Soupe primordiale

— Dis, Basile, tu ne pourrais pas me donner un coup de main ? Yrgrave commence à me pomper l’air. Dès que quelqu’un m’adresse la parole, il surgit derrière moi, comme un diable d’une boîte, et demande: qu’est-ce qu’il a dit ? Ça commence à me taper sur les nerfs.

— Tu as raison, je vais te le tirer des pattes, susurrait le poète.

Ils avaient tous passé une nuit agitée. Les ixiens avaient été invités à monter à bord de la soucoupe volante. Ils flânaient, l’air hébété, dans le vaisseau. Ils avaient pourtant refusé d’y dormir et avaient préféré les galets de la berge aux couchettes ergonomiques et les feux de camp à la lumière artificielle. De petits groupes s’étaient formés d’instinct. Les musiciens du Vaisseau s’étaient empressés d’aller chercher leurs instruments et un petit orchestre s’était rapidement constitué. Il est des arts qui ne nécessitent pas de médiateur. Toutes les rencontres qui se passaient de paroles se produisaient naturellement, sans effort, dans la joie. Certains ixiens admiraient l’exposition de dessins et esquissaient volontiers sur le revers des tableaux les vrais bêtes de la mare: hipparions, fouineurs, férons, barboteurs, grenouilles, tortues et volants surgissaient devant les yeux émerveillés de ces terriens qui avaient perdu leur faune. Sitacor et Léonard s’étaient penchés sur des calculs. Il faut dire que Sitacor avait préparé un peu le terrain pendant le voyage. Après avoir vérifié que la numération des terriens avait aussi pour base le nombre dix, ce qui semblait logique vu que les individus des deux espèces disposaient de deux mains munies de cinq doigts, il avait mémorisé les chiffres arabes des terriens. Il avait fait ainsi le premier pas. En outre, il avait été le premier à demander une feuille de papier et avait entamé son dialogue avec Léonard en inscrivant le nombre 3,1415926... A partir de là, tout coulait de source et ils n’avaient guère besoin d’intermédiaires. Bricole s’était précipité dans les entrailles du vaisseau, il en scrutait les moindres recoins, s’arrêtait devant toutes les machines et obtenait quelques explications grâce à des croquis improvisés, à force de gestes et de mimiques. Il aurait profité, lui, d’un bon interprète, mais ni Mouch ni Benali ne se sentaient de taille à traduire des discours techniques. Il se débrouillait. Il était aux anges. Comme Basile, qui souriait béatement dans un état de ravissement complet et s’émouvait de tout ce qu’il voyait. Mouch ouvrait maintenant sa sacoche et déballait ses cadeaux. Petits et grands s’extasiaient devant les caractères en relief. Ils n’avaient jamais vu une imprimerie typographique. Oxymore en avait les larmes aux yeux. Ipocagne s’emparait avidement de l’alphabet ixien. Mais Mouch avait autre chose en tête. Elle s’était immédiatement liée d’amitié avec Vent d’Halle. Elle réclamait de nouveaux contes. Cette petite terrienne était un vrai filon. Par le passé, elle s’était sérieusement demandée, devant l’amnésie de son ami terrien, si ces pauvres gens avaient été privés dans leur trouble histoire, de la douceur des contes. Mais non, Benali n’avait peut-être pas connu ce bonheur, mais ses frères de race l’avaient éprouvé, et ils avaient pris soin du trésor. La preuve, cette fillette qui connaissait par cœur des centaines de contes. Elle devrait changer son timbre de voix, trop distant, métallique. Mouch était heureuse. Elle donnait, elle aussi, en retour. Elles avaient organisé un duo de contes dans la grande salle de réunion. L’amphithéâtre accueillait depuis hier, une assemblée de jeunes, attroupés autour des deux conteuses. Nokt ne perdait pas la Sage de ses yeux vides. Les histoires se succédaient, fantastiques, étranges. Les récits de Vent d’Halle permettaient aux terriens de redécouvrir leur propre patrimoine oublié. Ceux de Mouch galvanisaient l’assistance. Sorcière de l’oral, même avec ses mots terriens un peu malingres, elle faisait des prodiges. Elle ouvrait toutes grandes les portes du merveilleux ixien, elle dévoilait les peurs ancestrales, les passions, elle faisait don des rêves de sa planète. Ils étaient bouleversés, captivés. L’assemblée avait passé une nuit blanche. Au matin, le marathon de contes se poursuivait.

Certaines personnes se débrouillaient donc parfaitement sans son concours. Mais Bénali était quand même le centre d’attention, partout, constamment. Pour un solitaire, c’était stressant. Et son ami le tavernier, qui n’arrivait pas à se départir de sa méfiance et le suivait pas à pas, commençait à l’agacer sérieusement.

