Nuit noire de questions

Les crapaudes se sont tues depuis longtemps. La chanson d’Eau-Tonne allège les ravages de la tombée de la nuit, mais celle-ci s’installe quand même, partout, en despote. Plongée dans l’obscurité, une pirogue traverse la mare.

Tout un fatras de questions en attente encombre encore l’esprit de Benali. Bric-à-brac de doutes divers qui s’entassent pêle-mêle dans sa tête. Égrapper une à une ces interrogations est devenue une nécessité absolue. Il lui faut épancher ce trop-plein d’incertitudes qui portent sur tout et sur des riens. Cette planète où il a trouvé refuge il y a longtemps, qu’il a adoptée, qu’il chérit, lui est devenue soudain étrangère. Il pensait avoir tout compris, mais il sent bien maintenant, qu’il n’a pas pénétré ses secrets. Ses amis recèlent des mystères qu’il n’a pas su sonder, qu’il n’a même pas devinés. Il croyait avoir levé tous les voiles. Quelle dérision ! Et désormais, le temps presse. Il veut tout savoir, faire entièrement sienne la vie des ixiens avant de se retrouver face à face avec les terriens. Il revendique intérieurement le droit d’être ici chez lui, sous le ciel qui l’abrite, sur la mare qui le nourrit. Il l’a gagné, ce droit: il trime sous les trois soleils depuis quinze ans, sa pirogue sait se laisser glisser sur les ondes obscures, il aime Bô de l’Air. Benali, le petit terrien, le passeur, c’est un gars du coin, un familier. Les autres sont des inconnus. Il ne supporte pas l’idée d’être assimilé à ces étrangers, fussent-ils de son espèce. Il doit se dépêcher de tout comprendre. Avant. Avant la rencontre. Ainsi vont ses pensées, au fil de l’eau, au rythme de la pagaie, qui troue les ténèbres, qui fait clapoter la nuit, la nuit noire, de la planète Ixe. Il en a oublié ses cinq passagers, endormis, blottis dans le creux de la pirogue, lovés comme des cordages. Or, une voix perce maintenant l’obscurité:

— A quoi penses-tu, petit terrien ?

— Sitacor, tu m’as fait sursauter ! Je croyais que tu dormais.

— A quoi penses-tu ?

Le terrien hésite, puis murmure: — Je me demande comment j’ai pu demeurer si longtemps ignorant. Des choses essentielles m’ont échappé.

— A nous aussi apparemment, répond l’ixien dans un souffle.

La rame plonge. L’eau répond. Le clapotis marque la mesure du temps qui coule.

— C’est à cause de la ressemblance, murmure Benali, c’est elle qui m’a trompée.

— De quoi parles-tu ?

— De nous, Sitacor. Toi et moi nous nous ressemblons beaucoup. J’ai vu toutes sortes de tronches au cours de mes voyages. Parmi les humanoïdes, nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. En plus petit. En plus chauve. La plupart des terriens sont chauves. Moins forts. Mais, je t’assure, mon vieux, nous sommes presque cousins.

— Moi, vois-tu, je n’ai pas eu tes fréquentations, mais ça m’a aussi frappé. Mais, comme personne d’autre ne nous est tombé du ciel, et qu’on n’a guère de chances d’y aller, je ne me suis pas vraiment posé la question.

— Quelle question ?

— Mais, celle du pourquoi, du comment !

— De quoi ?

— De la ressemblance.

— Ah, ça c’est une autre paire de manches. Le problème, maintenant, c’est que cette fichue ressemblance m’a fourvoyé. J’ai supposé que tout se passait à peu près comme chez... moi, fait-il, hésitant.

— Et maintenant, tu es terrassé parce ce que notre vie dure la moitié de la tienne.

— Ç’a m’a fait un coup, c’est vrai, mais je me pose maintenant beaucoup plus de questions. Sur tout.

— Par exemple ?

— Comment naissent les enfants ?

— C’est une blague ?

— Non. Dis-moi tout.

— L’homme et la femme doivent s’accoupler. L’homme a un membre sexuel. Comme le tien, toutes proportions gardées. Je peux te l’assurer parce que les filles t’ont bien reluqué pendant ton sommeil au début. Les hommes sont aussi venus guigner. Donc, ce membre, il faut l’introduire...

