La nuit

La nuit s’étend. On n’y voit rien. Absolument rien. C’est la nuit noire. La nuit s’allonge, s’appesantit. Elle s’engouffre dans tous les recoins, les inonde d’ombre épaisse. La nuit s’installe, partout, en maître. Ce soir, c’est un noir d’encre qui s’empare des lieux, qui les fait taire dans un silence d’effroi. La lune entame son nouveau cycle, la face cachée. Les étoiles n’arrivent pas à percer le couvercle de nuages. Rien ne vient s’opposer à cette formidable vague de noir qui déferle sur Ixe. Elle s’abat sur moi en cet instant. Je l’attends, dressé sur ma pirogue, au milieu de la mare. Elle m’enveloppe dans un tourbillon d’obscurité... qui vous coupe le souffle... qui aspire tous les bruits... qui vous laisse effaré, survivant dans le grand noir, affolé comme un plongeur sans repères dans l’immensité de la mer... dégoulinant de noir, transi de peur...

Et pourtant, je devrais commencer à m’habituer. La nuit tombe toujours ainsi sur Ixe. C’est quelque chose de puissant, de vivant, qui vous attaque de front, de biais, qui vous transperce de froid, qui resserre son étreinte, quelque chose qui distille l’essence même des ténèbres, du noir sidéral à l’état pur. C’est impressionnant ! Tous les soirs, c’est pareil. Je n’arrive pas à m’y faire. Les gens d’ici non plus, à ce que j’ai cru comprendre. Certains retrouvent ou réinventent des rites pour mitiger leur peur, d’autres se croient protégés par la raison critique, les constantes cosmiques, l’ironie et la rigolade, mais ces stratagèmes sont absolument inutiles. Si la nuit vous surprend parmi eux, la même crispation, la même angoisse, le même vertige d’abîme se lit sur tous les visages. La nuit sur Ixe vous tombe dessus, vous traverse d’un éclair d’éternité, ça vous remue, c’est indiscutable. Mais ça passe... tout doucement, ça passe. Il vous reste un arrière-goût âcre et sombre dans la bouche et un penchant philosophique nihiliste dans la tête. Ça vous colle à la peau un petit moment, puis ça disparaît. La nuit reste noire, mais elle n’est plus vivante.

Ce soir je suis seul à subir son assaut. Seul, sur ma pirogue, au milieu de l’eau sombre. Mes yeux trouent l’obscurité pour y découvrir le moindre signal, la moindre référence qui permette de reconstruire le paysage familier, de deviner la ligne d’horizon, d’ébaucher des coordonnées dans l’espace. Je suis cerné de noir et je cherche un fanal. Peine perdue. Ce soir, rien ne vient contrer la nuit.

Je fais fausse route, à la recherche de lumière. Mon ami le berger-guide me l’a pourtant bien expliqué. Il ne faut pas braver la nuit. Il faut l’attendre, l’accueillir, la laisser vous tremper de noir, lui permettre de vous traverser de fond en comble, d’y déposer des plaintes anciennes comme le temps, et la laisser partir. Dans la paix. Ce n’est pas facile. J’écoute mon corps tout engourdi de froid. Je me cale dans ma pirogue, comme un jeune animal tapi dans son abri. J’attends que le noir s’estompe.

Peu à peu, la vie reprend ses droits. J’entends le clapotis de l’eau autour de ma barque, un déplacement furtif dans les algues, un grésillement lointain... ce sont là mes repères. Ils dessinent pour moi l’espace environnant. Aveugle du soir, je m’en remets aux sons pour m’éclairer. Je retrouve le haut et le bas, le proche et le lointain, et je sais désormais que le monde est intact. Je reprends ma route, doucement, dans les méandres de la mare.

Ma pirogue sait se laisser glisser dans les ondes obscures. Elle s’offre sans résistance aux courants, aux algues et aux sables mouvants, elle s’abandonne à leurs caprices, elle leur fait confiance, en somme. Elle se laisse conduire, parmi les milliers d’habitants de la mare, un de plus dans un grand tout. La mare est dangereuse, bien entendu, mortelle, parfois, mais il en est ainsi de toutes les grandes Flaques, les grands Lacs et la Mer. Toutes les Mers. Il faut en connaître les dangers, c’est certain, mais il faut aussi reconnaître humblement sa petitesse et se livrer confiant aux forces naturelles. Comme avant, quand je me laissais couler dans l’espace interstellaire, niché dans le cocon de ma navette, et que je remettais joyeusement ma vie entre les mains du cosmos. Avant. Avant que tout ne soit chamboulé.

J’étais voyageur de commerce indépendant. J’avais mon petit vaisseau personnel, «L’Amie»... Ah, c’était une belle pièce de mécanique ! On en a vu, ensemble, des vertes et des pas mûres. Des planètes, on en a vu de toutes les couleurs ! J’ai bien roulé ma bosse dans l’Univers. J’ai fait des affaires avec les types les plus bizarres. J’ai bu du xyl dans tous les bistrots de l’Univers connu. Et, justement, un soir où j’avais forcé un peu la dose, où mon crâne recevait la visite d’une grosse caisse et d’un baryton, le monde a basculé ! J’avais fixé mes coordonnées sur Syrte, enclenché la manœuvre de décollage. Je regardai machinalement le ciel étoilé pendant que l’Amie prenait son envol...