— Yrgrave, tu devrais m’accompagner à l’amphithéâtre, glissait Basile, ce qui s’y déroule tient du miracle.

— Quoi, les contes ?

— Oui, c’est fabuleux !

— Mais ça parle terrien là-bas, même Mouch. Je n’y comprends pas un traître mot à cette langue épouv... différente.

— Ça ne fait rien, elles racontent si bien, toutes les deux ! Et puis, il n’y a qu’à voir les visages de ceux qui les entourent. Il n’y a rien de plus parlant que ces frimousses. Ça devrait t’intéresser, c’est de la littérature.

Yrgrave n’avait pas l’air convaincu. Hiéro-le-Boss s’approcha alors et sans mot dire, servit une bonne rasade de bière au tavernier. Celui-ci ne pouvait refuser un petit verre. C’est du xyl ? demanda-t-il au capitaine. Hiéro-le-Boss, incapable de répondre, indiquait par des gestes éloquents qu’il n’y avait qu’à boire pour comprendre. Yrgrave ingurgita sa bière d’un trait. Ah, c’est pas mauvais, cette petite pisse, pas mauvais du tout ! Mais je ne crois pas que ce soit du xyl. Vous n’avez pas quelque chose de plus fort ? fit-il en pointant stupidement son index vers le haut. Le capitaine s’en fut quérir une nouvelle bouteille. A partir de là, tout coula de source, à grands flots. Basile, Yrgrave et Hiéro-le-Boss devinrent les meilleurs amis du monde.

Bénali soupirait d’aise, soulagé. Il avait besoin de souffler un peu, de se retrouver seul pour ouvrir une petite fenêtre sur l’état de son âme. Il avait été pris dès le début dans la tourmente de cette rencontre, il s’était senti happé par un tourbillon dont il était le centre, il aspirait maintenant à un moment de calme pour analyser ses sentiments. Ces retrouvailles avec ses semblables ne l’avaient pas vraiment remué. C’était un peu comme dans son enfance, lorsqu’il se trouvait nez à nez dans les grandes occasions familiales avec des cousins éloignés qu’il ne connaissait pas. La sensation d’un vague lien de parenté qu’aucun souvenir ne venait cimenter. Un flou... Son répit fut de courte durée. Certains de ces cousins montaient de nouveau à l’assaut.

