Leçon d’histoires

— Excusez-moi, c’est bien ici la bibliothèque ? On m’a dit...

— On dit, on dit, on dit surtout des bêtises. Dans le temps, on recommandait aux gens de tenir leur bouche fermée pour qu’il n’en sorte pas tout le temps des inepties. C’est très désagréable d’entendre des sottises à longueur de journée, très désagréable.... Tu disais... Ah, oui, c’est bien la bibliothèque ici.

— On peut entrer ?

— On, je ne sais pas, ça dépend, c’est indéfini «on», ça peut faire beaucoup de gens d’un coup.

— Je suis toute seule.

— Ben, là oui, tu peux entrer. Tu vois, c’est important de bien parler. Très important. C’est parce qu’on a oublié de parler correctement qu’on a fini par tout comprendre de travers. Bon, entre. Et d’abord d’où sors tu ? Je ne t’ai jamais vue. Remarque ce n’est pas une raison pour ne pas te le demander poliment. C’est important, la politesse. Si les gens étaient polis, ils feraient moins de conneries. Mais tous ces gosses, tu comprends, ça use. Oui. Ça use, alors, parfois, les bonnes manières... comment t’appelles-tu ?

— Vent d’Halle, madame. Vous ne me connaissez pas parce que j’étais en salle d’hibernation.

— Les petits malades ? Il en reste encore ?

— Je suis la dernière. Ils ne pouvaient pas me réveiller avant d’atterrir .

Vent d’Halle se tait. Ses cheveux se dressent comme des points d’interrogation. Elle a l’air d’avoir pleuré. Madame Oxymore, bibliothécaire du Vaisseau Spatial, la regarde, derrière ses lunettes en amande.

— Quel âge as-tu ma petite Vent d’Halle ?

— Vous n’allez jamais me croire. 20 ans ! Il paraît que j’ai 20 ans ! C’est monstrueux. Monstrueux !

— Ce n’est pas du tout monstrueux, Vent d’Halle, c’est merveilleux... Mais bien sûr, tout est relatif. A quel âge as-tu été hibernée ? Mamie psi a dû te l’expliquer au réveil. Elle était là, n’est-ce pas ?

— Oui, elle était là. C’est elle qui m’a tout raconté. J’avais 13 ans quand on m’a mise en boîte.

— Alors, tu as passé combien d’années en boî... en hibernation ?

— Ben, 7, madame.

— Bon, le calcul de base a tenu, c’est bon signe. Parfois, ces longs sommeils vous détraquent d’un coup des vies entières de précepteurs, un véritable gâchis !

Oxymore jette maintenant sur Vent d’Halle, un regard attendri, empreint d’un curieux mélange d’allégresse et de peur. Elle devra lui apprendre beaucoup de choses. Elle est là pour ça, gardienne des Documents. Elle anticipe sa joie à lui faire découvrir la beauté, sa douleur à lui dévoiler les horreurs, elle pense aussi aux conflits inévitables d’une adolescence escamotée, parce qu’il y avait, comme toujours la question du Sommeil et sept ans, c’était considérable. Tout ce temps scolaire à rattraper, ce parcours nécessaire pour trouver chacun son talent, pas facile, tout ça.... Enfin, il y avait parfois des imprévus chez ces rescapés de la mort, car on n’entrait en salle d’hibernation que pour une raison grave. Maintenant, elle se réveillait le lendemain de notre arrivée sur Ixe, furieuse d’avoir 20 ans, après avoir pleuré tout son soûl dans les bras chauds de Mamie psi.

— Bon, alors, tu es venue me faire une petite visite. J’en suis bien contente. Je suis madame Oxymore, la bibliothécaire. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— On m’a dit de venir me mettre au courant.

Son regard est encore voilé. Ils se réveillent tous comme ça, les pupilles traversées par des nuages de brume. Ça s’estompe peu à peu, au fil des jours, au fil des mois parfois... Elle renifle, fait glisser son avant-bras doucement sous son nez, tout en braquant sur la bibliothécaire ses yeux lointains. Elle est petite et maigrichonne, peu développée pour son âge, gauche et farouche comme ses cheveux en bataille.

— Eh bien, ma petite, nous avons du pain sur la planche !

Vent d’Halle écarquille ses yeux, elle cherche du regard pain et planche autour d’elle. Madame Oxymore s’esclaffe.

