La Claire Fontaine

Ils avaient accosté le quai précaire de la Butte. Toujours en balade ce quai ! Mac Kosmic s’en foutait éperdument. Les clients devaient toujours se débrouiller pour retrouver la passerelle et la fixer quelque part avec des moyens de fortune. Heureusement qu’elle était toujours dans les parages. Elle suivait très exactement une trajectoire circulaire paresseuse, en tournant inlassablement autour de la Butte. La source souterraine créait une sorte de tourbillon autour du tertre isolé solidement planté au milieu de la mare. La fontaine jaillissait de la roche. Elle remontait des entrailles de la planète et se répandait généreusement alentour. Cette source purifiait l’endroit. L’eau vive semblait diluer l’épaisseur de la mare, la rendre plus transparente. On l’appelait la Claire Fontaine. Elle tarissait la moitié de l’année, mais maintenant, à l’approche de l’Eau-Tonne, elle était en pleine effervescence et devenait un point d’eau privilégié. Les voyageurs venaient s’approvisionner en eau et en produits divers. Mac Kosmic vendait toutes sortes de choses: variétés de champignons de mare séchés et frais, selon saison, des génufles, des espèces de nénuphar, des nattes, des lianes, des butiflores, du jus de canne, des pousses de phyle, des oeufs de toutes les couleurs puisqu’il disposait d’une magnifique volière, enfin, chez Mac Kosmic on trouvait de tout. Et pourtant, c’était la boutique la plus solitaire et retirée du monde. Mac Kosmic s’en foutait. Il avait bâti sa maison sur ce monticule, à grand-peine et à grand renfort d’imagination. Elle ressemblait à une pagode, avec ses trois étages bringuebalants, juchée sur le rocher, s’évasant vers les hauteurs. D’innombrables rames la traversaient de part en part et projetaient des bras noueux vers l’extérieur. Il y tendait des filets pour sécher ses articles, pour garder ses oiseaux, il y posait des bassines, il y attachait des hamacs. Cette bicoque criblée de pieux, vue de loin, avait tout d’un hérisson. Retraite idéale pour l’albinos venu d’on ne sait où, il y a très longtemps, qui supportait mal les affaires mondaines, et aimait à jouer de sa «barbotine» sur la terrasse qui coiffait le toit de chaume du troisième étage. C’était le seul dans la région à utiliser la peau et les boyaux de barboteur pour en tirer de la musique. Il avait fabriqué un instrument invraisemblable, truffé de tuyaux partout, qu’on pouvait assembler à un soufflet pour en décupler la puissance. Il en jouait les soirs de lune. En cette saison, il en jouait tous les soirs, pour accompagner la chanson d’Eau-Tonne.

Ils avaient donc accosté à l’aube. Ils avaient cherché cette fichue passerelle et l’avaient attachée le plus solidement possible à l’un des points d’ancrage. Le rocher était en pente raide. Il fallait l’escalader ou utiliser les cordes qui tombaient du sommet de la butte, comme des cheveux épars. Yrgrave, Sitacor, Basile et Bricole grimpaient avec ardeur. Ils avaient hâte de goûter à la réserve personnelle de xyl de Mac Kosmic. Le tavernier en parlait avec enthousiasme depuis qu’ils avaient décidé de faire une courte halte à la Butte. Bénali vérifiait les amarres. Mouch s’étirait et baillait. Le premier soleil fourrait à nouveau ses rayons dans le brouillard, tripotant de ses doigts la pâle clarté du jour. L’aurore étalait ses couleurs et cherchait à teindre la mare. Des reflets scintillaient ça et là dans l’eau limpide. Les animaux s’approchaient pour s’abreuver, à pas lents, circonspects. Ils partageaient cette source entre tous. Prédateurs et proies s’y retrouvaient dans un moment de trêve. Ils formaient un large cercle silencieux autour de la Butte. Mouch s’étirait encore.

— Tu as bien dormi ?