— Continue, continue.

— Il faut l’introduire dans la gouttière de la femme, puis dans sa grotte, lâcher la semence. Tu as compris ?

— Parfaitement. Chez nous c’est pareil. Continue, s’il te plaît.

— Alors, si les graines de vie du mâle et de la femelle s’accordent à créer une nouvelle vie, la femme est fécondée. Elle grossit. Elle enfante après sept lunes.

— Sept ?

— Oui, sept. Et chez vous ?

— Neuf mois.

— Solaires ou lunaires ?

— Euh, solaires, je crois. Je ne sais plus.

— Curieux.

— Combien d’enfants avez-vous ?

— Mais, deux, évidemment ! Ou quatre, exceptionnellement, si les parents sont géniteurs de jumeaux. Mais les jumeaux, c’est rare.

Sitacor écarquille les yeux pour voir le rameur dans le noir. Il hasarde, inquiet:

— Et chez vous ?

— Chez nous, soupire Benali, enfanter est devenu difficile. Les graines ne s’accordent plus aussi bien qu’avant, ajoute-t-il en souriant. Beaucoup d’enfants sont conçus en laboratoire. Mais les rares terriens fertiles d’aujourd’hui peuvent engendrer plusieurs enfants.

— Plusieurs, ça fait combien ?

— Les terriens d’autrefois en avaient dix, douze, voire plus. Après, ils ont décidé de contrôler les naissances.

— Contrôler ?

— Oui, ils ont trouvé des moyens pour empêcher la conception.

— C’est logique, murmure Sitacor. Avec une telle fécondité... Quelle planète bizarre que la tienne ! Quel est son sens de l’équilibre ?

— Euh...

— Ici, deux vies donnent deux vies.

— Sauf pour les jumeaux, souligne Benali. Là, c’est toujours quatre ?

— Si une mère génitrice de jumeaux est engrossée une deuxième fois, elle portera toujours de nouveaux jumeaux. Mais les jumeaux, c’est rare.

— Je ne comprends pas. Vous avez des graines de vie jusqu’à la fin !

— La vie, petit, ce n’est pas seulement la descendance.

Ils se taisent un instant, perdus dans leurs pensées. Si proches, si différents. Le terrien pagaye, d’un geste sobre, plein de grâce. La pirogue fend l’eau noire. Elle file bon train, elle connaît son chemin. Le silence est rompu par une nouvelle voix qui s’avance timidement.

— Tu as oublié quelque chose.

— Bricole! proteste Sitacor. Je croyais que tu dormais.

— Je faisais semblant.

— Et les autres, ronchonne Benali, ils font aussi semblant ?

On jurerait que les autres dorment à poings fermés. Yrgrave ronfle. Basile sourit aux anges. La respiration de Mouch, recroquevillée sur elle-même, paraît douce et sereine.

— Ils dorment, petit.

— Qu'est-ce qu’il a oublié ?

— Tu ne lui as pas parlé du sexe des enfants.

— Mais, ça, c’est évident, Bricole !

— Ce qui nous semble évident ici ne l’est pas toujours là-bas.

— Tu as raison, affirme-t-il, en débitant d’un trait: Les enfants conçus la nuit sont des femelles et les enfants conçus le jour sont des mâles. Ça coule de source !

Benali les regarde, troublé. Il ne dit mot. Les deux voix fusent en même temps:

— Et là-bas ?

— Là-bas les astres n’interviennent pas dans le sexe.

Devant leurs mines, qu’il devine ébahies, il précise:— En laboratoire, on peut choisir le sexe de son enfant si on a obtenu au préalable la permission des autorités. Dans la nature, enfin, quand on fait l’amour naturellement, on ne peut pas prédire le sexe de l’enfant. Et la lune et le soleil n’ont rien à voir là-dedans.

— Vous n’avez peut-être pas étudié la question sous cet angle, insiste le mathématicien.

— Non, Sitacor, je crois que c’est différent, tout simplement, conclut Benali.