— Du travail, ma petite Vent d’Halle, du travail devant nous. C’est une manière ancienne de parler. Dans une bibliothèque, forcément, les mots du passé vous collent à la peau. Ce n’est pas désagréable, remarque, moi j’aime bien.

Elle reste un instant pensive. Ses lunettes d’écaille en forme d’amande proclament l’attachement au passé. Plus personne n’en porte désormais. Les dysfonctionnements de la vue peuvent être corrigés par les bios. Mais Oxymore aime sa myopie. C’est le fruit de toutes ces lectures dévorées avec passion, c’est un signe personnel qui confirme sa différence, c’est aussi la joie de regarder le monde sans lunettes et plonger dans un tableau impressionniste, qu’elle dessine à sa guise.

— Bon, revenons à nos moutons !

Vent d’Halle sait très bien qu’il n’y a pas de moutons dans cette pièce. Elle attend une explication. Elle se demande si cette femme n’est pas un peu folle. Madame Oxymore s’énerve.

— Oublie, oublie ça. Écoute, nous allons nous préparer un thé bien chaud et bavarder un petit peu. On ne rattrape pas sept ans d’école buissonnière d’un seul trait, Vent d’Halle. Nous allons essayer de voir ensemble ce qui t’intéresse dans cette «mise au courant». Tu vas étudier avec les précepteurs, de toutes façons, n’est-ce pas ?

— Oh oui, ils ont prévu un programme gigantesque pour moi !

On croit voir s’empiler dans son regard voilé une montagne effroyable de livres, de calculs et d’exercices qui l’attendent. Elle ne se trompe pas, pense Madame Oxymore en lui mettant dans le creux de la main un bol de thé. Silence

— Qu’est-ce que tu aimerais savoir ? Silence

— Tu te souviens de ce que nous faisons ici, dans le Vaisseau ? La réponse surgit, automatique.

— Nous sommes les enfants du Savoir et de la Paix. Nous partons aux quatre coins du monde pour retrouver l’Equilibre après le Grand Chamboulement.

Madame Oxymore tressaille. Il y avait longtemps qu’elle n’avait entendu cette expression, les enfants du Savoir et de la Paix. Elle croyait se souvenir de la dernière fois, lors de leur départ de la Terre. Les enfants avaient préparé une chanson d’adieu, «Nous, les enfants du Savoir et de la Paix, partons le cœur joyeux découvrir la Raison». Elle avait oublié la suite. Depuis longtemps, dans le vaisseau, on ne parlait que de la Mission. Sans qualificatifs. Dommage, vraiment dommage. Cette manie de tout raccourcir, d’oublier les nuances. Il faut veiller à ne pas tomber dans les pièges du passé, songeait-elle.

Il y avait aussi cette erreur bizarre: les 4 coins. Il était depuis longtemps scientifiquement établi que l’Univers avait 27 coins et les enfants savaient dès l’embarquement que nous nous rendions au vingt-septième. Ça ne manquait pas de charme, pourtant. Les quatre coins du monde étaient en honneur dans la littérature ancienne. Curieux.

— C’est bien, Vent d’Halle. Tu te souviens de l’essentiel et tu n’as pas oublié le Grand Chamboulement et notre Mission de Savoir et de Paix .

La jeune fille l’interrompt.

— Je me souviens d’un visage que je n’ai jamais vu, je m’en souviens tout le temps. C’est une femme. Elle sourit. Ce n’est pas une Mamie psi. C’est normal ?

Madame Oxymore soupire. C’était toujours tellement compliqué à expliquer, sans faire mal. Tellement difficile de savoir si les enfants avaient vraiment fait leur deuil de tous ces parents morts dans le Désastre Universel, si les adultes de cette communauté avaient réussi à faire un foyer de ce cigare volant...

— C’est peut-être ta mère.

La réponse est immédiate, dure et tranchante.

— Ma mère est morte. Comme les autres. Je ne me souviens pas de son visage. Je ne me souviens pas de mes parents. De rien avant le Grand Chamboulement.

— Qui sait ? Tu l’as peut-être retrouvée dans les rêves de ton sommeil. En tout cas, ne t’en fais pas, c’est «normal». Je te signale en passant qu’on n’emploie plus ce terme. C’est curieux que tu te souviennes d’un mot pareil. C’est un nom pré-GC.