Mouch se contente de sourire pour toute réponse. Un sourire malicieux qui lui fend les yeux en amandes et creuse des fossettes sur ses joues. Elle le regarde sans mot dire. Comme s’il fallait respecter cette minute de silence qui remplit la Claire Fontaine et qu’observent scrupuleusement les animaux qui étanchent leur soif. Elle le regarde longuement, puis elle porte doucement la main à son cou et entrouvre le col de sa tunique. Ensuite, elle fait glisser ses doigts menus sur les gros boutons qui tombent gentiment l’un après l’autre. Sous la tunique, un corsage qu’elle délace lentement pendant que Benali attache ses cordages. Il la regarde. Elle se dépouille de ses vêtements comme d’une vieille chrysalide. Elle en émerge nue, splendide. Ronde, soyeuse, deux seins généreux comme des fruits mûrs, un ventre arrondi, doux comme une colline, un triangle roux, ébouriffé, à la naissance des cuisses, rondes, robustes et délicates à la fois. Mouch s’est dénudée pour lui. Il a envie de fondre en larmes, comme un kloutch. Elle pointe sur lui ses yeux sépia et fait tinter un rire sonore et frais qui coule en cascade le long de ses hanches. Puis elle plonge. Benali l’aperçoit dans l’eau transparente de la mare devenue blonde. Les hipparions, les barboteurs, les férons, les petits fouineux et les autres lèvent la tête pour suivre la jeune femme du regard. Le premier soleil a définitivement percé le brouillard et verse un torrent de lumière chaude sur la scène. Mouch revient. Elle se hisse sur la pirogue. Son corps ruisselle d’eau claire. Elle sourit.

Dans la mémoire usée de Benali, une histoire tente de se frayer un passage, celle que racontait sa grand-mère dans son Parc, à propos d’une légende ancienne incitant les hommes à se méfier des jeunes femmes nues dans les sources et les rivières. Leur beauté cachait un piège. Mais ce mauvais présage ne parvient pas à prendre corps dans l’esprit de Benali. C’était un avertissement de temps plus anciens, où les déesses mineures cohabitaient volontiers avec un dieu suprême. Benali croit vaguement à un Grand Tout, mais il est bien incapable de reconnaître une naïade, modeste nymphe des rivières et des sources. Il ne voit que son amie Mouch, cette femme exceptionnelle et généreuse qui lui fait don de sa nudité. Il s’incline cérémonieusement devant elle et la remercie. Elle éclate de rire puis se rhabille en un clin d’oeil. Ils partent, eux aussi, à l’assaut de la Butte et grimpent allègrement vers le sommet.

Dans la chaleur douillette de la pagode, ils retrouvent leurs compères, attablés autour d’une bouteille d’un joli bleu fluorescent, la fameuse réserve de Mac Kosmic. C’est une variété de xyl que l’on boit très chaud. Ils sirotent leur verres fumants. Basile accueille les nouveaux venus à grands cris.

— Dis donc, mon vieux, il paraît qu’avant de fêter tes cent ans, tu peux engendrer une ribambelle de gosses ! C’est incroyable !

Benali sourit et répond, amusé: — Cher Basile, je me rends compte à l’instant que tu es le seul à avoir dormi la nuit dernière. Il faut peut-être avoir un cœur de poète pour échapper ainsi au réel, se livrer tout entier au sommeil...

Il s’interrompt un instant. Basile se gratte l’oreille, un peu décontenancé. Il se demande si c’est vraiment un compliment. Les louanges le démontent facilement, alors que les critiques aiguisent son esprit. Mais Benali reprend sur un ton enjoué, d’une gaîté un peu fausse où perce un soupçon d’amertume:

— Servez donc à boire au futur centenaire ! Et détrompez-vous ! Je n’aurai pas d’enfants. Non, mais, vous me voyez avec une flopée de mômes sur ma pirogue ?

Ses amis ixiens le regardent, tout petit, fluet, juché sur le banc, les jambes ballantes. C’est vrai qu’il fait très peu père de famille.