La maille aux tiques

Deux adolescents enfilent un des longs corridors du Vaisseau. Des retardataires, sans doute. Ils viennent de quitter une des salles de classe vide. Le premier se gratte distraitement la tête tandis que le second baille à s’en décrocher la mâchoire.

— Je me suis carrément endormi pendant le cours. J’ai dû rêver d’ailleurs, J’entendais le Précep parler de puces !

— De tiques, c’étaient des tiques.

— Alors c’était vrai ? Comment se fait-il qu’il nous parle d’insectes en philo ? Je n’y comprends rien.

— Moi non plus, je n’ai rien pigé. Il y avait une espèce de filet pour les attraper. Ça semblait pourtant lui tenir à cœur, cette maille aux tiques. Il l’a bien répété une dizaine de fois: n’oubliez pas la maille aux tiques, la maille aux tiques... Encore une de ces théories du temps des dinosaures !

— Y sont fous ces précep !

Platane, qui travaille à son bureau, la porte ouverte sur le couloir, a tout entendu. Il en devient blême, rouge, il serre les poings, puis s’élance au dehors avec l’énergie d’un éléphant en colère. Il rattrape les deux écervelés, les fulmine du regard et leur lance, d’un ton sans réplique:

— Vous avez un rendez-vous cet après-midi sous le Vaisseau !

— Un rendez-vous ? Avec qui ?

— Avec moi.

— Pour quoi faire ?

— Pour parler de la maille aux tiques.

Les enfants le regardent, stupéfaits. Platane est habituellement d’humeur placide. Là, il trépigne, il rage, il fume littéralement. La prudence conseille d’accepter l’invitation sans discuter.

— A quelle heure ?

Platane hésite, puis légèrement radouci:

— Je vous attends à l’heure de la brise. Sans faute !

Les deux compères s’éloignent, tête basse. On les entend murmurer: — Je me demande quelle mouche l’a piqué.

Platane, déboussolé, déambule le long du couloir. Hagard, il cherche refuge. La bibliothèque ! Il s’y dirige à grands pas. Il ouvre la porte à la volée. Oxymore ! Un véritable cri de détresse. La bibliothécaire le regarde, étonnée, derrière ses lunettes en amandes.

— Oxymore, c’est affreux ! Platane s’affaisse sur une chaise, les bras ballants. Puis, il cache son visage dans le creux de ses mains vigoureuses. Il se gratte le crâne, chauve, rond comme un oeuf.

— Que t’arrive-t-il, Platane ?

— Si j’avais des cheveux, Oxymore, je me les arracherais tout de suite !

— Que s’est-il passé ? Platane prend une grande inspiration, comme s’il avait peur de manquer d’air. Il suffoque déjà.

— J’ai rencontré deux cancres dans un couloir ! Ils parlaient du cours de philo. Ils n’avaient rien compris. Seule idée retenue: la maille aux tiques.

— La maille aux tiques ? Qu’est-ce que c’est ?

— Une espèce de filet pour attraper des insectes.

— Je ne comprends pas.

— Réfléchis, Oxymore, ces analphabètes viennent de subir, ô malheur, comment cela est-il possible, de subir disais-je, un cours de philo.

— Attends un peu... la maille aux tiques, la maille aux tiques.... Saperlipopette, j’y suis ! La maïeutique ! Socrate !

Elle arbore un large sourire. Fière de son exploit et vaguement amusée. Platane, quelque peu réconforté par ces paroles qui remettent les choses en place, lui adresse un sourire piteux.

— C’est affreux, Oxymore !

— Remets-toi, mon vieux. Ah, je sais bien. Les gosses, ça use, ça use. Toutes ces âneries qu’il faut entendre !

— Je vais reprendre les choses en main, Oxymore. Je vais redonner des cours. Je n’aurai jamais dû quitter l’enseignement. Avant le Grand Chamboulement, je vadrouillais partout, je parlais à droite à gauche, j’écoutais, j’allais au devant des hommes et des femmes, dans la rue, partout. Je pratiquais alors la maïeutique, j’aidais les esprits à accoucher de leurs pensées, je découvrais avec eux les trésors enfouis dans les cerveaux, le plaisir de la dialectique...

Il soupire. Oxymore sourit: — J’aimais beaucoup tes cours de philo. J’allais t’écouter sur la grande place... Ses yeux se perdent un instant dans ce souvenir lointain. Platane gratte consciencieusement le bout de son nez épaté. Il poursuit.

— Tu vois, je me suis un peu éparpillé, une fois à bord. J’ai voulu faire le point. J’ai papillonné ici et là, toutes les variétés de l’existentialisme, incursions scientifiques avec les fondements quantiques, le courant biotechnique, les nouveaux principes cybernétiques, divagations psy dans l’inconscient collectif, tous les néo, les post, les multitudes d’ismes, j’ai tout revu de fond en comble. Tout ça pourquoi ? Pour en arriver à la case de départ. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Comme mon confrère du temps des dinosaures !

Il pousse un soupir de lassitude. Oxymore lui tend un bol de thé chaud. Il le reçoit doucement dans le creux de ses mains larges, le contemple avec amour et murmure: — Ah ! savoir apprécier le thé, cérémonieusement, comme une invite à la réflexion... Ces vieux japonais avaient touché là une fibre essentielle...

— Oxymore, affirme-t-il d’un ton déterminé, je vais réagir. Tout d’abord, réhabiliter le métier, lui redonner son nom, philosophe. Plus de néologisme creux, plus de philote ! J’ai passé outre à l’époque. Les matheux, les ingénieux au lieu des mathématiciens, des ingénieurs. Je m’en fichais éperdument. Comme de la réforme de l’ortographe, les psis remplaçant les psys, les majuscules fantaisistes, etc. Je me disais que le nom peut changer, la fonction reste. Mais je constate qu’on en arrive à oublier l’essentiel avec ces jeux de mots, cette perversion du langage, cette paresse.

