Le temps s’emballe

Tout à coup, tout semblait aller très vite. Comme si le Temps avait appuyé quelque part la pédale d’un accélérateur. Il filait droit maintenant. Il ne s’attardait plus, indolent, dans ses propres replis, les méandres où les heures coulent plus lentes et les hommes s’épanchent et explorent les recoins de leurs propres pensées. L’heure était à l’action. Les six passagers de la pirogue s’en rendirent compte immédiatement, lorsqu’ils furent accueillis à la Clairière par une multitude. Les quais étaient noirs de monde. Tous ces gens les attendaient, visiblement. Leur arrivée déclencha un brouhaha spectaculaire. La traversée de la mare, truffée de silence, nourrie de confidences, prit subitement fin. Ils mirent pied à terre. Yrgrave ne voulut rien entendre jusqu’à ce qu’il ait pu embrasser Falika. Tout le monde parlait en même temps. Yrgrave, après un long baiser, rugit soudainement. Ça suffit ! et se dirigea, d’un pas décidé, vers son estaminet, serrant bien fort sa compagne contre lui. Ses amis le suivirent et la taverne se remplit. Bourrée, prête à craquer, mais ordonnée, silencieuse. Le tavernier, derrière son comptoir, demanda en ces termes quelle était la cause de tout cet émoi, Qu’y a-t-il, bord d’aile de merle ? Le petit galopin, le fils du rebouteux, avait débité ses boniments un peu partout. Les gens de la Clairière étaient désormais convaincus que les Terriens n’étaient pas loin. La rumeur s’était répandue. Les curieux, les querelleurs, les indécis, les peureux s’étaient rassemblés, mûs par le même ressort, aux abords du petit troquet. Les pirogues se balançaient gentiment, amarrées à tous les pieux disponibles. Ils attendaient impatiemment l’opinion des Sages.

D’habitude, ils s’en moquaient de cet avis. Les ixiens menaient leur train de vie sans se soucier de ce que concoctaient, là-haut, les cerveaux des chercheurs. Ceux-ci faisaient souvent l’objet de railleries, plus ou moins spirituelles. Mais les gens s’en moquaient gentiment, parce qu’ils savaient, dans leur for intérieur, que seule cette bande de lunatiques pouvait forger les clés des mystères de l’existence. Au fond, ils suscitaient le respect. Et curieusement, puisque personne n’ignorait qu’il y avait aussi des femmes, on les imaginait, immanquablement, barbus. Quand Yrgrave les mit au courant de la situation et leur présenta les envoyés des Sages, la présence de cette rousse flamboyante fit sensation. Le fait qu’elle sût également parler terrien les stupéfia. Quel exploit !

Le peuple qui sillonne la mare avait trop attendu, trop parlé, trop pensé. Les esprits s’étaient échauffés. Rakam, bâtisseur de grues, avait déjà équipé un rafiot d’un engin bizarre qui avait tout de la catapulte. Les sages protestaient avec véhémence. Comment peut-on accueillir ainsi des visiteurs des étoiles, s’insurgeait Basile, et la famille de Benali, qui plus est ? On aurait l’air de quoi ? Bande d’ignares ! Dis donc, le sage, faudrait pas abuser ! rétorquait l’autre. S’ensuivit une discussion animée, où chacun voulait intervenir, parlait à bâtons rompus, le ton montait. La supériorité technologique des terriens ne faisait aucun doute. Personne n’était dupe. Les efforts de Rakam paraissaient dérisoires. La peur couvait. Certains symptômes se manifestaient ici et là. Une agitation fébrile s’était emparée des habitants de la mare: pêcheurs, commerçants, vagabonds, fugitifs, aucun n’y échappait. Dans cette société sans chef, qui se méfiait instinctivement de toute personne prétendant se situer au-dessus des autres, dans ce monde où les communautés étaient réduites et l’on s’organisait à la bonne franquette, où les règles étaient rares et ne portaient que sur des questions de vie ou de mort, il était parfois difficile de gérer les moments de tension collective. Il ne fallait pas faire preuve d’autorité, mais d’ascendant, pour séduire les esprits et apaiser la foule. Falika distribua alors, à tour de bras, des bols de soupe, ce qui eut pour effet instantané de calmer les ardeurs belliqueuses. On connaissait sa loi inexorable. Pas de tensions à table. La conversation reprit doucement. Basile rappela que les terriens avaient envoyé un message de paix, qu’ils se devaient, eux, les sages, de les accueillir en hôtes. Chez nous, assurait-il, l’hospitalité est de mise entre confrères. Et puis, mes amis, ces gens sont parents de Benali. N’exagérons rien, soufflait l’intéressé. Allons-y, poursuivait le poète, allons-y tous ensemble. C’est un cadeau que le ciel nous envoie ! Allons-y, mais sans machines de guerre, Rakam, déclarait posément Yrgrave. Allons-y, allons-y ! Le mot circulait, bourdonnait, frétillait et s’éparpillait au dehors, gagnant le cortège des curieux attroupés sur les quais. Il se répandit comme une traînée de poudre et bientôt les gens s’empressaient et les embarcations appareillaient.