Ils se taisent à nouveau. Mais le petit terrien est pressé de dévider le long fil d’incertitudes.

— Vous n’avez pas de mariages ici, n’est-ce pas ?

— De quoi ?

— Une sorte de cérémonie devant les autorités pour signer un pacte, l’alliance que l’on fait avec une femme pour vivre avec elle. Pour pouvoir s’appeler mari et femme.

— Ici on s’appelle homme et femme. Rien de ce qui se passe entre un homme et une femme n’intéresse les autorités. On ne signe pas de pacte et on ne fait pas de cérémonies. Si tu partages ta couche et ton toit pendant plus de sept lunes avec une femme, elle devient ta compagne de route. Inversement, il faut aussi que sept lunes s’écoulent après son départ pour que ce lien de compagnie soit totalement dissous.

— Le temps d’une grossesse ?

— Exactement. Certains couples vivent unis très longtemps. D’autres sont éphémères. Ça se défait quand ça ne va pas. L’odeur du malheur est âcre, elle vous prend à la gorge et pousse à la séparation. Chacun va son chemin.

— Et s’ils ont eu des enfants, il n’y a pas de pacte ? Pas de règles ?

— S’il y a des enfants, il y a des responsabilités. Tous les ixiens sont responsables de leur descendance. C’est dans la nature de la planète.

Il prononce ces paroles d’un ton si définitif que Benali n’ose pas insister.

— Et là-bas ?

— Là-bas, on se marie, on se sépare, on se remarie ou on ne se marie pas du tout.

— Ça ne change rien ?

— Pas grand-chose.

— Et si un couple avec enfants se sépare, ils regardent le papier qu’ils ont signé pour savoir ce qu’il faut faire ?

— En général, ils signent un autre papier, un nouveau pacte. Pour savoir qui élèvera l’enfant, fixer les droits de visite de l’autre, partager l’argent, les propriétés, les charges...

— Je ne comprends pas. Ici, c’est simple. Nous avons des fêtes importantes, tu le sais. Celles des solstices d’hiver sont femelles, elles reviennent à la mère. Celles des solstices d’été sont mâles et reviennent au père. L’enfant y participe, du début à la fin, une bonne semaine chaque fois, sous la conduite de sa mère, puis de son père. Ce sont des moments où l’on partage des joies, des ennuis, des connaissances. Les fêtes des équinoxes réunissent les proches, la famille au sens large. Les vrais parents n’y manquent jamais. Et puis il y a les voyages. L’usage veut que chaque enfant fasse un voyage avec son grand-père et un autre avec sa grand-mère dans son premier ou deuxième cycle . S’il n’y a pas de grand-parents, les anciens font l’affaire. Puis, un long voyage avec son père, et un autre avec sa mère pendant le cycle du choix. C’est ainsi que se tissent les liens du sang, même si les parents ne partagent plus la même couche. Ainsi, et autrement. Sans papiers, conclut Sitacor.

Il se gratte la bosse distraitement. Il réfléchit. Comme les deux autres. Puis, soudain, il déclare: — Tu n’as besoin de rien, Benali ?

— Non, Sitacor.

— Alors, je vais dormir. Le sommeil porte conseil.

Assis en tailleur au fond de la barque, il s’affaisse soudain sur lui-même, comme une fleur qui se fane, ses muscles fléchissent, sa tête s’effondre dans le calice de ses jambes croisées et il s’endort. Profondément. La rumeur de l’eau reprend ses droits. On n’entend plus que l’aviron qui s’enfonce dans l’eau et le vol léger d’un frétillant. Benali laisse couler les minutes. Reposer les idées. Il les laisse doucement décanter dans ce noir d’encre qui les enveloppe. Le monde est obscur, l’esprit confus. Bricole y mêle son petit grain de sel.

— Ça risque d’être coton avec tes copains ! Centenaires et procréateurs sans limite... Ça va faire du raffut chez nous !

— Ne t’en fais pas, petit. On s’arrangera.

— Tu crois ?

— J’en suis persuadé. Dors, Bricole, tout va bien.

— D’accord, Benali.

Le jeune bricoleur se cale le plus confortablement possible dans le flanc rugueux de la pirogue. Il s’assoupit, au son de la vase qui clapote.

