Maître Kheu, fin cuisinier

Le Vaisseau vibre tout entier de l’excitation qui s’est emparée de ses habitants. Tous les cœurs battent la chamade, tous les regards sont tournés plus que jamais vers l’extérieur. Ils ont soif d’horizons, une faim inavouable de courir pieds nus sur de la terre. Ils sont enfermés depuis si longtemps qu’ils dévorent la mare des yeux derrière les hublots. Il faut attendre. Seuls quelques bios sont descendus à terre. Prélever des échantillons. Juste sous le vaisseau. Demain. Ça se passerait demain. Ils fouleraient le sol de leurs pieds. Pas trop loin. Pour se dégourdir les jambes. La consigne est formelle: il faut être prudent. Mais les esprits sont désormais habités par le rêve. Ils le projettent tous sur la nappe d’eau qui s’étend à perte de vue. Sur cet écran gigantesque gambadent et glissent en silence les songes les plus fous. Ils évoluent, patineurs invisibles et gracieux, gonflés d’espoir, sur les eaux grises du soir.

Puis la nuit s’abat sur le monde, massacrant tous les rêves. C’est brutal. Une implosion d’obscurité, un trou béant de noir dans le crâne. La nuit. Totale.

Les habitants du Vaisseau, saisis d’effroi, en arrêt, digèrent avec peine leur première nuit sur la planète. Peu à peu, ils se dispersent, cherchent refuge dans leurs couchettes. Ils reprennent leurs esprits, réchauffent gentiment leur âme.

Maître Kheu, fin cuisinier, ferme doucement la porte de la cuisine. Il enfile le couloir qui mène à sa cabine. Il glisse à pas feutrés. La nuit a imposé un étrange couvre-feu. Il atteint les dortoirs. Aucun rire ne fuse, aucune conversation ne cherche à s’étouffer sous les couvertures. Rien. Une odeur moite. La peur. Ou du moût. De l’ambre, peut-être. Un soupçon de musc... Maître Kheu raffole des odeurs. Il les débusque et les habille à sa guise. Son imagination s’envole à la moindre senteur. Créateur aux aguets de tout ce qui peut passer à la casserole, inventeur de génie sollicité, deux fois par jour, depuis dix ans et surprenant toujours ses hôtes, maître absolu dans l’art de nourrir et délecter son monde, il arbore l’air paisible d’un bon père nourricier. Ses yeux pétillent d’intelligence dans son visage rond. Il réfléchit tout en marchant. Il regrette les plaisanteries des enfants qui, habituellement, saluent son retour des cuisines, maître Kheu, maître kheu leu leu, les fous rires, les suggestions, maître kheu fais-moi une patate aux myrtilles, des champignons au miel, de la glace de radis... Que se passe-t-il ce soir ? Il y a eu, c’est vrai, ce pincement au cœur à la tombée de la nuit, cette chute étrange dans le noir. La contemplation de sa récolte personnelle de trompettes de la mort et de pleurotes lunaires l’a vite remis d’aplomb. Donc, couloir truffé de silence. Et pourtant, la porte entrouverte de la salle d’eaux laisse filtrer un rayon de lumière et le frou-frou rassurant d’un bavardage. Deux retardataires se lavent les dents. Il tend l’oreille et surprend cette conversation diluée dans le glouglou des gargarismes.

— Quelle horreur cette nuit noire ! J’espère que ce n’est pas tout le temps comme ça ! Si noire, si froide ! Ça sentait la mort.

— Non, ça sentait le foin, le foin tiède.

— C’est quoi, le foin ?

— Je ne suis pas sûre ... des herbes qu’on faisait sécher, je crois, et qu’on gardait dans des immenses baraques, ça s’appelait des granges, ça j’en suis sûre.

— Des granges ?

— Oui, c’est beau, hein ? ....grange... grange...

— bof... et pourquoi on le mettait dans les granges ?

— Ben, pour le donner à manger aux bêtes pendant l’hiver.

— Tu dis vraiment n’importe quoi, Vent d’Halle.

La porte s’ouvre à la volée. Les deux filles se retrouvent nez à nez avec le fin cuisinier. Bonne nuit, maître Kheu, entonnent-elles à l’unisson. Merci pour les beignets d’algues parfumées, ajoute Vent d’Halle, sincèrement reconnaissante. Bonne nuit, les petites. Maître Kheu s’enfonce dans le long couloir. Du foin ? Qu’est-ce que c’est ? Je vais consulter La Rousse Gastronomique. Ça doit pouvoir se cuisiner... J’attends beaucoup de cette nouvelle planète !