Ils avaient convenu, tacitement, de laisser la pirogue de Benali prendre les devants. Les Sages étaient en charge de la mission et du contact. Les autres suivaient. Ils formaient un triangle parfait, comme une pointe de lance qui s’avançait sur la mare, direction le Plat Pays. Ils s’étaient munis de torches et d’instruments de musique. Ils annonçaient leur arrivée au son des cors, des flûtes et des tambours, à la lueur des flambeaux. Yrgrave assurait qu’il ne tomberait pas, lui, sur un galopin comme le fils du rebouteux qui disait n’importe quoi. Il voulait s’entretenir avec les grands, les notables. Il tenait à être reçu en haut lieu. Il arrivait en grande pompe. Benali se plaignait. Pourquoi cette hâte ? C’est de la folie ! La flèche était lancée, elle filait maintenant à toute vitesse et Benali, au bout de la pointe, dirigeait la première pirogue. Il était à nouveau la proie d’une étrange appréhension qui s’accentuait à l’approche de ses semblables. Il demandait, anxieux. Qu’est-ce qu’on va leur dire et puis qui va le leur dire ? Parce que Mouch peut très bien le faire, hein, dites ? Yrgrave répondit instantanément, sans laisser aux autres le soin de réfléchir. Tu parleras en premier. Je veux voir leurs bobines et savoir ce qu’ils se disent entre terriens. Je vois que la confiance règne, maugréa Sitacor, mais pourquoi pas ? Mouch va craquer rapidement, de toutes façons. Elle ne sait pas tenir sa langue. Dis donc, toi ! Mes amis, ne nous cherchons point querelle, c’est un grand jour !

. Ce jour défile à toute allure. Le temps s’emballe. C’est déjà l’heure des trois soleils. Le triangle avance, inexorablement, dans le brouillard épais. Il brille de tous ses feux. Certaines voix de femmes s’élèvent et deviennent chants, au rythme lancinant de la musique. La pirogue de Benali, fer de lance de cette équipée, marque la mesure. Le terrien va retrouver ses frères de race, protégé par la communauté de la mare, ses amis. La chanson d’Eau-Tonne les accompagne. Les chanteurs rivalisent d’ardeur pour couvrir la voix de la Crapaude.

Cette clameur ne passe pas inaperçue. Les habitants du Vaisseau perçoivent les échos d’une mélodie lointaine, qui se glisse et chevauche la complainte désormais familière. Le brouillard est piqué d’étincelles, qui persistent à briller, qui se précisent. On convoque, en toute hâte une assemblée. Regardez, écoutez, il se passe quelque chose, quelque chose s’approche. Et tous, de scruter les nappes de brumes, pour constater, effectivement, qu’il se passe quelque chose. Pas de panique. C’est de la musique ? Des ixiens peut-être. Ils se rapprochent. Mais c’est trop tôt, la quarantaine n’est pas terminée ! La quarantaine, on s’en balance ! C’est fantastique ! C’est effrayant ! Le vaisseau devient ruche affolée. Les uns s’affairent autour des plus respectés, pressés de faire quelque chose, n’importe quoi. Les autres s’attroupent aux fenêtres, s’efforçant de percer le brouillard moucheté d’étoiles. Les plus hardis et les mélomanes, sont rassemblés dehors, autour du vaisseau, à l’écoute de la nouvelle symphonie. Certains cœurs sont serrés par l’angoisse, d’autres débordent de joie, tous battent la chamade. Ces battements se confondent avec ceux des tambours qui se rapprochent. On entend mieux maintenant. Le brouillard chante, c’est indéniable. D’une voix lancinante, d’une voix de femme. Ça sort de la brume. Leur musique les devance. On ne voit que leurs feux. C’est magique, souffle quelqu’un. Ne quittez pas le périmètre de sécurité, nous formons un comité d’accueil, dit un autre. Un comité, pour quoi faire ? demande la petite Claire écarquillant ses yeux rêveurs. Tu as raison, renchérit Imanof. Mais oublie les vieux, regarde comme c’est beau. Les vieux discutent. Qu’est-ce qu’on va leur dire ? et qui va le leur dire ? Un silence fugace plane, à peine une pause. Le capitaine, clament les enfants, pour qui la question ne fait aucun doute. C’est assurément au capitaine que revient ce privilège. Le code est clair. Mais rien d’autre n’est clair. Les esprits se fourvoient ici-bas. Tout est nébuleux. Un phare. Il nous faut un phare. Un signal. Il faut les avertir de notre présence. Ce n’est pas nécessaire. Ils arrivent.