Zor, Line-Dha et Adèle se précipitèrent sur lui. Benali, quelle chance de vous trouver seul ! Nous nous demandons, voyez-vous, dans quelle mesure les ixiens peuvent être dangereux. Sont-ils dangereux ? Dangereux... vous savez, moi je suis arrivé ici tout seul, nu comme un ver pour ainsi dire, mon vaisseau et mes armes en compote. Avec moi, ils ont été très gentils. Mais évidemment, vous, euh, vous arrivez au grand complet. Sont-ils violents ? Oh, pas plus que nous. Lotar se joignit au groupe. Quelle est leur organisation sociale, leur système politique ? Eh bien là, vous me prenez un peu au dépourvu, attendez, euh, ça change suivant les endroits, les Sages là-haut, partagent tout, les récoltes, le travail, les idées, je ne sais pas, c’est peut-être des communistes. A la Clairière et dans la Mare-à-Bout, c’est plus chaotique, ce serait plutôt de l’anarco-quelquechose. Ailleurs, car il y a d’autres villes disséminées sur la planète, ça fonctionne par districts, ou par alliances entre différents groupes, guildes de commerçants, d’agriculteurs, que sais-je... Connaissent-ils la démocratie ? Euh, oui, enfin je crois, mais c’est particulier, les centres de décision changent suivant les climats et les saisons, suivant l’importance des récoltes, des travaux, des migrations, c’est probablement assez démocratique. En tout cas, ils n’ont jamais vécu de dictature, jamais eu de rois, d’empereurs et compagnie. Les ixiens se méfient instinctivement du pouvoir, disons qu’ils sont allergiques à l’autorité. Il n’y a pas de chefs, ou alors à l’échelle microscopique. Mais il doit quand même y avoir des lois ! s’insurgeait Zor. Il a une tête de raseur celui-ci, se disait Benali. Oui, il y a des lois, mais pas beaucoup, elles concernent les questions de vie ou de mort comme les meurtres ou les vols de denrées essentielles à la survie de la communauté. Dans ces cas graves et rares, on réunit le conseil du village qui rend la justice. Tous les habitants y participent. La peine de mort n’existe pas. La planète n’est pas très peuplée. La vie y est sacrée. Le pire châtiment est d’être banni. Ont-ils un Grand Tout ou des Grands Plusieurs ? Non. Ils ne comprennent même pas ce que ça veut dire un Grand Tout. J’ai pourtant essayé de leur expliquer, parce que moi, j’y crois, mais c’est peine perdue, c’est quelque chose qu’ils n’arrivent pas à imaginer. Tant mieux, songeait Lotar, qui n’avait jamais réussi, lui non plus, à concevoir pareille idée. Ces gens sont rationnels. Ça va faciliter les choses et éviter quelques prétextes pour s’entretuer. Et alors, après la mort ? répliquait Zor. Après la mort, on les brûle pendant que les femmes chantent une chanson d’adieu, et voilà. Les ixiens, à l’instar des animaux et des plantes, disparaissent tout simplement. Ce qui compte pour un ixien c’est de laisser une bonne souvenance parmi les siens. La souvenance c’est le souvenir que l’on lègue à la communauté. La pensée et l’énergie de quelqu’un ne tarissent définitivement que lorsque sa souvenance est perdue. Les terriens le regardaient, déconcertés. Vous pourriez me laisser un peu d’air, s’il vous plaît ? Le cercle se desserra. Excusez-nous, mais comprenez aussi notre impatience. Ça ne peut pas continuer comme ça, vous savez, je ne tiens pas à être votre interprète à toute heure du jour et de la nuit, il faudra vous débrouiller tout seuls parce que moi je dois retrouver ma pirogue et mon petit commerce. Benali, vous n’y pensez pas, interrompit Ipocagne, nous ne pouvons pas nous passer de vous. C’est vous, madame la linguiste, qui affirmez cela ? Vous n’avez qu’à apprendre la langue, il suffit de s’y frotter. Regardez Mouch ! Oui, évidemment, mais ça va prendre du temps. Je veux bien rester un petit moment comme j’ai fait pour les Sages au début, mais je suis du genre sauvage moi, j’aime trop bouger. Les terriens, l’observaient, étonnés. Vous n’avez pas envie d’avoir des nouvelles de la Terre ? Il les regarda, confus. Si, quand même... L’arrivée en trombe de Thuan dissipa instantanément le malaise qui pointait. La joie éclatait dans ses yeux. Il embrassa affectueusement Benali et s’exclama, Ah, tu ne peux pas savoir à quel point ta vue me rend heureux, mais heu-reux comme c’est pas possible ! Le Professeur étreignit le naufragé de l’espace contre sa poitrine. Quinze ans que Benali n’avait reçu une accolade terrienne ! Ne t’en fais pas. Je ne vais pas te harceler de questions. Tu as déjà répondu aux plus pressantes. Si, si, insistait-il en voyant la mine ahurie de son interlocuteur. Mais tu vas me permettre d’en glisser à peine deux. Allez-y. Quel est ce bruit qui se déclenche tous les soirs ? Benali, sourit. C’est la Crapaude et ses consœurs, c’est la chanson d’Eau-Tonne. Au sortir de l’estivation, les crapaudes géantes remontent des profondeurs souterraines. Elles entonnent la mélodie, chacune de son côté, parce que depuis le Cas Ta Clysme il n’y en a plus qu’une par Flaque, puis elles s’accordent, se répondent et ce qui a commencé par une ballade en solo s’achève dans un gigantesque opéra. C’est fantastique. Mais dans quel but font-elles cela ? Elles forment partie du