— Il y a aussi des dieux dans mes souvenirs. Toutes sortes de dieux. C’est norm... c’est pas un problème ?

Madame Oxymore en a le souffle coupé. Elle hasarde, prudente:

— Des dieux, comment ça des dieux ?

— Des tas de vieux barbus, des tas d’animaux, des femmes bizarres avec beaucoup de bras, un gros qui boit comme une outre, un gros qui sourit béatement, je sais pas, moi, ils se disent tous dieux et ils me trottent dans la tête. C’est un problème ?

Madame Oxymore, stupéfaite, décide de ne plus ruser et de jouer franc. Alors, elle murmure:

— Non, Vent d’Halle, ce n’est pas un problème. C’est simplement étrange. Tu vois, tu me parles de choses très, très anciennes, avec des mots du passé, qui ont été remplacés par d’autres générations de mots... Tu es un mystère, Vent d’Halle. J’aime bien les mystères.

Elle se frotte les mains de plaisir, prête à entamer à pleine dents sa tranche de mystère. Ses petits yeux brillent d’une lueur malicieuse derrière les lunettes. Elle enchaîne:

— Tu vois, c’est bien parce que les gens ont oublié des milliers de langues, des milliers de mots dans chaque langue, que leur esprit s’en est trouvé tout rétréci. Ils n’acceptaient de garder en mémoire que quelques mots, quelques idées , celles des puissants surtout — histoire de ne pas se compliquer l’existence — et ainsi, au fil du temps, des milliards de mots et de langues furent oubliés, et avec eux les nuances, ah les Nuances...

Elle a l’air sincèrement désolée de voir ainsi partir les Nuances en fumée. Vent d’Halle voudrait presque lui présenter ses condoléances. Madame Oxymore reprend:

— et toi tu parles ainsi de «dieux», alors qu’il y a longtemps que les Terriens — pour éviter de se compliquer l’existence — ont décidé de bannir ce mot de leur vocabulaire. C’était trop compliqué, tous ces pays, toutes ces planètes qui s’entretuaient au nom de leurs dieux respectifs, alors que ceux-ci, si tant est qu’ils existent, devaient dégobiller de honte dans un coin perdu de l’Univers. Lors d’une trêve un peu plus longue entre les saints massacres, dans un effort de synthèse inattendu, les politiques décidèrent d’approcher le problème autrement, sous un angle nouveau, consensuel, disaient-ils. Ils regroupèrent les monothéistes, non, ne fais pas cette tête d’abrutie, il s’agit de tous ceux qui croyaient qu’il n’existait qu’Un seul dieu, créateur du ciel et de la terre, sous le nom des partisans du Grand Tout. Ils mirent ainsi dans le même sac quelques vieux barbus, comme tu dis. Somme toute, ils croyaient plus ou moins à la même chose et d’ailleurs il y avait eu de vagues précédents, les religions du Livre, la recomposition de l’unité des Chrétiens,

— des quoi ?

— Ceux qui croyaient que ce dieu unique s’était incarné dans un terrien appelé Jésus. Il mourut sur la croix à la fin de l’ère romaine et fut surnommé le Christ. Au début, ils étaient tous d’accord, puis ils se séparèrent en Catholiques Apostoliques Romains, Orthodoxes et Protestants, et ceux-ci, à leur tour, se divisèrent gaiement en Évangélistes, Baptistes, Mormons et j’en passe. Ces gens-là s’étripèrent pendant des siècles ...

Son regard se perd dans les remous douloureux des batailles du passé. On croirait voir briller dans ses lunettes le reflet des glaives, le trémolo d’un olifant.

— Puis, les Juifs, les Chrétiens, et les Musulmans, toutes religions du Livre, se livrèrent d’atroces guerres... pendant des siècles aussi.

Elle achève sa phrase dans un murmure à peine audible. La vérité est si lourde. Elle sait très bien ce que contient sa bibliothèque: des documents effroyables où la violence humaine s’étale au grand jour, déploie toutes les formes et les arguments possibles. Ces images des différents génocides, des camps de concentration, des guerres d’autant plus monstrueuses que l’espèce devient plus «intelligente», les attentats aveugles, l’insupportable violence des états puissants, l’horreur, partout, sous prétexte des dieux. Ils avaient bon dos les dieux, quelle hypocrisie, quelle soif de pouvoir ! Elle sonde l’abîme noir des pulsions dévastatrices de l’Homme. Elle a fermé ses yeux. Juste un instant. Puis elle reprend:

— Où en étais-je ? J’ai bien peur de t’ennuyer et de t’embrouiller l’esprit avec mes histoires.