Les pirogues soulèvent le dernier voile blanc et sortent, l’une après l’autre, de l’épais brouillard. On devine les silhouettes des occupants. Le chant n’a pas cessé, bien au contraire, il redouble d’intensité, comme si un chef d’orchestre, de sa baguette invisible, les conduisait vers l’apothéose finale. Il en vient toujours plus et ils se rapprochent de plus en plus. La mare grouille de monde. Les barques ont ralenti l’allure. Leur approche se fait prudente.

Léonard, derrière ses jumelles, gronde: Mais qu’est-ce qu’il nous a raconté, ton fameux disciple, Thuan ? Où est-il ? Tryx, viens donc jeter un coup d’oeil. Tu me diras à quoi ressemblent tes ixiens. Le jeune bio, vaguement inquiet, s’exécute. Ils sont bien humanoïdes, non ? Presque comme nous, c’est ce que j’ai dit. Tu as aussi affirmé qu’ils avaient la même taille que nous. Or, sauf pour le petit de la première pirogue, là j’en conviens, les autres m’ont l’air rudement... Grands, interrompt une voix affolée, ils sont immenses. Ce sont des géants ! hurlent les petits à l’unisson. On les fait taire. Calmez-vous. Tout le monde devrait se calmer d’ailleurs. Les énervés dévisagent Tryx d’un oeil soupçonneux, plein de rancune. Mais ce n’est pas de ma faute ! Le mien était plus petit, je vous assure ! Nokt se tord de rire. Il a dû rencontrer un enfant, c’est trop drôle ! Le rire de l’aveugle est particulièrement communicatif. Ici et là, on pouffe. Les visages se dérident.

Leurs pirogues se sont immobilisées. A quelques dizaines de mètres du rivage. La musique faiblit, les dernières voix s’éteignent avec les dernières notes. Seule, la percussion résiste. On retrouve sur les visages ixiens, hommes et femmes de tous âges, la même expression fascinée et perplexe. Ils fixent le vaisseau, envoûtés. Les tambours roulent une dernière salve, qui affirme, sans conteste, la fierté de ce peuple. Puis, le silence. Subit. Vibrant. Presque électrique. Les deux groupes se regardent. Les uns, recroquevillés pour la plupart, dans leur soucoupe. Les autres, en rangs serrés, sur leurs pirogues, qui flottent au gré des eaux bourbeuses.

Les terriens sortent enfin de leur tanière. Ils descendent, en grand nombre, de leur machine énorme. Comme des chiots qui auraient peur de s’éloigner de leur mère, ils se regroupent sous la panse du vaisseau. Les ixiens les observent, droits comme des piquets sur les chaloupes qui tanguent. Jamais le silence n’a paru si dense.

Quelques terriens s’avancent maintenant. En l’occurrence, le Capitaine, Adèle, Léonard, Thuan, Ipocagne et Zor. Platane et Nokt suivent, un peu en retrait. Les notables, dit Yrgrave, allons-y. La pirogue de Benali se risque elle aussi vers la grève. La mare, en cet endroit, semble retenir son souffle. Tous les regards convergent sur cette approche inexorable. Elle est faite de lenteur, de pas mesurés, de coups de rame circonspects. Les deux communautés s’observent intensément et ne quittent pas des yeux leurs émissaires. Eux seuls avancent. Les autres restent cois, tassés sur les pirogues et sous le Vaisseau. Les trois soleils s’efforcent de glisser quelques rayons indiscrets dans le décor, mais la mare jalouse s’est coiffée ici de lourdes brumes. Cette rencontre est son secret. Elle se produit dans une de ces bulles d’air que la vieille mare exhale de temps en temps et qui flânent capricieusement dans les épaisses couches de brouillard. Celle-ci baigne maintenant la scène d’une clarté diffuse. Pas à pas, à coup d’avirons, les envoyés se rapprochent de la berge. L’assistance ne les quitte pas des yeux. Chacun progresse lentement, chacun tend, le souffle coupé, vers l’autre.

