Les quais

Les quais flottent, parfois, au centre de la Mare, comme les restes épars d’un naufrage. On en distingue les épaves flâner de-ci de-là. Des vestiges de digues s’avancent brinquebalantes dans le brouillard. Des radeaux rapiécés se laissent bercer gentiment par les flots. Parfois, on n’y aperçoit personne. Seule l’ossature saillit, on n’en voit que le bois. Celui des radeaux et des passerelles de planches bâties au petit bonheur. Comme un vieux squelette qui tiendrait par miracle. Du bois pourri, moisi, rongé par les eaux. Du bois partout. Une vieille bête, odorante et craquante, faite des morceaux de bois les plus disparates.

Les quais se dressent parfois, au centre de la Mare, comme une forêt dense qui perce les nuages. Les grues fantomatiques s’élancent vers le ciel. Elles agitent leurs bras dans tous les sens, chanteuses d’opéra sans voix. Des constructions bizarres rivalisent en hauteur: tours de guet, pagodes d’entrepôts, tourelles de poulies, balises sonores. Tout cela grouille de monde, parfois.

Les quais sont comme ça. Au gré des jours et du brouillard, l’activité se déplace. On ne sait jamais ce que l’on va trouver. Les commerçants sont nomades. Les quais, aussi, apparemment. Parfois, une jetée va se promener, dénouant ses amarres. Elle vogue, capricieuse, servant de refuge à tous les fatigués, jusqu’au jour où quelqu’un la rattache à un arbre, en fait un pont, un rempart, un enclos... Les quais changent continuellement. Ils se découvrent de nouveIles fonctions. Ils prolifèrent désordonnés, ils vieillissent, meurent, respirent et murmurent. C’est un amas de choses qui ne cesse de croître. Il grandit, protégé des regards, dans l’épaisse brume qui se forme toujours au milieu de la mare. Les quais, on ne les aperçoit que lorsque le brouillard veut bien s’effilocher. Il vous laisse alors entrevoir les décors de son choix. Jamais le même. Les quais sont comme ça.

La mare est profonde en son centre. Profonde et large. Cet immense bassin naturel, qui fume comme un turc, permet aux bateaux de manoeuvrer sans effort. On y embarque et débarque toutes sortes de choses. On y parle surtout, des heures durant, à perdre haleine, à bâtons rompus. On y refait le monde dans les tavernes branlantes qui poussent sur les jetées. On apprend les dernières nouvelles. On communique. On y rattrape les longues heures de causeries solitaires passées dans les méandres touffus qui mènent à la Clairière.

C’est le nom de l’endroit. J’imagine qu’il y a très longtemps, un homme las de naviguer dans les eaux troubles et traîtres de la mare, trouva ici le cercle dégarni, la trouée d’eau profonde, la clairière où goûter le repos. Il bâtit un radeau. Pour y revenir. Pour y faire quelques pas. Pour amarrer sa barque et dormir dans la vapeur blanche. Au fil du temps, d’autres vinrent accoster ce premier quai. Et ainsi de suite. Maintenant, c’est un monde à part, une bête qui jette ses tentacules improvisées à la ronde, qui se lève et fléchit, qui soulève ses flancs au rythme des courants. Un havre de vie, de contacts, d’échanges étoffés de brume.

La Clairière a ses propres lois, non écrites, non dites. Elles coulent de source. C’est un abri. Fréquenté par le peuple qui sillonne la mare: pêcheurs, commerçants, vagabonds, fugitifs.

Quelques uns en ont fait leur demeure. Yrgrave, par exemple, tavernier de père en fils, propriétaire de «L’Estaminet». Il faut dire que ce vieil ixien à la mine patibulaire raffole des mots désuets et sonores. Ainsi, a-t-il appelé ses filles Hyperbole et Césure. De belles filles, d’ailleurs. Ce matin, il attend son ami terrien. Il soulève à tout bout de champ la tenture graisseuse qui lui tient lieu de porte et tente de percer le brouillard matinal. Il grommelle, impatient, des jurons étouffés entre ses dents. Depuis hier, il ne tient plus en place. Il se sert une chope de xyl pour la énième fois. «Mais quand donc viendra-t-il ce bougre d’emplâtre ?». Sa voix résonne, caverneuse, et secoue toutes les planches de la taverne. Les clients, silencieux, partagent son énervement.

La pirogue glisse sur l’eau de l’aube et se laisse amarrer au pieu rouge et bleu de L’Estaminet. Quand il franchit le seuil, un concert de voix l’accueille dans un brouhaha: «Benali, enfin, Benali». Yrgrave le serre entre ses bras noueux et le presse du regard. «Benali, mon ami, nous avons besoin de toi».

Ce dernier sourit, embarrassé. Jamais, Yrgrave, ne s’est montré si nerveux, si empressé, si tendre à sa manière bourrue.

