute, Benali, d’ici jusqu’à la fin. Avec passion ! Avec ferveur ! Falika a 47 ans. Je le dis à titre d’information puisque tu sembles maintenant t’intéresser à tous les anniversaires et parce que je sais que tu n’oses pas poser cette question qui te démange. Tu sais que je l’aime, mon ami. Je vais mieux l’aimer.

Il parait satisfait de ce dénouement. Il sourit malicieusement. Calme et serein, l’oeil pétillant de gaîté, il ajoute en guise de conclusion:

«Usant à l’envi leurs chaleurs dernières

nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux

qui réfléchiront leurs doubles lumières

dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.»

Yrgrave semble maintenant parfaitement heureux. Le temps n’est plus pour lui qu’un matériau docile, dont il saura extraire l’élixir de l’amour et l’essence de la vie.