Parmi les terriens, une voix chuchote, tout bas. Ce petit avec eux, c’est peut-être celui que Tryx a rencontré. C’est le seul de notre taille. M’étonnerait. Curieux, je le trouve curieux. Les autres sont carrément gigantesques. N’exagérons rien. Taisez-vous. Un peu de dignité, quand même. Chez les ixiens, c’est du pareil au même. Y sont vraiment pas grands, souffle quelqu’un, regardez-les, on dirait des gosses. Oui, imberbes, en plus. Tu as vu de quoi ils sont capables, tes mômes ? Taisez-vous. La quille heurte les galets du rivage. A ce bruit, les terriens s’arrêtent. Les ixiens débarquent lentement. Le silence est si dru qu’on entend les pierres crisser sous les pas. Les deux groupes se regardent, immobiles. Quelques mètres les séparent. A peine quelques pas à franchir.

Basile, le premier, rompt le silence et envoie promener la stratégie d’Yrgrave. Il ouvre grands ses bras en signe d’accueil et s’écrie, tout joyeux: Soyez les bienvenus, ô terriens ! Hiéro-le-Boss, ne se fait pas attendre et répond immédiatement: Nous vous saluons au nom de la Terre ! De part et d’autre, on entend quelqu’un grommeler, à voix basse: Quelle langue épouvantable ! Yrgrave, énervé, se renseigne sans tarder. Qu’est-ce qu’il a marmonné, celui-là ? Il a dit, «quelle langue épouvantable», répond Benali, un peu gêné. Mais j’ai bien entendu, mon vieux, c’est Bricole qui a dit ça. J’aimerais, si tel est ton bon plaisir, que tu me traduises ce qu’a dit l’autre, là-bas. La même chose, rouspète Benali, il a dit lui aussi, «quelle langue épouvantable». Comment ? C’est impossible ! s’insurge Yrgrave. Mouch cache son visage dans ses mains, pour mieux étouffer son rire. Elle essaie de le faire en douce, se débat, mais elle explose, inévitablement, et part de son rire énorme qui roule comme un tambour sur les galets. Les terriens se demandent ce qui se passe. Les ixiens se demandent ce qu’il faut faire. Mouch se marre. On attend poliment. Ça risque de prendre un certain temps, se dit Benali. Quand Mouch éclate, il faut la laisser rire tout son saoul. Yrgrave a l’air furieux, Bricole un tantinet honteux. Sitacor et Basile sourient: un rien les amuse. Ipocagne, armée de patience, prend alors le relais et répète son salut en terrien, puis en andromien, puis en broxien, et en kataf et en syrtien. Yrgrave, écrasé de mots étrangers, supplie Benali d’interrompre ce flots de civilités. Elle continue à nous dire bonjour ? Fais quelque chose, petit ! Parle ! Qu’est-ce que je dis ? La vérité, pardi !

Benali franchit les quelques pas qui les séparent. Il aspire une bonne bouffée d’air et énonce d’une voix lente et claire: Bonjour, nous vous attendions. Ces mots provoquent un émoi considérable. Benali continue, d’un trait, car il a hâte d’en finir maintenant, il veut presser le dénouement. Je suis terrien, comme vous. J’ai atterri sur cette planète par accident, il y a quinze ans. Les sages ont reçu votre message. Nous sommes venus vous trouver parce qu’un de nos... de leurs gamins a fait une rencontre bizarre il y a trois semaines. Nous avons fait le rapprochement. Euh... voilà. Il se tait. Le tavernier glisse, Qu’est-ce que tu leur as dit ? Oh, toi, ça va, hein ? Tu me les casses ! Les terriens piétinent de joie. Ce congénère échoué sur Ixe, rompu à ses usages, cet interprète, quelle aubaine ! Mais le plus heureux, incontestablement, c’est Thuan. Un sourire radieux épanouit le visage du Professeur. Ses yeux bridés scintillent comme deux étoiles. Nous n’allons pas les exterminer. Nous sommes compatibles. Nous pouvons vivre sur cette planète... Il contemple la scène sans la voir. Il caresse doucement sa barbiche. Transporté de joie, il sonde l’avenir d’un regard serein. Les questions fusent de partout, en ixien, en terrien. Benali ne sait où donner de la tête. Il les arrête d’un Silence ! bien senti, énoncé presque en simultanée dans les deux langues. Puis d’un geste ample, qui tient du semeur et de la révérence, il présente ses amis.

— Voici les Sages. Sitacor, mathématicien. Basile, poète. Bricole, bricoleur en chef. Et là-bas, fait-il en signalant la rousse qui se trémousse encore de rire, Mouch, linguiste de terrain— spécialité contes populaires. Les Sages ont reçu votre message radio à Peau-Lisse, leur ville sur un volcan. Ils ont dépêché ces quatre messagers. Puis, voici Yrgrave, tavernier à La Clairière, l’agglomération la plus proche. Moi, je m’appelle Benali, voyageur de commerce indépendant.