— Qu’y-a-t-il, mon ami ? Suis-je le seul à transporter du xyl dans la Mare à Bout ?

— Il ne s’agit pas de plaisanter. Un vautour voyageur nous a transmis un message. Tu ne peux pas t’imaginer. Assieds-toi, Benali, et écoute-moi at-ten-ti-ve-ment

Il prononce le mot lentement, comme s’il en disséquait toutes les syllabes. Un silence feutré s’est installé dans la pièce. Tous les regards convergent vers le terrien, tout petit, vu que les ixiens sont nettement plus grands. Benali se sent vaguement mal à l’aise.

— J’ai un peu soif , dit-il, bêtement, sans quitter Yrgrave des yeux. Celui-ci gesticule et tonitrue.

— Amenez donc du xyl, mais pas beaucoup, ou du léger. Faut cogiter, faut cogiter !

Benali s’assied, inquiet. Yrgrave n’est manifestement pas dans son état normal. Il le connaît bien. C’est le premier ixien qu’il ait jamais vu. En un éclair, il se souvient: énorme, gigantesque, barbare, pirate... Tous ces mots lui venaient à l’esprit quand il barbotait et s’enlisait dans la vase, empêtré dans l’Amie et lui, tel un héros magnifique venait à sa rencontre d’un pas herculéen. Tout le monde ici connaît l’histoire de la perche qu’il lui tendit, Benali s’y agrippa pendant qu’Yrgrave hurlait de rire en secouant la canne. «J’ai pêché un homoncule» criait-il à tous vents. Il se tenait toujours les côtes de rire après l’avoir déposé sur la terre ferme. Benali, soulagé, mais ébahi, le regardait se taper les cuisses et gargouiller de plaisir. «Un homoncule! ô mon cul ! un lili-pute!» Évidemment, il ne comprit que plus tard le sens de ses paroles, environ trois ans plus tard, le temps d’apprendre l’ixien, puis les subtilités exquises de la langue d’Yrgrave. Benali n’a pas encore apprécié la plaisanterie, mais c’est bien connu, le sens de l’humour c’est toujours difficile entre planètes.

Non, Yrgrave n’est pas dans son assiette. Ses gestes et sa voix trahissent confusément quelque chose d’impensable, d’innommable: la peur. Jamais, au cours de ces quinze années d’amitié, le tavernier n’a manifesté la moindre frayeur. Que se passe-t-il donc ?

Yrgrave tripote entre ses doigts un petit morceau de canne. C’est un fourre-message, une sorte de bambou évidé et scellé par de la résine aux deux extrémités. Un système que l’on utilise fréquemment pour communiquer entre régions lointaines. Les chemins sont difficiles sur Ixe, les quelques cités qui subsistent sont isolées, mais il s’est forgé pour y remédier une subtile complicité entre les hommes et certains animaux. Parmi les Volants, les rapaces font d’excellents alliés. C’est sans doute le message apporté par le vautour voyageur. Yrgrave le tourne et le retourne entre ses doigts énormes. Il le transforme en hélice mûe par le tourbillon de ses pensées. Enfin, il parle. Il égrène lentement les mots. Ceux-ci tombent, goutte à goutte, et propagent des vagues circulaires dans le silence.

— Tu sais qu’à Peau-Lisse ils ont fait des progrès avec leurs machines...

Benali dissimule à peine un sourire sceptique. La technologie ixienne est très rudimentaire. La planète ne possède que très peu de métaux. Ce sous-sol extrêmement pauvre en minerai retarde à l’infini le développement technique. Benali, ancien voyageur du cosmos, n’y croit tout simplement pas. Les savants ixiens ne deviendront jamais ingénieurs, il ne fabriqueront jamais de fusées. Il faut de la pâte au boulanger pour faire son pain. Ixe restera toujours la planète des artisans, des aventuriers et, bien sûr, des mathématiciens. Le génie créateur s’y exprime avec force. Partout, des solutions originales permettent de vaincre les pires épreuves. Architectures insoupçonnées, systèmes d’irrigation et de culture inédits, engins polyvalents actionnés par les vents, les marées, le passage des troupeaux migrateurs, la fermentation, tout ce que l’on peut imaginer et plus encore. Les savants puisent leur inspiration à la source même du manque, des carences, des multiples absences. Parmi eux, les mathématiciens sont légion, facilement reconnaissables à leur bosse frontale, sorte de protubérance osseuse caractéristique qui gonfle proportionnellement aux intégrales qu’ils calculent. Hypothèses, axiomes, théories et théorèmes foisonnent et s’épanouissent. Férus d’algèbre, de trigonométrie, d’astronomie ! Mais les sciences appliquées, celles qui vous catapultent une navette dans l’espace, non, ça il faut oublier.

— Ah bon...