Tout va bien, tout va bien, mon oeil, se dit Benali. Tout cela va être bougrement compliqué. Et moi, je me retrouve en plein dedans. Pas moyen de me défiler. Ils sont peut-être là, quelque part, dans le brouillard de la Mare à Bout, et moi, au lieu de me réjouir, je préférerais attendre la saison des pluies, aux quais, comme d’habitude. Aider à renforcer les charpentes, nettoyer les citernes, réparer les toitures. En lieu et place de ces besognes, il faut résoudre ce casse-tête terrien et, moi, je suis perdu dans un dédale de sentiments incongrus.

Il en est là de ses réflexions, lorsqu’une masse imposante se dresse et s’ébroue dans le noir. C’est Yrgrave qui secoue sa crinière et sa torpeur à grand bruit. Il se frotte les yeux. Il rote. Savoure un instant le silence. Puis, imprimant à sa voix une suavité inaccoutumée, il affirme.

— Je peux répondre à ta question.

— Laquelle, vieux forban ?

— La toute première, celle que tu te posais tantôt à toi-même, comme si personne d’autre ne pouvait comprendre. Or, moi, je connais la réponse.

Il le dit avec une satisfaction manifeste. Benali l’entend farfouiller dans sa blague à nictyne, il devine les gros doigts caressant le rouleau de feuilles, il perçoit le bruit sec quand il mord la carotte, puis le son caractéristiques des mâchoires broyant la chique. Il ne sait pas du tout où son ami veut en venir.

— Tu te demandais comment tu étais demeuré si longtemps ignorant. Des choses essentielles t’avaient échappé. Effectivement. Mais, pas n’importe quelles choses, vois-tu, pas n’importe lesquelles. Tu as su comprendre la nature, tu as déchiffré la mare comme peu d’entre nous, tu as gagné la confiance et le respect des hommes et des femmes. Mais, je ne vais pas faire ici l’éloge de tes talents, petit, je veux juste te faire remarquer que dans ce vaste territoire que tu traverses depuis quinze ans, notre bonne vieille Ixe et ses habitants, il y a des chemins que tu n’as jamais empruntés et des pistes que tu n’as jamais suivies. Tu les a évités, et, je mettrais ma main au feu car je te connais comme ma poche à nictyne, tu les a évités exprès. Parce que tu es dé-li-cat. Tu n’irais pas questionner les gens, de but en blanc, quel âge as-tu, où parques-tu tes vieux, pourquoi n’as-tu pas plus d’enfants, as-tu signé un pacte avec celle qui partage ta couche... D’autre part, je comprends parfaitement que tu n’aies pas demandé avant comment naissaient les enfants. C’est gênant, à notre âge. Le fait est, mon ami, que tu as éludé des sujets bien précis: le sexe, l’amour, l’intimité. Tu es d’un naturel réservé et discret à ce propos. Tu fais preuve de délicatesse. J’aime ça. Moi aussi, je suis délicat, fait-il en crachant une boulette brunâtre.

Benali navigue sans encombre. Les flots de la mare ne sont pas traîtres ce soir. Ils s’évasent, ils attendent grand ouverts les prochaines ondées. II a tout le loisir d’écouter. C’est ce qu’il fait. Attentivement.

— Il y a les délicats et les bizarres. Les gens ont des réactions singulières par rapport aux choses de la chair. Il n’y a qu’à voir Sitacor expliquer tout cela. Il régresse, il emploie la langue de ses ancêtres, inexplicablement. Où a-t-on vu un scientifique parler de gouttière, de grotte, de semence, de femmes engrossées ? Comme s’il n’y avait pas de termes plus précis, qu’il connaît parfaitement ! Il n’est même pas pudique, je te dis, mais il ne peut en causer qu’en utilisant ce satané vocabulaire de ses aïeuls. C’est comme ça chez lui. Un atavisme. Certains ne peuvent tout simplement pas en parler. D’autres ne font que ça, à tort et à travers. Ils cachent tous le même malaise... La vie est fragile et l’amour, en fin de compte, c’est ce qu’on a de plus intime... Bref, toi tu es délicat. Tu as du tact. Si tu avais posé une seule de ces questions indiscrètes, tu aurais pu lever le voile sur ces mystères.