— J’ai l’honneur de vous présenter, enchaîne le Capitaine cérémonieusement, notre comité d’accueil. Adèle, doyenne psi, le Professeur Thuan, bio, Léonard, matheux, Zor, juriste, Ipocagne, linguiste et moi-même, Hiéro-le-Boss, capitaine de ce vaisseau, ajoute-t-il, plein de fierté, montrant du doigt la splendide soucoupe.

Benali traduit au fur et à mesure. Pendant les présentations, les notables ont l’air tout raides. Les terriens, empêtrés dans leurs combinaisons bleues, les ixiens, engourdis dans leurs tuniques bariolées. En entendant leurs noms, les ixiens lèvent les bras, l’un après l’autre, les terriens hochent la tête, l’un après l’autre. Pendant que se déroule cette gymnastique, Platane et Nokt se joignent au groupe, puis, petit à petit, insensiblement, les gens se rapprochent, de part et d’autre. Les terriens quittent la panse protectrice, les ixiens pagaient vers la rive. Tout doucement, ils se rassemblent sur la grève. Ils forment un cercle autour des premiers venus, qui s’agrandit silencieusement, qui se nourrit de tous les curieux, un cercle dense dont une moitié est bleue et l’autre bigarrée. Deux arcs de cercle parfaitement distincts. Tous ces gens se regardent intensément dans un silence feutré. De sa voix lointaine et trouble, embuée d’obscurité, Nokt le brise. Platane, comment sont-ils ? Et le philosophe de répondre: Ils sont beaux, Nokt, ils nous ressemblent. Très grands, bien bâtis, chevelus, des femmes étonnantes, ils sont très bien. Qu’est-ce qu’ils disent ceux-là ? s’enquiert Yrgrave. Que vous êtes beaux et que vous avez des femmes superbes. Tu te payes ma tronche ? Non, je t’assure. Que dit ce monsieur ? interroge Léonard. Benali soupire, Ça ne va pas du tout. On ne s’en sortira jamais. Il répond obligeamment, Il voulait savoir ce que disaient vos copains là-bas. Vous savez, on n’ira pas bien loin de ce train-là. Mais nous avons tellement de questions, mon ami, rétorque l’autre, soyez patient je vous prie, vous êtes notre seul intermédiaire. Benali lance un regard angoissé vers Mouch, un véritable appel à l’aide. Elle sourit. D’un ton badin, elle déclare. Moi aussi, je parle terrien. Cette révélation fait sensation. Tous les regards convergent sur elle, qui se pavane, qui exhibe sa fierté légitime face aux siens et aux étrangers. Puis, espiègle, elle ajoute. J’ai question très importante à poser. Très, très importante. Cette demande pressante, ce regard câlin, ne peuvent être ignorés. Nokt se précipite. Quelle question, mon enfant ? Connaissez-vous un conte ? Le silence tombe. Limpide. Mouch insiste. Racontez-moi conte terrien. Benali ne connaît même pas un ! S’il te plaît. Nouveau silence qui tressaille peu à peu sous les murmures dans les deux langues. Crois-tu que le moment soit vraiment indiqué ? susurre Sitacor. Qu’est-ce qu’elle leur a dit ? Quelle drôle d’idée ! Un conte, ça doit pouvoir se trouver. Cette enfant est merveilleuse, souffle l’aveugle, merveilleuse ! J’aimerais bien comprendre ce qui se passe, moi. Le cercle frémit, bruisse et se resserre. Les bords se fondent, le bleu se teinte de couleurs. Mais personne ne répond à la requête de Mouch. Tout à coup, une silhouette frêle et chétive, les cheveux en bataille, fend la foule d’un pas décidé. Vent d’Halle vient à la rencontre de Mouch. Elle plonge des yeux voilés de brumes dans ses yeux sépia, et lui dit simplement. Je connais un conte. C’est formidab ! s’écrie la rouquine. Raconte. Elle s’assied sur les galets. Vent d’Halle l’imite. La foule s’accroupit et se tait. Vent d’Halle récite, d’une voix rauque et distante.

«Il était une fois un Roi et une Reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, vœux, pèlerinages, menues dévotions; tout fut mis en œuvre, et rien n'y faisait.

Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d'une fille: on fit un beau Baptême; on donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu'on pût trouver dans le Pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables....»

Elle leur raconte, de cette voix étrange venue d’ailleurs, du début à la fin, sans omettre un seul mot, l’histoire de «La belle au bois dormant». La Crapaude s’est tue pour l’écouter.