Elle lui sourit et d’une main effleure sa joue. Vent d’Halle sourit aussi, même ses yeux de brume sourient, l’invitant à poursuivre.

— Vous savez, je suis déjà toute embrouillée, mais ça ne m’ennuie pas du tout. Continuez, s’il vous plaît.

— Bon, nous en étions aux «dieux». Bien avant ta naissance, on n’employait plus ce terme. Il y avait le Grand Tout, comme je te disais auparavant. Puis, évidemment, son contraire, le Grand Rien. Simultanément, surgirent comme des champignons, le Grand Vide, le Grand Fric, les Grands Plusieurs et encore des variantes. Tout cela tournait autour de la religion. La classification en grandes catégories ne résolut pas le problème pour autant. Les partisans du Grand Tout s’entredéchiraient un peu moins, mais ce regroupement ne fit qu’exacerber leur intolérance. La tension montait sourdement chez les convaincus du Grand Rien. Ceux du Grand Fric poussaient le cynisme jusqu’à déifier les rouages du pouvoir. Ah, quel gâchis ! Les adeptes du Grand Vide, nettement moins dangereux, s'obstinaient à méditer à longueur de journée. Les polythéistes, ceux qui croyaient à plusieurs dieux, se rallièrent sous la bannière des Grands Plusieurs. On pouvait s'attendre à tout parmi tous les fervents qui canalisaient les rebelles, les déprimés, les paumés... Bref, les grands regroupements n’ont pas réglé les problèmes de fond, et dans le parcours, on a oublié la forme. Perdus, les noms du passé, trop conflictuels, disaient-ils. Perdus à jamais pour ces hordes d’hommes de plus en plus désemparés sur la planète Terre. Tous ces repères envolés, toutes ces nuances, ah, les nuances....

Elle dodeline de la tête. Vent d’Halle compatit.

— Tu me feras le plaisir de parler correctement, pas vrai, ma petite Vent d’Halle ? Avec beaucoup de mots différents. C’est important.

— Je vous le promets, madame Oxymore.

Elle est bien gentille cette petite. A peine sortie des brumes d’un sommeil de sept ans, elle est là, à me consoler. Ma vieille Oxymore, tu prends de l’âge ! C’est elle qui a besoin de toi.

— Bon, revenons à nos... dieux. Pour une raison que j’ignore, tu as dû voir défiler dans tes songes les dieux du passé, ceux de l’Égypte, de l’Antiquité, de l’Inde et tout le bazar plus récent. Si ça t’intéresse, tu peux en savoir plus sur ces gens-là. J’ai tout ce qu’il faut dans ma bibliothèque. Même si la théologie n’est plus une priorité. Il y a tellement à faire !

— Je ne sais pas très bien ce qui m’intéresse. Je voulais juste savoir si c’était nor... si je n’étais pas devenue folle.

— Tu m’as l’air parfaitement saine de corps et d’esprit, Vent d’Halle. Tu as dû voyager bien loin dans ton sommeil. Tu me raconteras, si tu veux, et moi je te dirai l’histoire du monde et celle de notre petite communauté.

Elle se lève, parcourt d’un regard les étagères qui remplissent la pièce, hésite une fraction de seconde, ouvre un tiroir, y plonge des doigts experts et lui tend un disque argenté: -Tiens, prends ce disque ce soir. C’est une surprise. Tu me le rendras demain et tu prendras autre chose. D’accord ?

— Merci, madame Oxymore, vous êtes sympa.

— Allez, va, et reviens vite me voir.

Vent d’Halle s’éloigne dans le couloir, serrant le disque argenté dans sa main. Ce soir, dans l’intimité d’une petite chambre individuelle à coté de celle de Mamie Psi, privilège de convalescence, elle pourra le visionner.

C’est la petite Vent d’Halle de 13 ans qui l’y attend. Le disque Enfants-An 3 Vaisseau/An 8 après le G-C garde jalousement au creux des sillons de graphite luminescent les rires et les boutades de la fête du Solstice, des pièces de théâtre, des concours de potes, des expositions de dessins et d’inventions, des joutes poétiques, des concerts, bref, les péripéties, les émotions et tous les visages de sa treizième année.