cycle de l’eau. Ce sont les Gardiennes de l’équilibre. Elles chantent chaque fois plus fort jusqu’à ce qu’elles crèvent les nuages et déclenchent la pluie de l’année. Il ne pleut qu’une fois par an ? s’affole Line-Dha. Oui, mais quelle pluie, rassurez-vous ! Elle dure une lunaison entière et il tombe des paquets de flotte, je vous le garantis. Et quand cela se produira-t-il ? A la pleine lune, un de ces jours. Je suis impatient d’assister à ce spectacle, mon cher, et maintenant la deuxième question: as-tu une information utile pour un bio sur cette planète. Un bio ? Ah, c’est vrai, tu n’étais plus sur Terre quand ils ont décidé de rebaptiser tout le monde. Que doit absolument savoir sur cet environnement un médecin, un biologiste ou un chimiste ? Benali fouilla dans sa poche et en retira une graine ratatinée. Il doit savoir employer ça. C’est une graine de guérix. Ça guérit pas mal de choses, mais ne me demandez pas de quoi il s’agit. Tenez. Je vous la donne. Le grain tomba dans la main tendue de Thuan, comme un fruit mûr, comme une offrande de la planète. Le Professeur sourit comme lui seul savait le faire, d’un sourire qui vous faisait instantanément chaud au cœur. Merci, Benali, merci. Il s’éloigna, serrant bien fort son minuscule trésor dans le creux de la main. Il prit dare-dare le chemin du laboratoire. Lotar revint à l’assaut. Cette fameuse pluie annuelle, risque-t-elle de nous causer des ennuis ? Des ennuis, je ne sais pas, mais il faudra changer vos petites habitudes. Comme tout le monde. Pendant que l’eau tonne, tous les ixiens font le plein, toute l’activité de la planète tourne autour de cette eau qu’il faut savoir emmagasiner. C’est une affaire de survie. Vous, évidemment, si vous vous promenez dans le cosmos depuis 10 ans, vous devez avoir résolu autrement le problème de l’eau potable. Ici, la saison d’Eau-Tonne est fondamentale. Elle risque de susciter quelques petits tracas. Le Plat Pays, ce morceau de terre où nous nous tenons, disparaît sous le déluge car ce n’est qu’un petit plateau, vite englouti. Mais j’imagine qu’il suffit de vous barricader dans votre soucoupe et d’attendre tranquillement la fin du mois lunaire. C’est-à-dire ? 27 jours. Pas question, je ne resterai pas enfermé un jour de plus dans cette prison ! On croyait entendre Imanof, mais c’était Maître Kheu qui protestait avec véhémence. D’ailleurs, c’est décidé, je pars en stage chez Falika. Falika, balbutiait Zor, effrayé. C’est la femme d’Yrgrave, le tavernier. Elle cuisine les légumes à merveille. Je dois absolument partir. C’est une affaire de survie. Benali se demandait comment son ami avait réussi à raconter tout cela au cuisinier. Je ne suis pas indispensable, pensait-il, allégé. Les jeunes réclamaient à grands cris, Nous aussi, nous voulons partir en stage. Ils trépignaient d’impatience. Le syndrome Le Farouche s’étendait. Ils se sentaient tous en taule. Un mois de plus, ce serait intenable. Ipocagne approuva: des stages de langue, ce serait parfait, si les familles locales voulaient bien les accepter. Mais on ne peut pas les laisser partir comme ça, objectait Zor, visiblement anxieux. Mais bien sûr que si, Zor, coupa Nokt, ne sois pas aussi raseur. Léonard s’y mettait aussi. Il faut absolument rejoindre ces sages, il se trame là-bas des choses importantes, j’ai hâte de les connaître. Ces gens ont la bosse des maths ! Là je vous arrête tout de suite, le prévenait Benali, il faudra attendre la prochaine lunaison. Les chemins sont impraticables. Des stages à La Clairière, c’est amusant, et viable. Mais plus loin, oubliez ! On ne pourra pas montrer le bout de son nez. Mouch et Bricole faisaient savoir qu’ils n’étaient pas pressés de partir. Le bricoleur avait besoin d’un cours accéléré de recyclage et la rousse avait découvert la bibliothèque. Une étrange bibliothèque, décevante au premier abord, sans livres ni rouleaux, sans volumes reliés, sans odeur. Mais la dame aux yeux cerclés lui avait assurée que les rayonnages aseptisés abritaient des milliers de contes depuis les premiers âges de l’écriture et issus de tous les recoins de la Terre. Hiéro-le-Boss les rassurait, il ne quitterait pas son navire, lui. Seule une poignée d’individus serait autorisée à quitter les lieux. Lotar se rongeait les ongles et réfléchissait. Tout va bien, mais que c’est délicat, par où cela va-t-il péter, quelle est la gaffe à ne pas faire ? Platane insistait. Il faut absolument sortir de cet engin le plus vite possible. Dites-moi, mon brave, chuchota-t-il en prenant Benali à part, y a-t-il des philosophes sur cette planète ? Bien sûr que si, il y en a plusieurs à Peau-Lisse. Le plus sympathique, c’est Xen, un gars qui se promène toujours pieds nus et qui prétend qu’il ne sait rien, rien de rien. Il dit aussi «Je suis la promenade». Platane se frottait les mains. Il va me plaire ce bonhomme, je le sens bien. Tu sais, Benali, s’écriait Basile tout réjoui, j’ai décidé d’apprendre ta langue. Vous avez bien des poètes ? Ça m’étonnerait beaucoup que tu trouves chez eux un Bô de l’Air, ronchonnait le tavernier. Et puis, avec cette langue, avec des sons pareils, de la poésie...?