La vraie vie

Les jeunes barbotent dans l’eau bourbeuse de la mare. Ils s’amusent à s’éclabousser de temps en temps. Petits plaisirs d’enfants qu’ils découvrent à peine. On ne peut pas patauger dans la boue dans un vaisseau spatial. Ils cheminent lentement dans un brouillard à couper au couteau.

— Je me demande pourquoi on a atterri ici, dit Vent d’Halle, songeuse.

— Parce qu’ils étaient sûrs qu’il y avait de l’eau et qu’il s’agissait d’un biotope pouvant assurer la biocénose.

— Je n’ai rien compris, Tryx. Tu ne pourrais pas parler plus simplement ?

— C’est un écosystème très intéressant, porteur de vie, rectifie le jeune bio.

— Et parce qu’ils pensaient qu’il n’y avait personne, grogne Imanof. Ceux-là, quand il s’agit de se cloîtrer, ils ne ratent pas une occasion !

— Ne rouspète pas tout le temps, Farouche, glisse Vent d’Halle gentiment. Souviens-toi qu’il fallait respecter la quarantaine.

— Parlons-en de cette quarantaine. Tryx est tombé sur un ixien le premier soir !

— C’est curieux qu’on n’en ait plus vu un seul depuis, observe le jeune bio.

— Ils ne sont pas débiles, les indigènes. Il doit bien y avoir des endroits plus accueillants sur cette planète. On est là à tourner autour du vaisseau, qui s’est miraculeusement posé sur le seul terrain sec aux alentours, à regarder la mare. Enfin, regarder c’est beaucoup dire ! On n’y voit pas à un mètre devant soi.

— Tu as toujours râlé autant ? se renseigne la jeune fille.

— Je crois que ça a commencé quand j’ai mis les pieds dans le vaisseau, répond Imanof en se déridant soudain. Mais ne me prends pas pour un grincheux. J’en veux aux taulards, mais j’adore la vie. La vraie vie.

— Elle est sûrement plus authentique, la vie, depuis que nous sommes ici, souligne Tryx, les yeux rêveurs. Rappelez-vous le jour où le petit Tao s’est fait piquer par une bête. Nous étions tous autour de lui à regarder sa cheville enfler. Il était fier comme un paon, malgré la frousse. Sa première piqûre ! Nous étions jaloux. Lequel d’entre nous se souvient d’avoir jamais été piqué par un insecte ? Claire a touché une urticacée, une sorte d’ortie excuse-moi. Patou s’est planté une épine. Quels veinards d’avoir à gratter ces démangeaisons, à soigner ces brûlures ! Nous attendons tous ce rite d’initiation, de passage à la vraie vie.

— Ça fait déjà du bien de voir les soleils qui se lèvent sur un vrai jour, fait de lumière vraie. Et des nuits bien réelles, même si elles sont si noires. C’est tellement beau le cycle du jour et de la nuit ! murmure Vent d’Halle.

— C’est comme la nourriture, renchérit Imanof. Il me semble que je n’ai rien goûté de meilleur que ces petits amuse-gueules ixiens que nous prépare Maître Kheu. Ce brave homme — c’est bien un des rares adultes au-dessus de tout soupçon — a toutes les peines du monde à nous servir de la boustifaille locale. Les autres invoquent le sacro-saint principe de précaution. Mais ces apéritifs servis au compte-gouttes, quel délice ! Et, pourtant, côté cuisine, nous avons été gâtés au pénitencier.

Tryx et Vent d’Halle lui jettent un coup d’oeil amusé. Enveloppés de brume, tous les trois avancent à tâtons, heureux de pouvoir flâner, humer les effluves qu’exhale la mare, agréables ou pestilentiels, qu’importe. Toute émanation de vie est perçue comme une aubaine. Leurs narines frémissent à chaque nouvelle odeur. Friands de terre, d’humus. Avides de tout ce qu’ils n’ont pas connu.

— Il paraît qu’il va pleuvoir...

Ils attendent la pluie comme un cadeau. Certains s’en souviennent. La plupart l’ont oubliée.

— J’ai fait un rêve très bizarre cette nuit, enchaîne Vent d’Halle.

— Raconte.

— Je dormais profondément, sous terre, enfouie sous les couches les plus reculées de la croûte terrestre, le plus près possible du cœur de la planète. J’étais bien. Une sensation de paix, d’abandon. Puis j’ouvrais les yeux et je m’élevais lentement, très lentement, vers la surface. Au cours de cette montée paresseuse, je pouvais contempler à loisir les strates géologiques les plus anciennes, puis les couches suivantes, une à une. Je voyais défiler le temps et je comprenais l’état d’âme de ces lits de pierres superposés, j’entendais les pensées de ceux qui les avaient habités. Je montais sans effort, je volais lentement, sans bouger pourtant, vers l’écorce de la terre et je me remplissais de l’histoire de la planète. En haut, à l’extérieur, je me trouvais nez à nez avec une grenouille gigantesque qui me disait: «Bonjour Vent d’Halle, petite sœur de Sommeil. Écoute-moi bien. Il faut un nouveau copernique pour déloger l’homme du centre de la conscience». A ce moment-là, je me suis réveillée. C’est vraiment bizarre. Je ne sais même pas ce qu’est un copernique.