Yrgrave supporte mal le léger sarcasme qu’il croit déceler dans ces deux syllabes. Son énorme poing s’abat sur la table avec un fracas d’enfer. Il hurle.

— Oui, bord d’aile de merle, ils ont fait des progrès !

Il tance son ami de ses yeux courroucés et ajoute, un cran plus bas «A Peau-Lisse», et encore plus bas, «avec leurs machines».

Benali ne répond pas cette fois-ci. Le tavernier, subitement calme, poursuit:

— Ils ont fabriqué une chose qui capte des ondes baladeuses. Parfois ils arrivent à les faire parler. Ça fait bientôt une semaine qu’ils entendent des grésillements, des murmures, puis des voix de l’au-delà.

Yrgrave marque un temps d’arrêt et fixe intensément les yeux de Benali. Les mots tombent solennels, comme un verdict.

— Ces voix parlent terrien.

L’assemblée le regarde, le dévore des yeux. Aucun bruit ne vient troubler l’atmosphère tendue qui condense en silence les questions et les craintes des habitués de l’Estaminet.

Benali s’enferme dans ce silence. Il se tait. Son regard est resté accroché à celui d’Yrgrave, mais il est perdu loin derrière le vert de l’iris. Il scrute au-delà des pupilles dilatées la noirceur du cosmos, de l’espace infini qui le sépare de ses origines. Il découvre à l’instant qu’il a rompu, à son insu, le lien qui devrait le rattacher à la planète mère. Il n’en a cure de la Terre et des terriens. Ils sont bien là, au creux de son identité, mais ils font désormais partie d’un passé lointain. Il découvre qu’il n’en veut pas dans son présent. Que s’est-il donc passé, et quand, pour qu’il souhaite renier sa communauté, sa race ? Il se sent l’âme d’un déserteur. Il reste perdu dans les pupilles d’Yrgrave, son ami. Que s’est-il passé dans sa tête de voyageur ? Il a peur. Sans savoir pourquoi.

Les regards rivés sur lui distillent aussi la peur. Certains semblent même couver un reproche, une sourde accusation. Ils attendent un signe de sa part pour faire taire l’angoisse qui vient épaissir le silence de la pièce. Benali, retranché dans son mutisme, réfléchit. Il doit surmonter cet état de stupeur, différer à plus tard ses questions personnelles sur l’identité et se mettre dans la peau de ses amis. Les terriens sont proches. A portée de radio vraisemblablement. Les ixiens ne connaissent pas d’autres races. Il est le seul extra-ixien qui ait jamais foulé le sol de leur planète. Mais ils savent pertinemment que ces petits hommes sont doués de prodigieuses techniques et peuvent être extrêmement dangereux. Ils ont vu les restes de la navette, les armes dont elle était pourvue. Benali leur a raconté ce dont ils étaient capables. Que veulent-ils ?

La réponse surgit enfin, d’un ton calme.

— Et que disent-elles, ces voix ?

— Mais on n’en sait rien, crétin des mares, puisque personne ne comprend votre charabia ! rétorque le tavernier, de sa voix de stentor.

— Pourtant, j’ai passé un bon bout de temps à Peau-Lisse à essayer de l’apprendre aux linguistes ! proteste Benali.

— C’est grâce à ça qu’ils ont reconnu la langue, bougonne Yrgrave. Ils ont identifié quelques mots par ci par là, mais pas assez pour savoir ce qui se passe. Ils te réclament. Ils te prient, note qu’ils sont polis, de te rendre le plus vite possible à Peau-Lisse. Tu vas leur donner un coup de main ?

— Bien sûr Yrgrave, bien sûr, répond Benali sans hésiter, mais j’ai des marchandises à livrer, du xyl un peu partout, et surtout des racines de vie, des graines de guérix...

— On va s’occuper de ça, n’est-ce pas ?, lance le patron à la ronde d’un ton sans réplique, qui met sur pied instantanément un groupe de volontaires empressés.

Ce remue-ménage dissipe un peu le malaise et les craintes qui saturent la taverne. Les hommes se partagent les lots de marchandises suivant leurs destinations. Les plaisanteries commencent à fuser de partout. Les hommes des quais ricanent. Tout le monde est complice. Benali aussi.

— Accompagne-moi, Yrgrave, ces grammairiens m’ennuient et j’ai besoin d’un correcteur de style. Je ne suis pas un intellectuel, moi !

— Suffit ! tranche Yrgrave. Plus un mot. Je t’accompagne.

Benali sourit. Il est des rares à connaître le secret des disparitions notoires du patron de l’Estaminet. Dans la taverne, les bruits courent sur ses conquêtes amoureuses, ses exploits de chasseur, ses activités de conspirateur... mais il a vu, lui, le registre des étudiants à Peau-Lisse. Yrgrave a suivi des cours de philologie, de sémantique, de paléographie, de littérature ancienne et contemporaine et de poétique.