            é      l                 em      h
L   e   s    t   i  e   avaient   b t  e     c an é !
               o    s           u  i    n        g
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Rien n’était à sa place ! Nous fûmes alors propulsés, ma guimbarde et moi, dans un monde inconnu. J’ai atterri ici, sur Ixe, il y a 15 ans terriens. L’Amie s’est cassé la figure. Je n’ai pas pu la réparer. J’ai même dû la sacrifier pour récupérer les pièces. Depuis, je vis ici. Je suis le premier et le seul terrien de la planète. J’ai appris l’ixien. Ça n’a pas été une mince affaire, tout seul, dans un monde inexploré à charabia incompréhensible. Et pourtant, je parle plusieurs langues, mais l’ixien ça ne ressemble vraiment à rien ! Il paraît que j’ai un accent épouvantable. Mais, je m’entends bien avec les gens du coin. On est devenu copains. J’ai troqué la navette contre la pirogue. Je fais mon petit commerce. C’est plus restreint, évidemment, je ne sillonne qu’une planète, mais les aventures ne manquent pas. Depuis mon arrivée sur Ixe, vivre est devenu une entreprise risquée, une sorte d’exploit quotidien. Ici, et partout dans le cosmos, j’imagine.

Je parle, je parle sans arrêt, depuis la tombée de la nuit. Ça m’aide, parfois, à surmonter la peur, à voir dans le noir. De toutes façons, c’est bien connu, la solitude fait des parleurs solitaires... J’effleure l’eau de ma rame fatiguée. Je me laisse porter par un courant complice. Je remplis l’air de mots. Ils restent suspendus

un instant.
Je les écoute.

Comme Narcisse se regarde, je m’écoute parler. Je me persuade que tout va bien. Ma pirogue sait glisser dans les ombres obscures.

Je sens... je sens quelque chose, quelqu’un... qu’est-ce que c’est ?... ça respire... je le sens, là, quelque part dans le noir... c’est certainement grand, très grand... N’aie pas peur, Benali... Ah, mon Grand Tout, j’y suis ! Ce doit être Elle ! Elle a dû remonter à la surface... Je perçois Sa présence.... Je la vois maintenant... Qu’elle est belle ! Qu’elle est belle ! Pyramide dressée dans le ciel plat et noir de la mare. J’approche. Ma pirogue enfile un courant paresseux, plus lent, pour jouir du spectacle. Je parcours des yeux cet immense colosse qui frémit dans la nuit de tous ses pores.

C’est un spectacle ahurissant, que dis-je, magnifique, époustouflant, hallucinant, mystique, poétique ! Les mots me manquent, comme toujours. C’est à force de les utiliser à tort et à travers, les pauvres, tous râpés et ternis par l’usage, ils ne veulent plus rien dire.


                      Elle

                    inspire

              le silence recueilli

                  des temples,

                des cathédrales

                  Elle revient

           des profondeurs souterraines

     Elle est belle, ô mortels, comme un rêve

  de pierre, c’est un très vieux poète qui disait

  ça. J’aime les crapaudes géantes. Elle est là,

  à boire la nuit entière, à s’emplir les poumons

 d’air, j’écoute sa respiration, massive, paisible.

          Je me fie totalement à Elle. C’est

             la Gardienne de l’équilibre

              des eaux. Elle n’a jamais

      fait de mal à personne. Elle est belle

      comme un phare d’ébène dans la nuit noire

                     d’ébène
Comme       phare              dans     nuit noire.
        un                           la


Je m’éloigne. A regret. Je lui jette un regard d’adieu.

KKKKKKKKKKKOOOOOOOOOOAAAAAAAAAAAAHHHHHHH......

Elle y répond en déchirant l’air nocturne de ce coassement qui résonne et rebondit sur les flots compacts de la mare. Elle emplit l’air de sa joie. Je pars, salué par l’écho de cette fanfare, heureux comme un gamin. Quelle belle rencontre !

Bientôt, les Crapaudes entonneront la mélodie d’Eau-Tonne. Elles coassent chacune dans sa flaque et, de flaque en flaque, les coah se répondent, s’entremêlent et s’élèvent dans le ciel farci de nuages. La chanson dure une lunaison entière. Au fil des 27 nuits, on l’entend surgir, timide, espacée, chercher des harmonies, accorder les coah des unes et des autres, puis s’étoffer, s’amplifier, vibrer, de plus en plus fort, et, le soir de la pleine lune, crever d’un seul coup, dans un fracas d’enfer de l’échelle trodécaphonique, les cumulus, les nimbus, les stratus, les cirrus et toutes leurs moutonneuses combinaisons. Ça éclate d’un seul coup ! Un déluge. Chaud comme de la soupe au début. Le ciel zébré d’éclairs. Le tonnerre assourdissant. L’orage, l’orage attendu depuis si longtemps ! Il apporte l’eau fraîche. C’est merveilleux. Ça dure un cycle lunaire, encore une fois. L’eau tonne. L’eau nous vient du ciel nuit et jour pendant un mois. Elle s’amuse à prendre tous les noms possibles, averse, cataracte, déluge, ondée, giboulée, bruine, crachin, flotte... Elle tombe sans arrêt, comme il lui plaît. Ixe fait son plein d’eau.

J’ai le cœur en fête, allez-savoir pourquoi, et j’y vois plus clair. Ma pirogue sait se laisser glisser dans les ondes obscures. Bientôt, j’arriverai aux quais. On m’y attend.