— Ah, oui, les nuances en prennent un bon coup, les nuances... fait-elle, attristée.

— Philosophes, des personnes qui aiment la sagesse, qui font prévaloir la raison, la recherche de la vérité. Mais avec toutes ces digressions, depuis le début du voyage, j’en ai oublié ma mission d’éduquer mes contemporains. Un philosophe se doit d’être imprudent, impudent, impertinent ! Conscient de ma propre ignorance, mais fort de mon humble expérience de maïeuticien, je peux aider hommes et femmes à enfanter des idées. On a beau ne rien savoir, rien ne nous empêche de chercher à savoir. Je n’étais pas mauvais pédagogue à l’époque, je vais reprendre mes cours.

— Quand ?

— Ce soir, à l’heure de la brise. J’ai donné rendez-vous à ces deux chenapans sous le vaisseau. J’ai dû différer la leçon, tu comprends, j’étais trop énervé. La recherche de la vérité doit se faire dans la joie et cette petite brise est une goutte d’extase. Ces enfants, Oxymore, endurent leurs cours de philo ! Si c’est pas malheureux ! Il faut leur redonner le goût de penser. Ce n’est pas de la tarte, j’en conviens. Nous sommes toujours à la première case, dans la même caverne, à regarder trembloter les ombres des idées, sachant que nous ne voyons que le reflet d’une réalité bien plus grande et bien plus vraie. Mais qu’importe, nous sommes là, avec nos cervelles bourrées de neurones et de synapses. On doit en profiter.

— Mais, on s’y emploie, Platane, entre tous.

— Tu as raison, Oxymore. Je suis injuste envers mes semblables.

Il soupire, se gratte distraitement le crâne, puis continue doucement.

— Parmi les mordus de savoir, j’éprouve le plus grand respect pour mes collègues scientifiques. Ce sont eux les authentiques chercheurs de vérité, qui se défient des conjectures, qui s’astreignent au réel, à la logique du calcul. Ce sont eux qui s’obstinent à traverser les siècles armés de leurs modestes instruments de mesure et la seule foi de la raison. Mais ce sont des angoissés. Ils éprouvent tous, sans exception, le vertige de l’infini. Ils sont littéralement saisis d’effroi. Pas comme nous qui l’appréhendons vaguement, par une astuce de l’abstraction. Non, chez eux, c’est physique. Ils ont entrouvert une lucarne sur l’espace, ils conçoivent l’infini, ils en pressentent l’horreur. Si tu prends un verre de trop avec eux, tu te trouves plongé dans l’abîme du temps, l’éternelle question du contenant et du contenu, l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’univers en balade et, bon sang, dans quoi se balade-t-on ? C’est parce qu’ils ont besoin de certitudes, de vérités fondamentales pour faire taire l’angoisse, qu’ils déploient tant d’énergie. Et c’est grâce à eux, que nous, le commun des mortels, avons moins peur. Il en a été ainsi de tous temps, depuis l’explication de l’orage. Je les admire. Perclus de frayeur, ils osent cependant regarder le monde d’en haut, de loin, dans les étoiles. Ils guident nos pas dans les ténèbres. Nous, philosophes, soupire-t-il, nous nous regardons le nombril... Nous essayons aussi de déceler les causes premières, de transcender l’apparence, mais notre monde est beaucoup moins vaste. Il se limite à l’humain. A l’homme de la rue qui n’a cure de l’incommensurable. Nous sommes plus paresseux, insouciants, fantaisistes, des dilettantes en somme. Nous sommes peut-être beaucoup plus trouillards et, n’osant regarder la réalité en face, nous nous cachons derrière le voile de l’ignorance. Trop heureux de surfer les vagues de notre humble océan humain, nous continuons à nous débattre dans les méandres de l’origine de la pensée, de la force de la parole, de notre condamnation à la liberté, des impératifs éthiques. Cet univers à notre mesure paraît bien étriqué, et pourtant, si difficile à sonder, avec pour seul bagage la certitude de ne rien savoir.

Il conclut, rasséréné. Il a perdu sa couleur écarlate, il n’a plus envie de s’arracher les cheveux, il souhaite simplement reprendre, honnêtement, son métier de sage-homme.

— Merci, Oxymore, souffle-t-il. Cet endroit est un refuge pour moi.

— Il n’y a pas de quoi, Platane. Je n’ai fait qu’écouter. Il doit y avoir quelque chose dans l’air aujourd’hui. Albertine vient de passer. Elle t’a précédé de peu. Elle aussi avait besoin de reprendre du poil de la bête.

— Qu’est-ce qui peut démonter Albertine ? J’ai rarement connu un esprit plus posé. L’exemple même des vertus scientifiques dont je parlais. Un véritable aventurière de la Physique. Qu’est— ce-qui cloche ?

— Elle a peur que les couloirs du temps ne soient plus navigables. Elle se demande si les relais temporels tiendront le coup. Tout cela dépend de l’évolution de la situation sur Terre et tu sais bien que le contact est rompu.

— En somme, elle a peur que nous soyons condamnés à demeurer sur cette planète sans espoir de retour pour les nouvelles générations.

— C’est à peu près ça, bien que je n’aie pas très bien saisi les détails de ses explications.

Platane farfouille dans sa barbe de ses doigts patauds. Puis il sourit.

— En ce qui me concerne, ça ne change rien. Un homme est un homme partout. Je m’en vais, Oxymore, merci encore, tu m’as fait du bien.

— Est-ce que je peux assister à ton cours sous le vaisseau ?

— Une autre fois, ma douce. Ces deux vauriens méritent une leçon particulière sur la maille aux tiques.