— Copernic, c’est un vieux monsieur, enfin non, un gars d’il y a mille ou deux mille ans, qui démontra aux crétins de l’époque que les planètes tournaient autour du soleil et pas autour de la terre, explique le petit Farouche.

— Ce qui délogea l’homme du centre de l’univers qu’il croyait occuper, précise Tryx. Ensuite les crétins eurent beaucoup de mal à avaler que la planète Terre n’était qu’un point ridicule qui orbitait autour d’un soleil minuscule dans une lointaine banlieue de la galaxie, et un mal fou à admettre que la Voie Lactée elle-même n’était qu’un petit amas de poussière quelconque dans l’immensité du cosmos.

Après un silence prudent, Imanof s’enquiert, mal à l’aise:

— C’est quoi une grenouille ?

— Une grenouille ? s’exclame Vent d’Halle, surprise. C’est un animal qui nage, qui saute et qui coasse. Il y en a de toutes les couleurs.

— Il y en avait. Plus maintenant. Ça fait des siècles qu’il n’y a plus de grenouilles sur Terre, Vent d’Halle. Elles ont toutes disparu sans laisser de traces il y a très longtemps, au XXI siècle, si mes souvenirs sont bons. C’étaient des batraciens, ou des amphibiens, si tu préfères. Ici, il y en a des jaunes. L’ixien en avait tout un chapelet épinglé à sa ceinture.

— C’est bizarre, insiste Vent d’Halle. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

— Quoi ? La disparition des grenouilles, ton rêve ?

— Euh, les deux... Vous croyez que ça veut dire quelque chose ?

La réponse s’estompe dans la nappe de brouillard qui se resserre.

Aux alentours, deux hommes cherchent le chemin du retour. Cernés par le brouillard, ils se tiennent par la main. La vapeur est dense et la blancheur épaisse.

— On n’y voit goutte.

— Tu fais de l’esprit ? Ce ne sont pas les gouttes qui manquent pourtant ! Il doit y en avoir des millions en suspension...

— Très drôle. Je te dis qu’on n’y voit absolument rien !

— Moi j’y vois clair, ne te tracasse pas.

— Heureusement que tu es là

L’aveugle guide le clairvoyant à travers le jour opaque. Une rumeur sourde se fraye un chemin dans la brume, et bientôt c’est tout un tintamarre qui les accompagne.

— Ce vacarme m’intrigue, Nokt. J’imagine que le brouillard déforme le son, mais, par moments, je jurerais qu’il s’agit d’une machine. Ça bourdonne, ça vrombit, ça ronfle comme un moteur à explosion. Quand le bruit prend de l’ampleur, le soir, et que l’air vibre de partout, je ne sais plus si c’est une lame de fond prête à déferler ou des hordes de sauvages vociférants qui nous entourent.

— Moi je pense que c’est un chant.

— Un chant ?

— Un chant nuptial.

Thuan braque des yeux incrédules sur son guide. Regard parfaitement inutile, puisqu’on n’y voit goutte. Celui-ci précise sa pensée.

— N’as-tu pas remarqué l’attaque, les différentes intonations, les modulations, le phrasé ? C’est un chant, je te dis, un chant polyphonique. Une sorte de chorale.

— Et, qui, à ton avis, peut émettre ce genre de voix ?

— Je ne suis pas sûr. Probablement un animal. Enfin, des milliers d’animaux pour atteindre un tel volume sonore.

— Quel genre d’animal, un animal humain ?

— Je ne crois pas. Mais c’est toi le scientifique ! Et puis, j’ai entendu si peu de cris d’animaux sur Terre, que je ne saurais dire.

Thuan arbore maintenant un large sourire.

— A cet égard, nous sommes logés à la même enseigne et c’est bien fâcheux. Mais comment n’y ai-je pas songé ? Je faiblis, c’est évident. Tu comprends, ça changerait tout. Les bêtes ne font pas le mal sciemment. J’espère que tu as vu juste, Nokt. Ah, vivement la fin de cette quarantaine, qu’on puisse sortir de ce marécage fumeux ! J’ai envie d’aller voir ailleurs.

— Moi aussi. Et vivement qu’arrive la pluie ! Car il va pleuvoir, n’est-ce pas ?

— Sans aucun doute, Nokt. De la vraie pluie, j’espère. De la vraie pluie, répète-t-il doucement.

Les deux hommes se souviennent en silence des dernières averses qui se sont abattues sur eux, dans leur lointaine planète. Des averses acides.