— Tu te leurres sur mes qualités. Je suis kloutch, tout bêtement. Mais, dis donc, je constate que tu n’as pas beaucoup dormi. Tu ronflais, pourtant, fieffé menteur ! Tu as tout entendu ?

— Jusqu’à la fin, quand tu rassurais le jeune Bricole. J’imite très bien mon propre ronflement. Je le fais de temps en temps, par pure espièglerie. Mais, cette nuit, ça m’a permis de réfléchir tout en écoutant la conversation.

Sa voix s’est muée en un fil ténu.

— Benali, mon ami, j’ai compris quelque chose que je n’avais pas voulu voir, moi non plus, jusqu’à présent. Je vais me permettre de te poser une question inconvenante, mais je veux être sûr de bien te connaître avant... avant de rencontrer les autres. Tu comprends ?

— Parfaitement. Tu peux y aller. Et c’est dans un murmure à peine audible qu’il lâche:

— Depuis que tu es chez nous... tu n’as pas connu de femme, n’est-ce pas ?

Benali sourit. Il devine le visage empourpré de honte et les efforts que cette question a coûtés. Il répond avec simplicité.

— Non, Yrgrave. C’est difficile, vois-tu, j’ai la sensation de ne pas faire pas le poids. Je ne me sens pas de taille, ajoute-t-il en riant .

— Ça n’a rien à voir avec les poids et les mesures, rétorque le tavernier qui soupire, puis marmonne: — Pourtant... si c’était moi qui étais tombé du ciel sur ta planète, j’aurais probablement fait pareil.

Le clapotis des flots marque la mesure du temps. La pirogue file, cape nord. Les deux hommes qui tiennent absolument à se connaître avant de rencontrer les terriens, sont là, ensemble, à sonder l’ampleur des ténèbres. Soudain, Yrgrave déclare, très affligé:

— Ton jeûne sexuel me désole et me pèse autant qu’à toi ma courte vie.

— Écoute, Yrgrave, comment dire, euh... zut... Je n’ai pas, moi, un poète dans la tête qui me souffle des vers quand je ne trouve pas mes mots.

— Tu as remarqué que cette nuit je me débrouille tout seul.

— Écoute, mieux vaut en rire. Je vais te raconter quelque chose que je n’ai jamais osé raconter à personne. Et, pourtant, c’est marrant. Tu te souviens quand tu m’as tiré de la vase il y a quinze ans ?

— Oh oui, s’esclaffe Yrgrave.

— Sur le chemin qui menait à La Clairière, j’ai vu les premières femmes de la planète. Elles marchaient en procession. Elles revenaient de la récolte de pistils bleus. Enveloppées dans les voiles à moustique qui jouaient avec les pans de leurs tuniques. Elles étaient belles. Elles ressemblaient aux femmes de ma planète. En grand, bien sûr. Mais elles avaient trois seins. Celui du milieu pouvait être grand ou petit, sans proportion avec la paire habituelle. Ç’a m’a beaucoup frappé. Puis, en entrant chez toi, j’ai frissonné d’horreur en voyant ta fille Césure farfouiller dans l’encolure de sa robe et en extraire son troisième sein, sa poche à pistils. J’ai dû en rire tout seul, comme un kloutch.

Yrgrave se retient depuis un moment, mais maintenant il part d’un énorme éclat de rire, auquel Benali s’associe de tout cœur. Les autres se tiennent cois, endormis, sans nul doute. Yrgrave se calme soudain et demande à brûle-pourpoint:

— Tu n’as jamais vu une fille de chez nous à poil ?

— Je ne vais pas, moi, lorgner les filles pendant leur sommeil ! proteste Benali

— C’est vrai qu’elles ne se montrent pas volontiers. Bon, tu te rattraperas maintenant avec les terriennes.

— Ça m’étonnerait.

— Dis donc, tu nous fait une dépression ?

— Ne dis pas de kloutcheries.

Ces choses furent dites dans le noir, sur les flots incertains de la mare.